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Collectif d’À bâbord
No. 63 • FÉVRIER - MARS 2016
Revue sociale et politique
info@ababord.org • www.ababord.org
COLLECTIF DE RÉDACTION
Normand Baillargeon, Valérie Beauchamp, Luciano Benvenuto, Noémie Bernier, Isabelle Bouchard, Philippe Boudreau, Caroline Brodeur, Claude Côté, Jean-Pierre Couture, Yannick Delbecque, René Delvaux, Léa Fontaine (coordonnatrice), Philippe de Grosbois, Natacha Lafontaine, Rémi Leroux, Gérald McKenzie, Monique Moisan, Amélie Nguyen, Jacques Pelletier, Ricardo Peñafiel, Yvan Perrier, Magaly Pirotte, Chantal Santerre,Ghislaine Sathoud, Claude Vaillancourt, Marc-Olivier Vallée.
COMITÉ D’ÉDITION
Valérie Beauchamp, Luciano Benvenuto, Gérald McKenzie, Monique Moisan, Jacques Pelletier, Marc-Olivier Vallée (secrétaire de rédaction).
PRODUCTION & INFOGRAPHIE
Luciano Benvenuto, Monique Moisan.
ILLUSTRATIONS
Artactqc.com, Mathieu Chartrand. Couverture : Artactqc.com.
VERSION NUMÉRIQUE
Luciano Benvenuto
COLLABORATIONS SPÉCIALES
Paul Ahmarani, Clément Baudet, Paul Beaucage, Isabelle Boisclair, Daniel Boyer, Virginie Bueno, Bill Clennett, Alexa Conradi, Martine Delvaux, Alain Deneault, Dominique Daigneault, Micheline Dumont, Anaïs Elboujdaïni, Diane Lamoureux, Rémi Landry, Frédéric Lapointe, Lucie Lemonde, Jacques Létourneau, Ianik Marcil, Jean-Marc Piotte, Audrey Rousseau, Blanche Roy, Alain Savard, Marcel Sévigny, Lisa Sfriso, Louis Simard, Berthe Tessier, Sophie Vaillancourt, Ramon Vitesse.
La revue À bâbord! est imprimée par Héon & Nadeau Ld.
Le site de la revue est hébergé par Koumbit.org
Dépôt légal bibliothèque nationale du Québec. ISSN 1710-2091
Nous reconnaissons l’appui financier du gouvernement du Canada pour nos activités d’édition par l’entremise du Fonds du Canada pour les périodiques
La revue À bâbord! est une publication indépendante, sans but lucratif, paraissant cinq fois par année depuis sa fondation en 2003. Elle est éditée par des militantes et des militants de toutes origines, proposant une révolution dans l’organisation de notre société, dans les rapports entre hommes et femmes et dans nos liens avec la Nature.
La revue a pour but d’informer, de formuler des analyses et des critiques sociales et d’offrir un espace ouvert pour débattre et favoriser le renforcement des mouvements sociaux d’origine populaire. À bâbord! veut appuyer les efforts de celles et ceux qui dénoncent les injustices et organisent la rébellion.
Les articles de la revue peuvent être reproduits à condition d’en citer la source.
PK NHY8 8 OEBPS/Flow_1.htmlÉditorial
De bonnes raisons de désobéir en 2016
Nous vivons dans un ordre social, politique et économique injuste qui déjoue l’alternance politique pour éroder à la fois les acquis sociaux et la résistance. Plus cette injustice s’approfondit et plus les privilèges à protéger pour une minorité sont grands. Dès lors, la réponse donnée par les gouvernements à toute forme de contestation citoyenne est toujours plus répressive, protégeant ainsi la classe privilégiée proche du pouvoir.
Les gouvernements de divers niveaux utilisent des moyens déloyaux pour mettre fin au débat et aux grèves : lois spéciales et suspensions contre les syndicats, injonctions et coups de matraque contre les étudiant·e·s. La liberté d’expression et la dissidence inquiètent. Pour cette raison, on juge bon de les menacer. Même des mécanismes d’enquête officiels perdent leur légitimité, minant encore le lien de confiance entre la population et le gouvernement. Que dire, par exemple, de la Commission Charbonneau, qui s’est conclue sur une curieuse dissension engendrant la meilleure des portes de sortie pour le PLQ et les autres ?
