Internet et la raison d’État

No 098 - Décembre 2023

Culture numérique

Internet et la raison d’État

Entretien avec Félix Tréguer

Philippe de Grosbois, Félix Tréguer

Longtemps loué pour son potentiel émancipateur, l’Internet semble être devenu un inquiétant instrument de contrôle aux mains des pouvoirs étatiques et économiques. À l’occasion de la sortie de l’édition québécoise de son livre, intitulé Contre-histoire d’Internet. Du XVe siècle à nos jours (Éditions de la rue Dorion), le sociologue Félix Tréguer revient sur les raisons de cet échec et sur les perspectives actuelles de luttes et de subversions. Propos recueillis par Philippe de Grosbois.

À bâbord ! : Pourquoi parler de « contre-histoire d’Internet  » ?

Félix Tréguer  : Le choix du terme de contre-histoire est repris de Michel Foucault, qui l’emploie pour désigner une démarche historique à rebours de l’histoire dominante. L’histoire d’Internet – en tout cas, telle que je l’ai d’abord reçue –, c’était cette histoire d’un moyen de communication révolutionnaire, favorisant la démocratie, etc. Une analyse plus critique et plus lucide de l’informatique a pourtant existé, mais tout ça a été quelque peu enterré derrière les utopies numériques des années 1990, nourries à la fois au sein de milieux libertariens de droite et libertaires de gauche, mais aussi par la pensée politique dominante.

ÀB ! : Et pourquoi faire remonter les origines d’Internet au 15e siècle ?

F.T.  : C’est une manière de justifier dès le titre l’intérêt d’une histoire de longue durée pour penser la situation historique dans laquelle nous sommes. D’abord, parce que ces utopies communicationnelles ne sont pas propres à Internet. Les stratégies de contrôle et les résistances qui se sont affrontées dans le passé autour de la régulation des moyens de communication passés font également écho à ce qu’on observe s’agissant d’Internet.

Mon livre est une manière de prendre le contre-pied de certaines de ces analyses à partir du travail de Foucault sur le pouvoir, pour montrer en quoi l’espace médiatique est aujourd’hui en train d’entrer dans la logique des sociétés « sécuritaires » ou « de contrôle » (comme les appelait Gilles Deleuze). Cette régulation sociale d’inspiration cybernétique est en rupture avec les principes hérités du libéralisme politique que sont les droits humains, l’un des legs des luttes démocratiques passées intégrés aux régimes bourgeois libéraux. Internet a marqué l’entrée dans ce régime de contrôle basé sur l’informatique, un régime qui aboutit au court-circuitage de dispositifs de l’État de droit dans sa tentative de rétablir des moyens efficaces de surveillance et de contrôle de la liberté d’expression dans l’espace public médiatique.

ÀB !  : Dans votre livre, on n’est pas seulement dans une histoire des communications politiques, mais dans l’histoire d’une certaine raison d’État. Pouvez-vous présenter cette notion et son lien avec les communications ?

F.T.  : La raison d’État, c’est cette rationalité froide au fondement du pouvoir moderne, une raison par laquelle on conduit des sociétés de masse, on les rend productives et dociles. Réinterpréter la sphère étatique à travers ce prisme-là, en ce qui concerne les médias, nous permet d’aller à rebours d’une histoire des médias comme un progrès presque continu des libertés et la construction d’une démocratie délibérative chère à Habermas.

Elle permet d’analyser les conquêtes démocratiques dans le domaine des médias comme des concessions de l’État, une manière de lâcher du lest face aux revendications issues notamment des milieux socialistes. À ce stade, à la fin du 19e siècle en France, l’économie des médias s’est de nouveau largement centralisée (en raison des innovations techniques, de la structuration de grands groupes capitalistes adossés aux puissances de la finance, de l’arrivée de la publicité). On peut d’autant plus facilement accorder des libertés en droit qu’en pratique, celles-ci ne renverseront pas l’équilibre politique.

ÀB ! : Qu’y a-t-il dans Internet qui conduit à cette « déstabilisation historique  » des mécanismes de contrôle des médias par l’État ?

