La raison populiste

No 30 - été 2009

Ernesto Laclau

La raison populiste

Lu par Ricardo Peñafiel

Ricardo Peñafiel

Ernesto Laclau, La raison populiste, Paris, Seuil, coll. « L’ordre
philosophique », 2008, 295 p.

Qu’est ce que le populisme ? La réponse à cette question semble aller de soi lors qu’on utilise le terme pour dénigrer un adversaire politique. Pratiquement personne ne penserait à contester le caractère populiste d’Hugo Chávez (au Venezuela), de Jean-Marie Le Pen (en France) ou de Juan Domingo Perón (en Argentine), pour ne prendre que ces trois exemples. Pourtant, dès l’abord de ces premiers cas paradigmatiques, une première difficulté saute aux yeux : quel est l’élément commun (définitionnel) permettant de regrouper un ensemble hétérogène de phénomènes sous une même étiquette ? Quel est le lien entre Le Pen et Chávez ?

Contrairement aux idéologies stratégiquement structurées – telles le communisme, le socialisme, le fascisme, le libéralisme, le féminisme, l’écologisme, etc. –, la notion de populisme ne réfère à aucun corpus stabilisé de principes doctrinaux. Le populisme est de droite comme de gauche ; il est fasciste autant que démocratique ou socialiste ; modernisateur et archaïque ; multi-classiste autant qu’ouvriériste ou paysan ; etc. De fait, l’une des critiques le plus souvent avancées contre les mouvements populistes pointe vers cette absence de fondement idéologique stable et déplore les interpellations vagues et fluctuantes à un « peuple » amalgamant tout et n’importe quoi. On accuse alors les chefs populistes de manipulation des masses, d’emprunt de référents idéologiques et empiriques contradictoires. Pourtant, ces mêmes critiques ne manquent pas d’incorporer dans la même notion de « populisme » des phénomènes parfaitement étrangers les uns par rapport aux autres. Ces doctes analyses dénigrent ainsi leur objet d’étude en lui reprochant de ne pas parvenir à se plier au principe de non-contradiction, principe auquel elles ne parviennent pas à se plier elles-mêmes…

Plutôt que de transférer sur le populisme le travail d’abstraction-généralisation qui incombe à la science, le livre d’Ernesto Laclau se propose de chercher au sein de cet ensemble contradictoire de pratiques dites populistes le fondement ontologique permettant d’amalgamer des contenus aussi divers au sein d’un seul et même phénomène.

Ainsi, l’un des premiers éléments abordés par Laclau dans ce livre est, justement, l’ambiguïté des référents populistes. Si le populisme (ou la catégorie de peuple) se caractérise par l’absence d’un référent stable et univoque auquel il renverrait, c’est précisément en raison du fait que le populisme cherche à articuler une myriade de demandes contradictoires insatisfaites. Plutôt que de chercher l’unité du phénomène populiste au sein de la diversité de ses contenus ou de ses pratiques, Laclau développe une théorie du populisme basée sur l’articulation politique (hégémonique) de ces demandes.

Reprenons ici l’exemple paradigmatique avancé par Laclau de manière à illustrer la spécificité de l’articulation populiste. Imaginons d’abord une situation où une série de demandes (requêtes) sont formulées à un État (que ce soit au niveau du transport, du logement, de la santé, de l’éduction, du droit du travail, etc.). Loin de remettre en question l’État (et le système social, économique et culturel qu’il sous-tend), ces demandes (requêtes) que Laclau qualifie de « démocratiques » (mais dont le qualificatif « libérales » nous semble plus approprié) ne font que confirmer son rôle de gestionnaire universel d’intérêts divergents. Si l’État répond favorablement à ces requêtes, le système se perpétuera sur ses propres bases, intégrant chacune de ces demandes comme autant de différences fonctionnelles au sein d’un seul et même système de différences administrées.

Par contre, si pour une quelconque raison, le système ne parvient pas à – ou refuse de – incorporer plusieurs de ces demandes et qu’il leur répond par le mépris ou la répression, surgit alors la possibilité d’une articulation populiste ; c’est-à-dire la possibilité d’établir une chaîne d’équivalence entre ces diverses demandes insatisfaites, instaurant une frontière antagonique entre l’État (le système, les dominants, l’oligarchie, etc.) et le camp du « peuple » (ceux d’en bas, la plèbe, les prolétaires, etc.). Le contenu ontique de ces deux pôles importe peu dans cette théorisation qui s’intéresse aux formes abstraites et générales de l’articulation.

Il importe de comprendre que ces demandes, parfaitement distinctes les unes des autres, ne se transforment pas « immédiatement » ou nécessairement en une chaîne (antagonique) d’équivalences. Il arrive fréquemment que les individus et les collectivités locales endurent stoïquement leurs souffrances sans qu’il se développe d’articulation populiste (qui, dans les termes de Laclau, fonctionne en tant que synonyme de politique). Cette contingence (non nécessité) de l’articulation implique également qu’elle peut être le produit de n’importe quel point de la toile du social. En d’autres termes, il est impossible de déterminer d’avance quel sera le groupe social ou l’idéologie politique qui assumera cette articulation. Cependant, dans tous les cas, la figure particulière qui assumera le rôle de réunir symboliquement l’ensemble des demandes insatisfaites derrière un mouvement antagonique de revendications souveraines devra nécessairement se transformer en un « signifiant vide », c’est-à-dire qu’elle devra se vider tendanciellement de son contenu corporatiste particulier (déterminé par la logique de la différence mentionnée plus haut) pour référer à l’ensemble.

Loin d’être une tare, l’ambiguïté des référents populistes se dévoile alors comme une condition de possibilité du politique. La théorie de Laclau – qui constitue, à notre avis, l’un des plus puissants outils d’analyse du politique – en arrive ainsi à montrer que le politique est nécessairement populiste et que les reproches adressés au populisme ne font que traduire une peur des masses et de la contingence.

Un doute subsiste encore dans notre esprit à la fin de la lecture de ces pages : si l’équivalence entre populisme et politique est à ce point absolue, est-ce que la notion même de populisme conserve encore une quelconque spécificité ?

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