Dossier : Pauvreté et contrôle

Insécurité sociale et surgissement sécuritaire *

par Loïc Wacquant

Loïc Wacquant

L’analyse comparée de l’évolution de la pénalité dans les pays avancés durant la dernière décennie fait ressortir un lien étroit entre la montée du néolibéralisme comme projet idéologique et pratique gouvernementale mandatant la soumission au « libre marché » et la célébration de la « responsabilité individuelle » dans tous les domaines [1] d’une part, et le déploiement de politiques sécuritaires actives et punitives, d’autre part. Ces politiques sont ciblées sur la délinquance de rue et les catégories situées dans les fissures et les marges du nouvel ordre économique et moral qui se met en place sous l’empire conjoint du capital financiarisé et du salariat flexible.

Par-delà leurs inflexions nationales et leurs variations institutionnelles, ces politiques présentent six traits communs. Elles entendent tout d’abord s’attaquer frontalement au crime ainsi qu’aux désordres urbains et aux désagréments publics qui affleurent aux confins de la loi pénale, baptisés « incivilités », en faisant délibérément fi de leurs causes. Pour ce faire, elles prétendent s’appuyer sur une capacité retrouvée ou renouvelée de la force publique à soumettre durablement à la norme commune les populations et les territoires dits à problèmes. D’où une prolifération de lois et une fringale insatiable d’innovations bureaucratiques et de gadgets technologiques : comités de surveillance de voisinage et garants de lieux, sectorisation des actions policières et prime au résultat pour les commissaires, partenariats entre les forces de l’ordre et les autres services de l’État (école, hôpital, action sociale, administration fiscale), traitement judiciaire « en temps réel » et élargissement des prérogatives des agents de probation, caméras de surveillance et cartographie informatisée des infractions, tests de dépistage de drogues et pistolets à flashball, profilage criminel, bracelet électronique, fichage généralisé des empreintes génétiques, agrandissement et informatisation du parc pénitentiaire, multiplication des établissements de détention spécialisés (pour étrangers à expulser, adolescents récidivistes, femmes et malades, repris de justice en semi-liberté), etc.

Ensuite, ces politiques punitives sont partout portées par un discours alarmiste voire catastrophiste sur l’« insécurité », animé d’images martiales et diffusé jusqu’à saturation par les médias commerciaux, les grands partis politiques et les professionnels du maintien de l’ordre – policiers, magistrats, juristes, experts et vendeurs de conseil et services en « sûreté urbaine » – qui rivalisent de remèdes aussi drastiques que simplistes. Ce discours est tissé d’amalgames, d’approximations et d’exagérations que viennent redoubler et adouber les productions préfabriquées de certaine sociologie de magazine, mélangeant sans vergogne bagarres de cours d’école, vandalisme de cage d’escalier et émeutes des grands ensembles à l’abandon selon les exigences du nouveau sens commun politique. Quatrième point, autant par souci affiché d’efficacité dans la « guerre au crime » que par sollicitude envers cette nouvelle figure du citoyen méritant que sont ses victimes, ce discours revalorise sans complexe la répression et stigmatise les jeunes des quartiers populaires en déclin, les chômeurs, mendiants, toxicomanes, sans-abri et prostituées, ainsi que les immigrés issus des anciennes colonies de l’Occident et des décombres de l’empire soviétique, désignés comme les vecteurs naturels d’une pandémie d’atteintes mineures empoisonnant la vie quotidienne et de « violences urbaines » frisant le chaos collectif. En conséquence de quoi, dans le domaine pénitentiaire, la philosophie thérapeutique de la « réinsertion » s’est vue peu ou prou supplantée par une approche managériale centrée sur la gestion comptable des stocks et des flux carcéraux débouchant à terme sur la privatisation des services correctionnels. Enfin, la mise en œuvre de ces politiques punitives se traduit invariablement par une extension et un resserrement du filet policier, un durcissement et une accélération des procédures judiciaires et, en bout de parcours, un accroissement incongru de la population sous écrou, et ce, sans que l’impact sur l’incidence des infractions ne soit jamais établi autrement que par pure proclamation, ni que soit posée la question de leurs coût financiers et sociaux et de leurs implications civiques.