Des institutions de participation locales ou décentralisées sont dénaturées ou oblitérées, comme les conseils scolaires, les agences de santé, les conférences régionales des élus ou les centres locaux de développement. Un lobbyiste de TransCanada fait partie de la Commission politique du Parti libéral du Québec, et au PLQ, on n’y voit pas d’inconvénient. Il est difficile alors de croire que les voies traditionnelles d’influence du gouvernement seront suffisantes pour bâtir un projet de société en faveur du bien commun. Il nous apparaît donc clair que l’année 2016 doit être une année de désobéissance si nous souhaitons engendrer des victoires tangibles.
Austérité, répression et menaces environnementales
En 2015, des syndiqué·e·s ont tenté pour une rare fois de s’organiser à l’avance en cas de loi spéciale, ce qui impliquait de désobéir. Des syndicats locaux se sont dotés de plans d’action d’urgence; des conseils centraux et régionaux ont appelé à un « rassemblement de casseroles » au lendemain d’une éventuelle adoption de la loi; la Coalition « Main rouge » planifiait aussi des actions de perturbation. La Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ-CSN) a adopté une position de principe selon laquelle « la poursuite de la grève [après l’adoption d’une loi spéciale] peut constituer un geste de désobéissance civile légitime ». Malheureusement, chez les stratèges du Front commun, le recours à une loi spéciale n’a jamais été publiquement abordé comme un obstacle à dépasser, mais est demeuré une fatalité qu’on doit éviter en demeurant « raisonnable » ou « de bonne foi ». Tout semble indiquer qu’une large part du leadership syndical actuel intériorise toujours la violence législative de l’État employeur. Il est pourtant nécessaire de surmonter cet obstacle si on veut obtenir davantage que des ententes de principe acceptées à contrecœur.
Ensuite, dans le cas du droit de manifester, c’est la persistance de manifestant·e·s irréductibles qui a permis le jugement de la Cour supérieure du Québec de novembre dernier contre l’article 500.1 du Code de la sécurité routière, article qui crée un amalgame entre une manifestation et l’entrave à la circulation. Elles et ils ont considéré le droit de manifester comme un droit fondamental, malgré les douloureux arguments contraires utilisés par les forces policières. « L’importance de la manifestation découle de l’absence de moyens efficaces pour se faire entendre, ce qui est essentiel dans une société démocratique », rappelait Nicole Filion de la Ligue des droits et libertés. À la suite de cette importante décision, les pouvoirs législatifs et juridiques ont été forcés de reconnaître que la répression arbitraire des manifestations, particulièrement par des arrestations massives et sans discernement, est inacceptable dans une « société libre et démocratique ».
Enfin, à l’échelle internationale, l’accord décevant qui résulte de la COP21 à Paris en décembre dernier appelle lui aussi à la désobéissance. Bien que certains groupes écologistes se soient montrés satisfaits de ce résultat, cette entente demeure inacceptable, n’étant en rien contraignante. Les bonnes intentions exprimées ne parviendront pas à motiver la transition écologique absolument nécessaire et urgente pour réduire les catastrophes causées par le réchauffement climatique. Les participant·e·s à un important contre-sommet parallèle ont appelé à une mobilisation soutenue contre les grands projets nocifs pour l’environnement, notamment liés à l’exploitation des énergies fossiles. Ici, au Québec, il faut empêcher à tout prix la construction de l’oléoduc Énergie Est. Un tel blocage serait une victoire considérable. Les routes de l’ouest et des États-Unis étant déjà fermées grâce à une remarquable résistance des populations locales, le pétrole sale des sables bitumineux n’aurait alors plus de voie de sortie.