F.T.  : Cela résulte à la fois du projet subversif d’une avant-garde hacker et de ses héritier·ères, de la quantité d’usager·ères qui ne sont pas formé·es au journalisme, ou encore du caractère massif et transfrontière des flux de communication. Cela dit, le livre cherche à relativiser cette déstabilisation. Il y en a eu dans le passé, au moment de la naissance de l’imprimerie, avec la radio et les « sans-filistes » des années 1920 et 1930, etc.

S’agissant de l’histoire de l’informatique, il y a des contradictions aux fondements de cette technologie. Elle est d’abord ancrée dans une rationalité et une histoire qui est celle des grandes bureaucraties, et donc elle est infusée par une rationalité gouvernementale et gestionnaire. Mais elle fait aussi l’objet d’appropriations subversives.

Je pense notamment aux cypherpunks des années 1980 qui ont fait naître la cryptographie citoyenne. Parmi ces innovations, il y a le chiffrement des courriels avec PGP, les serveurs anonymisant qui donneront plus tard le réseau Tor et le projet de WikiLeaks, qui utilise la cryptographie pour faire fuiter des documents en protégeant les lanceurs d’alerte de la répression [1]. Ce petit groupe de cyberactivistes, plutôt anglophone, réunit des cyberlibertariens de droite, voire carrément réactionnaires, mais aussi des libertaires plus à gauche comme Phil Zimmerman qui était aussi engagé dans des luttes antinucléaires.

Tout ça donne lieu à une généalogie ambivalente. Le livre cherche à faire cohabiter ces lignes historiographiques souvent traitées de manière disjointe.

Une autre branche de l’histoire du militantisme numérique est celle de la gauche des mouvements sociaux, plus libertaire et altermondialiste notamment. Dans la deuxième moitié des années 1990 et jusqu’au début des années 2000, l’altermondialisme innove énormément dans les usages militants d’Internet, en transposant certains modes d’action médiatique traditionnels à ces nouvelles technologies.

ÀB ! : Vous commencez le livre d’emblée en disant que « nous avons collectivement échoué  ». Quelle est la nature de cet échec et qui sont les responsables ?

F. T.  : Je suis engagé depuis plus de dix ans dans La Quadrature du Net, une association française de défense des libertés sur Internet. On travaille à des plaidoyers législatifs, des analyses politiques pour influencer les lois et décrypter certains des enjeux politiques de l’informatique. On essaie – ou plutôt on essayait – de défendre Internet comme un outil d’émancipation et d’accès à la connaissance, on défendait cette utopie héritée des expérimentations militantes que j’ai mentionnées.

Quand je parle d’échec, clairement, la période qu’on traverse est pour le moins adverse. Mais certaines fautes nous sont imputables : une foi parfois aveugle en la technologie, un manque de connaissances historiques qui nourrit des impensés politiques, une certaine naïveté aussi sans doute, et cela en dépit de la créativité et de toutes les choses positives que j’aurais à dire sur ce mouvement de l’activisme numérique.


Nous voyons aujourd’hui se nouer de puissantes alliances entre l’État et les Big Tech pour armer les politiques de surveillance et de censure, à travers des dispositifs automatisés et privatisés, et ce, en lieu et place du tribunal et du juge qui est normalement compétent pour déterminer les limites de la liberté d’expression. On est à l’aube d’un changement de paradigme. La défense des droits humains reste utile et nécessaire pour contester ces nouveaux modes de régulation, mais on est globalement dans un contexte historique où la portée symbolique et l’effectivité pratique de l’imaginaire des droits humains sont passablement reniées. Il s’agit d’en prendre acte pour renouveler nos discours et nos pratiques militantes.

ÀB ! : Dans les médias, on présente plutôt les Big Tech comme les grands gagnants du tout numérique, pendant que l’État essaie tant bien que mal de mettre de l’ordre…

F.T.  : Il faut battre en brèche ce récit dominant d’un affrontement entre les grandes plateformes d’un côté, et des États qui vont réguler une économie d’Internet qui leur aurait échappé. Ce à quoi le travail de régulation en Europe aboutit, c’est plutôt l’institutionnalisation des formes d’alliances et d’incorporation de ces grands acteurs du numérique dans les politiques des États, et notamment en matière de censure. On l’a vu en France à l’occasion des révoltes des quartiers populaires qui ont suivi la mort de Nahel Merzouk, un jeune de 17 ans abattu par la police en juin dernier. Dans une initiative extrêmement forte et assumée, le gouvernement a demandé aux réseaux sociaux comme Instagram, Snapchat, Twitter et compagnie de supprimer les vidéos – sans passer par un juge, sans aucune considération pour la liberté d’expression. Les plateformes se sont prêtées de bon gré au jeu.

