Tardi et Vautrin
Le cri du peuple
lu par Christian Brouillard
Le cri du peuple, dessin et adaptation par Tardi du roman de Jean Vautrin,
Paris, Casterman, 2001-2003
À l’assaut du Ciel
Rarement un événement a autant marqué l’imaginaire de la gauche que l’expérience de la Commune de Paris en 1871. Pour la première fois dans l’Histoire, sur une large échelle, les salariées, les opprimées et les humiliées tentaient d’être maîtres de leur propre destin dans le cadre d’une démocratie directe. C’est à bon droit que Debord, Kotànyi et Vaneigem pouvait écrire en 1969, dans les pages de la revue Internationale situationniste (No. 12), « la Commune de Paris a été la plus grande fête du XIXe siècle ». Fête qui fut, ironisaient certains, bien brève avec à peine deux mois d’existence. Cependant, l’intensité même de la tentative, par-delà sa brièveté, a déposé des souvenirs indélébiles dans la mémoire historique.
Il est alors étonnant que cet événement fondateur n’ait laissé, au niveau artistique, que peu de traces. Si on excepte le roman de Jules Vallès (lui-même protagoniste de la Commune), L’insurgé, le film soviétique La nouvelle Babylone, réalisé par Kozintsev et Trauberg en 1929 ainsi que celui de Peter Watkins, nous n’avons, à toutes fins utiles, aucune œuvre traitant de ce sujet. On ne peut alors être que « ravis » (non seulement dans le sens du plaisir esthétique mais aussi dans celui d’un véritable « enlèvement ») par la publication de trois volumes de bandes dessinées dont l’histoire se déroule durant la Commune, œuvre créée par Jacques Tardi d’après le roman de Jean Vautrin, Le cri du peuple. C’est à une véritable plongée dans le Paris de 1871 que nous convie Tardi, un Paris aux multiples facettes avec ses prolos, ses « chourineurs », ses banquiers, les grands personnages de l’Internationale ouvrière (Varlin, Frankel, etc), ses flics, ses souteneurs et ses prostituées, le tout rehaussé par la parlure du « petit peuple ». C’est une histoire qui se décline en deux registres, celui de la chronique historique des hauts faits d’arme de la Commune et l’autre, sur le mode de la fiction, constitué par la trame des aventures vécues par divers personnages comme Caf’Conc la prostituée au grand cœur, Tarpagnan l’officier militaire rallié à l’insurrection ou l’inspecteur Horace Grondin dévoré par sa soif de vengeance contre le meurtrier de sa fille adoptive. Ces deux registres, l’historique et la fiction, loin de s’opposer, se complètent mutuellement donnant ainsi à voir comment l’individu, avec ses faiblesses et ses grandeurs, peut arriver à créer l’Histoire.
Inutile de souligner le trait remarquable du dessin de Tardi qui crée une véritable impression cinématographique, un véritable film en noir et blanc. On sent réellement, de page en page, la formidable espérance qui anima le peuple de Paris, l’amenant à tenter l’assaut contre le Ciel de l’ordre établi. Et puis, vient la chute, le début du carnage perpétré par les forces de l’ordre durant la « semaine sanglante » du 21 au 28 mai 1871 et qui vit le massacre de milliers d’ouvriers et d’ouvrières. Seule déception alors en finissant cette trilogie, c’est le fait que Tardi nous laisse sur notre faim (un peu morbide…) en reportant le dénouement tragique pour un quatrième ouvrage à paraître prochainement. Il n’empêche, en refermant le troisième volume, on ne peut que chantonner tout bas « Non Nicolas, la Commune n’est pas morte ! »