Ces trois cas, et il y en a beaucoup d’autres, illustrent bien que la désobéissance civile est devenue aujourd’hui nécessaire, les gouvernements ne semblant plus défendre les intérêts de la majorité. Ils cherchent plutôt à s’imposer par la division et la peur. Pour nous, plus que jamais en 2016, il faudra désobéir ensemble pour faire valoir nos droits ! Ω
Le Collectif de rédaction de la revue À bâbord !
PK NH@GG OEBPS/Flow_10.htmlProstitution / Travail du sexe
À bâbord ! poursuit la discussion entamée dans son dernier numéro sur la question de la prostitution / travail du sexe avec la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle et Amnistie internationale. Nous espérons que ces articles alimenteront le débat et permettront de prendre connaissance des idées et intentions des unes et des autres. La rédaction
Avant l’idéologie
Dignité et intégrité physique
En tant que juriste féministe, je suis évidemment contre l’exploitation sexuelle de tout être humain, mais aussi résolument pour la décriminalisation du travail du sexe.
Gaspard Noé
La criminalisation de la prostitution s’est toujours retournée contre les femmes, dans toutes les régions du monde et de tous les temps. Ce sont elles, et non pas les clients ou les exploiteurs, qui sont méprisées, harcelées par la police, traînées en cour, accusées, envoyées en prison. En ce sens, les statistiques démontrent clairement que les dispositions du Code criminel canadien ont été appliquées et sont appliquées de façon discriminatoire.
Les dangers de la rue
En plus d’engendrer cette discrimination systémique et cette stigmatisation judiciaire et sociale, la pénalisation du travail du sexe n’a jamais permis d’atteindre les objectifs de réduction de la prostitution ou de réduction de la criminalité entourant son exercice.
Au contraire, comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada (CSC) sur la base des nombreux rapports gouvernementaux des 40 dernières années, les dispositions criminelles sur les maisons de débauche, la vente ou l’achat de services sexuels et le fait de vivre des produits de la prostitution d’une autre personne ont de nombreux effets pervers. La criminalisation force à une pratique clandestine, dans des endroits de plus en plus éloignés, à la va-vite, sans protection. Ces études concluent qu’il existe une relation étroite entre la violence à l’endroit des travailleuses·eurs du sexe (TDS) et le lieu de pratique. Les diverses interdictions empêchent de travailler à l’intérieur, d’embaucher un chauffeur ou un garde de sécurité, de prendre des précautions comme des dispositifs de surveillance de manière à réduire le risque couru. Tous les témoignages, les rapports, les statistiques cités par les tribunaux dans l’affaire Bedford confirment que travailler dans la rue augmente les risques d’agression ou d’homicide.
Il existe un lien de causalité entre l’action du gouvernement, les dispositions pénales et l’atteinte à la sécurité des TDS. Même si c’est le client qui, ultimement, inflige les mauvais traitements, la criminalisation joue un rôle important dans l’augmentation du risque. Selon la CSC dans l’affaire Bedford, la pénalisation a pour effet d’accroître l’exploitation et la vulnérabilité de celles qu’on prétend protéger et d’empêcher les TDS de maintenir des relations significatives et un réseau social.
Depuis quelques années, une partie du mouvement féministe s’est alliée avec les ultraconservateurs de l’ancien gouvernement Harper pour réclamer des mesures encore plus répressives contre les personnes qui gravitent autour de la prostitution au nom de la protection des « véritables victimes », les TDS, qui ne peuvent pas avoir choisi librement de gagner leur vie grâce à une activité sexuelle. Cette position est vue par d’autres féministes comme étant de la victimisation et de l’infantilisation des TDS à qui on ne reconnaît ni la liberté de choix, ni l’autonomie dans les décisions intrinsèquement personnelles, ni la capacité de consentir à pratiquer une telle activité.
La nouvelle Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation, adoptée en 2014, ne répond pas du tout aux préoccupations de la CSC. Au contraire, les dispositions encore plus répressives empêchent une pratique sécuritaire du travail du sexe et le développement de services sociaux et de santé destinés aux TDS dans nos communautés.