À la faveur d’un brouillage médiatique tenace entre criminalité, pauvreté et immigration ainsi que d’une confusion constante entre insécurité et « sentiment d’insécurité » bien faits pour canaliser vers la figure du délinquant de rue (au teint basané) l’anxiété diffuse causée par les dislocations du salariat, la crise de la famille patriarcale et l’érosion des relations d’autorité traditionnelles entre les sexes et les classes d’âge, la décomposition des territoires ouvriers et la généralisation de la compétition scolaire, ces politiques font l’objet non seulement d’un consensus politique sans précédent mais encore d’un large assentiment public traversant les frontières de classe. Et comment en serait-il autrement quand les partis de la gauche gouvernementale de tous les pays postindustriels se sont convertis à une vision droitière, behavioriste et moralisante du problème opposant « responsabilité individuelle » et « excuses sociologiques » au nom du « principe de réalité » (électorale) ? Il s’ensuit que la sévérité pénale est désormais présentée pratiquement partout et par tous comme une saine nécessité, un indispensable réflexe d’autodéfense du corps social menacé par la gangrène de la criminalité, petite ou grande peu importe. Pris dans l’étau de l’alternative biaisée entre catastrophisme et angélisme, quiconque ose questionner les « évidences » de la pensée sécuritaire unique régnant aujourd’hui sans partage se voit irrévocablement (dis)qualifié de doux rêveur ou d’idéologue coupablement ignorant des rudes réalités de la vie urbaine contemporaine.

Le tour résolument punitif pris par les politiques pénales dans les sociétés avancées à la fin du xxe siècle ne relève donc pas du simple diptyque « crime et châtiment ». Il annonce l’instauration d’un nouveau gouvernement d’insécurité sociale, « au sens large de techniques et procédures destinées à diriger la conduite des hommes [2] » et des femmes pris dans les turbulences de la dérégulation économique et de la reconversion de l’aide sociale en tremplin vers l’emploi précaire, dispositif au sein duquel la prison assume un rôle majeur et qui se traduit, pour les groupes habitant les régions inférieures de l’espace social, par une mise sous tutelle sévère et tatillonne. C’est aux États-Unis qu’a été inventée cette nouvelle politique de la pauvreté lors des années 1975-1995, dans le sillage de la réaction sociale, raciale et étatique aux mouvements progressistes de la décennie précédente, et qui sera le creuset de la révolution néolibérale.

Aujourd’hui, les deux domaines de l’action publique que sont la politique sociale et la politique pénale continuent d’être abordés de manière séparée et isolée, tant par les chercheurs en sciences sociales que par les acteurs, politiciens, associatifs ou militants, qui ambitionnent de les réformer, alors que dans la réalité ils fonctionnent déjà en tandem au bas de la structure des classes et des places. Car, de même que la fin du xixe siècle a vu la dissociation progressive de la question sociale et de la question pénale sous l’effet de la mobilisation ouvrière et de la reconfiguration de l’État qu’elle a impulsée, la fin du xxe siècle aura été le théâtre de la fusion et de la confusion renouvelées de ces deux problèmes à la suite de la fragmentation du monde populaire – son démantèlement industriel et le creusement de ses divisions internes, son repli défensif sur la sphère privée et son sentiment écrasant de délassement, enfin son abandon par des partis de gauche plus soucieux des jeux internes d’appareils que de « changer la vie », suivi de sa quasi-disparition de la scène publique en tant qu’acteur collectif. Il en résulte que la lutte contre la délinquance de rue fait désormais pendant et écran à la nouvelle question sociale qu’est la généralisation du salariat d’insécurité et son impact sur les territoires et les stratégies de vie du prolétariat urbain.


[1l faudrait déconstruire ces deux notions, qui fonctionnent à la manière d’incantations magiques se soutenant l’une l’autre. Cela pour rappeler que, de même manière qu’il n’existe pas de système d’échange marchand durable sans une vaste infrastructure de rapports sociaux et un cadre juridique reconnu, l’individu autonome et son libre arbitre sont, comme l’a bien montré jadis Durkheim, non pas des données anthropologiques universelles mais des créations de la société et de l’État modernes. Voir Émile Durkheim, Leçons de sociologie, PUF, Paris, 1950, notamment p. 93-99.

[2Michel Foucault, Résumé des cours, 1970-1982, Julliard, Paris, 1989, « Du gouvernement des vivants », p. 123. Pour une illustration historiographique de l’emploi de cette notion, lire Giovanna Procacci, Gouverner la misère. La question sociale en France 1789-1848, Seuil, Paris, 1993.

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