Ici encore, la notion de raison d’État permet de mettre à distance cette division un peu facile entre public et privé, entre État et entreprises. On voit plutôt la circulation de ces élites, avec certains responsables des affaires publiques de ces grands groupes qui ont été hauts fonctionnaires ou membres de cabinets ministériels. Cela renforce la thèse avancée dans l’ouvrage d’une fusion en cours entre l’État et Big Tech.

ÀB ! : Le livre se termine en affirmant qu’il faut « arrêter la machine  ». Qu’est-ce que ça signifie ?

F. T.  : Arrêter la machine, c’est d’abord se défaire de deux utopies : une première voulant que nous soyons dans des régimes libéraux et démocratiques, où l’État est une entité qui veille à notre bonheur, et une deuxième qui est cette fascination vis-à-vis de la technologie. Ces impensés dont était en partie héritière une organisation comme La Quadrature du Net, il faut s’en défaire.

Dans le monde d’aujourd’hui, il n’est pas raisonnable de continuer à faire proliférer des machines informatiques (parmi d’autres types de machines), ne serait-ce que pour des raisons écologiques. Ce qui a stimulé ces utopies fondatrices et ce qui a fait que des mouvements politiques dont on se sent proches se sont approprié ces technologies, c’est que celles-ci ont permis de contourner les médias dominants dans l’espace public médiatique, à travers la prolifération d’alternatives. Et pour faire cela, on n’a pas besoin des puces de nouvelle génération, ou des derniers terminaux branchés à notre oreille. L’informatique qu’on avait dans les années 1990 faisait grosso modo le travail. Mettre un ordinateur derrière chaque frigo, derrière chaque objet, dans toutes les voitures, bref cette prolifération de l’informatique est en soi un problème.

Arrêter la machine, c’est aussi se réapproprier la question des techniques médiatiques et de leurs usages. L’histoire peut être une source d’inspiration, car dans les inventions tactiques issues de l’altermondialisme, dans les idées fondatrices de l’époque du premier Web, il y avait plein de belles idées. Il y a eu l’expérience d’Indymedia, adossée à des stratégies médiatiques qui produisaient des choses intéressantes. L’histoire des médias antérieurs à Internet nous rappelle aussi qu’on n’a pas fondamentalement besoin d’ordinateurs pour faire des médias décentralisés, alternatifs et militants. On arrivait à construire une vraie efficacité politique sans ces technologies hypersophistiquées.

Arrêter la machine, c’est enfin assumer une posture de refus face à l’informatisation du monde. Du côté de La Quadrature, on est passé d’un travail autour de la régulation politique d’Internet à un intérêt pour les technologies numériques et à leurs impacts politiques en général. Nos évolutions stratégiques nous ont par exemple conduits à faire campagne en 2019 contre les nouvelles technologies policières. Ici, on n’est plus sur la régulation du Web, mais sur la prolifération de l’informatique et ce qu’elle génère en matière de contrôle social. Lorsqu’on parle de police prédictive ou de vidéosurveillance automatisée à l’aide de l’IA, La Quadrature est dans une posture de refus, une posture qu’on pourrait qualifier d’abolitionniste vis-à-vis ces technologies. Après, au sein du collectif, on peut avoir des avis différents sur à quel point il faut renoncer à la technologie et à ses dangers. Mais je crois qu’on est toutes et tous d’accord pour dire qu’il faut se défaire de ce discours obsédé par l’innovation technologique, très bien résumé par Emmanuel Macron lorsqu’il parlait de la France comme une start-up nation en devenir. Dans notre monde, les technologies numériques sont l’une des principales bouées du capitalisme industriel et elles participent directement d’un modèle de développement écocide, patriarcal et néocolonial. Il nous faut dézinguer cet imaginaire chaque fois que la possibilité nous en est donnée.


[1Voir aussi Anne-Sophie Letellier, « Les Crypto Wars », À bâbord !, no 85, automne 2020. Disponible en ligne.

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