La nouvelle loi ne répond pas à la volonté de la CSC de rendre la pratique d’un métier, par ailleurs légal, plus sécuritaire. Premièrement, il est faux d’affirmer que les TDS ne seront plus criminalisées. La vente de services sexuels près d’endroits où peuvent se trouver des mineurs de même que celle qui gêne la circulation automobile sont toujours criminalisées. Deuxièmement, le fait de criminaliser l’achat de services sexuels en imposant de fortes amendes ou des peines d’emprisonnement aux clients va repousser la pratique vers encore plus de clandestinité et de risque pour la sécurité et l’intégrité des TDS. Troisièmement, cette façon de procéder, permettre la vente mais interdire l’achat, est fortement paradoxale et heurte le sens commun. Comment un esprit peut-il concevoir qu’il soit permis de vendre un bien ou un service mais qu’il soit criminel de l’acheter ? La TDS qui offre légalement un service sexuel est-elle complice de son client qui l’a acheté illégalement ?
L’importance des droits
Pour plusieurs, il n’y aurait pas de prostitution dans un monde égalitaire et socialement juste. Mais un tel idéal ne justifie pas la criminalisation des personnes qui la pratiquent. Pour qu’une conduite soit criminalisée, il faut la preuve hors de tout doute qu’elle cause un préjudice. De vagues généralisations, des présupposés ou des affirmations idéologiques, si répandus soient-ils, ne suffisent pas pour fonder la criminalisation d’une conduite.
Il ne s’agit pas pour moi de faire primer les droits individuels d’acheter ou de vendre des services sexuels, comme l’écrivait Éliane Legault-Roy de la CLES dans le dernier numéro d’À babord !, mais bien de faire respecter le droit à la dignité, à la vie, à la santé et à la sécurité des TDS, notamment des femmes autochtones. Ω
PK NHw OEBPS/Flow_11.htmlDossier
À nous la ville !
Autocratie municipale et ripostes citoyennes
artactqc.com
Les gouvernements municipaux sont à l’image de la politique à plus grande échelle. Ils en sont même parfois la caricature tristement grossie : faible participation électorale, assemblées dysfonctionnelles, recours au huis clos, budgets d’austérité, privatisation des services, tarification, discours anti-impôts, ligne dure envers les employé·e·s syndiqué·e·s, collusion, corruption, malversation, etc. La bonne foi voudrait que nous présentions les municipalités comme ces essentiels « gouvernements de proximité ». Mais de quelle « proximité » s’agit-il ? Celle des leviers les plus directs pour affirmer et concrétiser nos volontés démocratiques ou bien celle des effets les plus immédiats quant aux décisions prises ailleurs et sur lesquelles nous n’aurions plus aucun contrôle ?
Les textes rassemblés dans ce dossier posent un diagnostic double : d’une part, les villes tendent à devenir des machines de gouvernement autoritaire et, d’autre part, nombreuses sont les initiatives citoyennes qui résistent à cette tendance. Du premier aspect, on documente le fait que bien des gouvernements municipaux appliquent des décisions purement arbitraires. Dans les cas plus subtils, ils recourent aux « consultations publiques » pour faire avaliser des décisions souvent déjà prises; dans les cas flagrants, ils gouvernent au mépris même de leur propre réglementation. Du second aspect, on apprend que la riposte citoyenne porte son action tantôt devant les tribunaux, tantôt dans la réappropriation des quelques espaces de participation et de délibération qui survivent ou qui sont créés par des citoyennes et citoyens contraint·e·s de devenir des contre-pouvoirs dans leur propre ville.
Les témoignages de ces contre-attaques citoyennes sont riches. Les tactiques varient également d’une région du Québec à l’autre : quelques personnes se regroupent, par exemple, autour d’une cause environnementale et brisent ainsi leur sentiment initial d’impuissance; d’autres, encore plus organisées et fédérées, visent ni plus ni moins à remplacer le cynisme institutionnalisé par une véritable culture démocratique.
Opposer la démocratie à la corruption n’est pas une mince tâche. Si le municipal reste un levier important et un maillon essentiel dans l’élaboration de politiques publiques et économiques, c’est dire aussi qu’il est en proie aux mêmes intérêts dominants qui façonnent la politique nationale et internationale. À bien des égards, en effet, le gouvernement municipal se situe au bout d’une chaîne de commandement transnationale qui cherche à contourner la démocratie pour faire rentrer dans la gorge des citoyen·ne·s des décisions favorables à l’oligarchie économique. Bien des membres de la classe politique se prêtent à cette sale besogne et bien des mairesses et maires sont réduits à n’être que le bras politique de leur chambre de commerce. Cette dérive a assez duré. Il est temps de mettre les villes sous tutelle… citoyenne ! Ω
PK NH{[87 87 OEBPS/Flow_12.htmlDémocratie favorisant l’apathie citoyenne
À une époque où les villes voient leur champ de responsabilités s’élargir, où la Commission Charbonneau révèle l’existence d’une culture de corruption dans la gouvernance municipale et où l’UPAC étend ses activités, l’intérêt pour la politique municipale continue de piétiner à moins de 50 % de participation lors des élections de 2013.
Luciano Benvenuto
L’Actualité du 5 novembre 2013 rapportait : « Certains voient dans ces chiffres le signe d’une démocratie malade, du décrochage des électeurs ou du cynisme ambiant. De tels taux de participation seraient ainsi le symptôme d’un profond mal social. »
Ces résultats peuvent s’expliquer de diverses façons. Personnellement, étant impliqué depuis 2011 en politique municipale comme chef d’un parti politique dans une municipalité de plus de 20 000 habitant·e·s, je constate qu’une partie de l’explication de ce cynisme réside dans la nature des mécanismes qui gouvernent la politique municipale. Ces derniers ne se sont pas ajustés aux nombreuses responsabilités qui se sont ajoutées à la gouvernance municipale et l’institutionnalisation des nombreux mécanismes de contrôle qui les ont accompagnées n’a jamais considéré la participation citoyenne.
Territoire bigarré
Rappelons que le législateur provincial doit composer avec une cartographie municipale fort diversifiée où s’entremêlent municipalités rurales et urbaines, avec des territoires et une densité de population variés, dont certaines sont en croissance alors que d’autres font face à un déclin de leur population. Le développement et la richesse de chacune sont par ailleurs des plus disparates. À cela s’ajoute une conjoncture politique complexe, où l’application des règles de gouvernance varie selon la densité des populations et comprend divers paliers de législation aux champs de responsabilités bien définis (municipalités régionales de comtés et communautés métropolitaines). À cette hiérarchie, ajoutons encore les municipalités avec arrondissements et les agglomérations qui entretiennent des liens de gouvernance particuliers avec les municipalités en ce qui concerne leur processus décisionnel.
Ce manque d’uniformité de nos municipalités s’accompagne d’une gouvernance à géométrie variable. La majorité des municipalités doivent partager plusieurs de leurs services, sous la forme de régies régionales répondant à des besoins particuliers, variant de l’assainissement des eaux en passant par le transport en commun et les services de police. Cette complexité, tout en nécessitant une grande disponibilité et de nombreuses compétences de nos élu·e·s, n’est pas sans décourager le citoyen, la citoyenne de participer activement aux affaires municipales.
Exit le citoyen !
Comme simple citoyen·ne, que peut-on y changer ? Les procédures et les règles de fonctionnement sont compliquées et variées au point de décourager les plus passionnés de participer à la vie publique. D’ailleurs, n’est-il pas de la responsabilité du gouvernement provincial d’assurer une surveillance du monde municipal ? Le seul pouvoir effectif qu’ont les citoyen·ne·s se trouve à être la possibilité de changer les élu·e·s aux prochaines élections. Un pouvoir qui s’exerce aux quatre ans, mais qui ne règle pas les problèmes. Selon cette logique, les citoyen·ne·s sont invités à intervenir seulement lorsque la situation devient grave et encore, il faut qu’ils puissent le faire réellement. C’est sans doute ce qui explique, entre autres, le long règne de l’ancien maire Vaillancourt à Laval.
À l’occasion, on assiste à la mobilisation des citoyen·ne·s pour la signature d’un registre visant à s’opposer à un règlement d’emprunt. Pour cette mobilisation, la Loi sur les élections et les référendums dans les municipalités n’impose qu’un délai de cinq jours aux municipalités pour diffuser un avis public auprès des contribuables sur l’établissement d’un registre. Dans une ville de 20 000 habitant·e·s, il n’y a en moyenne qu’une trentaine de personnes qui assistent aux séances des conseils municipaux, comment alors mobiliser plus de 500 personnes dans un délai de cinq jours pour s’opposer à l’endettement de leur municipalité ?
La mobilisation devient alors un acte de conviction qui se fait, de surcroît, bénévolement. Lorsque les enjeux sont sérieux au point de générer un intérêt suffisant au sein de la population, les citoyen·ne·s doivent se déplacer entre 9 h et 19 h pour affirmer leur opposition à la dépense des fonds publics. Des horaires qui ne prennent pas en considération les conditions de travail des gens et la situation de nos jeunes familles qui souvent ne sont disponibles que tard en soirée pour accomplir leur responsabilité citoyenne.
Et oubliez la confidentialité ! Il est des plus discutables que les citoyen·ne·s doivent signer ces registres d’opposition au vu et au su de tous. Aucun anonymat n’est possible. Ces registres sont accessibles à quiconque en fait la demande. Toute administration pourra savoir qu’une personne s’est opposée à son règlement d’emprunt. Elle pourra lui en tenir rigueur, par exemple, en limitant sa participation comme citoyen dans les divers comités mis en place par la Ville et dont les membres sont sélectionnés par les élu·e·s (mécanisme lui aussi contestable).
Ainsi, à la complexité du monde municipal s’ajoute une série de règles et de procédures définies par le gouvernement et devant être suivies par les citoyen·ne·s. À titre d’exemple, les procédures relatives à la constitution des dossiers à déposer à la Commission des plaintes du ministère des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire (MAMOT) sont lourdes et leur traitement avantage nettement les administrations municipales aux dépens des citoyen·ne·s. Il existe aussi des mécanismes pour freiner et décourager la participation citoyenne à la politique municipale.
Avec les années, pour des raisons de contrôle, de juridiction et peut-être de modernité, on a oublié que les vrais propriétaires des villes sont les citoyen·ne·s-contribuables, qui ne sont pas que des client·e·s de leur municipalité mais les propriétaires et, à ce titre, les « employeurs·euses » de leurs élu·e·s. Québec, par son ministère des Affaires municipales, s’est ainsi approprié cet espace et se présente comme la seule entité responsable de la démocratie municipale. Ce faisant, il infantilise les citoyen·ne·s et oublie que ce sont eux et elles qui sont les plus concerné·e·s par les décisions prises par leur conseil municipal.
Mécanismes moyenâgeux
Au début de mon implication en politique municipale, j’effectuais régulièrement la vérification des procédures et règles en vigueur devant être respectées par les administrations municipales auprès du bureau régional du MAMOT. Quelle n’était pas ma surprise de constater que les lois régissant le secteur municipal n’incitaient aucunement la participation citoyenne dans la vie démocratique.
Quelques exemples :
Arbitraire. Les citoyen·ne·s n’ont aucun pouvoir lorsque leur administration municipale n’applique pas ses propres règlements (votés par leurs élu·e·s avec leurs taxes) et cette pratique semble être un mode de fonctionnement généralisé.
Hermétisme. Les villes n’ont pas l’obligation de rendre publics les ordres du jour et l’information qui se rattache aux décisions qui seront adoptées durant les conseils municipaux avant la tenue des séances ordinaires mensuelles ou séances extraordinaires. Des séances pour lesquelles il est légalement exigé (par les lois en vigueur) d’être publiques. Il s’agit d’un flagrant manque de transparence. Comment demander alors aux citoyen·ne·s de participer à ces rencontres s’ils n’ont pas les renseignements requis pour comprendre les propositions qui seront votées ? Le système actuel rend ces renseignements uniquement accessibles aux citoyen·ne·s qui font une demande d’accès à l’information. Ils sont reçus des semaines après la séance du conseil municipal en question et ne sont donc plus pertinents puisque les décisions auront déjà été adoptées.
Camouflage. Durant les conseils municipaux, les élu·e·s n’ont pas à présenter les débats de leurs décisions qui se tiennent sous forme de plénières confidentielles habituellement les jours qui précèdent la séance du conseil municipal. Il ne reste plus aux élu·e·s qu’à voter. Une situation qui transforme les séances des conseils en de longues litanies avant que la parole ne soit accordée à la population à la toute fin de la séance.
Opacité. Les villes sont légalement tenues de publier dans les journaux locaux les avis légaux concernant les règlements d’emprunts et les modifications aux règlements de zonage et d’urbanisme. Tout le reste peut passer sous silence. Elles n’ont par ailleurs aucune obligation de vulgariser les contenus de ces avis et peuvent faire appel à souhait à un jargon opaque et incompréhensible.
Démesure. Lors des référendums municipaux, il n’y a aucun contrôle des dépenses des municipalités et des dons qu’elles reçoivent durant les 120 jours obligatoires avant la consultation populaire. Elles peuvent dépenser à souhait l’argent des contribuables pour influencer les résultats favorables à leur projet. En contrepartie, les opposant·e·s dépendent des dons privés, non déductibles d’impôts pour informer le public des enjeux.
Ces quelques mécanismes en place illustrent bien l’esprit du législateur. Plutôt que de stimuler la participation citoyenne, ils créent une entrave à celle-ci, favorisant une gouvernance opaque. Avec l’augmentation des transferts des pouvoirs aux municipalités, ces modes de fonctionnement relèvent presque du Moyen Âge. Les exigences des lois régissant les municipalités et les mécanismes de contrôle citoyen doivent être revus en profondeur. Il devient plus que pertinent de mettre sur pied une commission parlementaire ou une commission indépendante pour modifier tous les aspects légaux actuellement en place favorisant l’apathie des citoyens. Afin de leur redonner un réel pouvoir dans la gestion de leurs villes. Ω
PK NHb.m8 m8 OEBPS/Flow_13.htmlMunicipalités et environnement
La grande braderie
« Actuellement, dans le parc de la Gatineau, les vrais rebelles sont ceux qui squattent l’espace public en dépit des règlements, en donnant l’apparence d’agir de plein droit. » Jean-Paul Murray, citoyen écologiste résident de la municipalité de Chelsea et membre du Comité pour la protection du parc de la Gatineau ne mâche plus ses mots.
artactqc.com
L’anarchie, c’est ici. Le lac Meech est un joyau-présentoir du parc à l’international, mais tout le monde fait ce qu’il veut. Petit à petit, on bâtit dans l’eau et on remplit le lac. Depuis 2011, 120 nouvelles structures ont été construites sur les rives et le littoral du lac, avec ou sans permis. »
La situation du parc de la Gatineau en est une d’exception. Sa superficie de 361 km2 englobe, en plus de la municipalité de Chelsea, celles de Gatineau, de La Pêche et de Pontiac. De surcroît, l’aire protégée, qui s’étend sur le territoire québécois, est le seul parc fédéral à ne pas être géré par Parcs Canada. Il est plutôt chapeauté par la Commission de la Capitale nationale du Canada (CCN), une société de la Couronne. Un cas d’espèce créant une saga constitutionnelle en règle.
Aux grands maux
Ces dernières années, Jean-Paul Murray est devenu la bête noire des élu·e·s et des fonctionnaires, mettant au grand jour le grenouillage politique dont le parc de la Gatineau est victime. On le traite de révolté et de révolutionnaire. On le destitue des comités pour ses prises de position. Dans une tentative d’intimidation, sa municipalité lui a même envoyé la police pour ses interventions durant les séances du conseil municipal. Peu importe, depuis 15 ans, il a tout de même été à l’origine de 8 projets de loi et a fait dépenser plus de 16 millions de dollars à la CCN pour le rachat de propriétés situées dans le parc afin de les retourner à la nature. Il a même permis en 2009 de récupérer 61,5 km2 de terres devant le Tribunal administratif du Québec, déboutant ainsi le ministère de la Justice de la province.
À la suite d’épisodes de prolifération d’algues bleues entre 2007 et 2009, la MRC des Collines-de-l’Outaouais adopte en 2009 un règlement visant la renaturalisation des bandes riveraines dont les municipalités de la région doivent assurer la mise en application. Après cinq ans à talonner sa municipalité, Jean-Paul Murray juge que l’inaction et l’incompétence des élu·e·s et des inspecteurs de sa municipalité doit faire l’objet d’une dénonciation publique. En août 2014, il recourt donc à sa dernière option : il envoie une mise en demeure à son conseil municipal pour le forcer à respecter les textes réglementaires.
Médiocrité environnementale et attentisme
« Ça devient des batailles incroyables », confirme Christian Simard, directeur général de Nature Québec. Non seulement les textes législatifs et réglementaires en matière environnementale laissent planer un flou juridique, mais en plus, il n’y a plus personne pour les faire appliquer. « Il reste très peu de moyens pour les citoyen·ne·s qui doivent au bout du compte se résoudre la plupart du temps à faire appel aux tribunaux. »
« C’est une course vers le bas », ajoute-t-il. Nous sommes rendus au point où les citoyen·ne·s doivent forcer les instances publiques à mettre en application les lois et les règlements, payés par leurs taxes à l’aide du système de justice.
Et il faut s’attendre au pire pour les prochaines années. Le ministre de l’Environnement David Heurtel a sur sa table à dessin un projet de simplification des autorisations gouvernementales – son livre vert – qui léguera aux municipalités une bonne part des responsabilités en matière de protection.
Pour Christian Simard, une quantité phénoménale de milieux humides ont déjà disparu au Québec en toute illégalité, sans même que le ministre n’en ait été avisé. Le livre vert prévoit maintenant de réduire du tiers les autorisations gouvernementales requises en accordant davantage de responsabilités aux municipalités. De plus, celles-ci demandent à obtenir la gestion des milieux humides sur leurs territoires, mais dans les faits elles font déjà comme bon leur semble puisque aucun contrôle n’est assuré de la part du gouvernement. Les ministères de la Faune et de l’Environnement se fient aux déclarations des promoteurs et des municipalités pour rédiger les certificats d’autorisation. Aucun inspecteur ne se déplace sur le terrain avant qu’une crise n’éclate et que des plaintes soient déposées auprès des ministères par les citoyens. C’est seulement une fois ces démarches entreprises que ces derniers s’aperçoivent que les outils en place ne sont qu’un écran de fumée.
« Le problème, c’est qu’il n’y a aucun objectif de protection quantifiable à atteindre par les municipalités pour les pouvoirs qu’elles obtiennent. Actuellement, le message envoyé par le gouvernement, c’est : vous faites comme vous voulez, de toute façon nous n’irons pas voir. Et c’est certain qu’avec notre système fiscal archaïque, s’appuyant sur la valeur foncière, la pression est forte dans les municipalités pour développer les milieux sensibles et aller chercher le plus de revenus de taxes possible », ajoute Christian Simard.
On a déjà un aperçu de ce qui se passe sur le terrain avec la Politique de protection des rives, du littoral et des plaines inondables qui confie aux municipalités, par le biais de leurs règlements, la protection des bandes riveraines. « Dans les faits, c’est n’importe quoi, confirme-t-il. Souvent, des inspecteurs municipaux, incompétents, mal formés, employés à temps partiel, cumulent les tâches et autorisent de bâtir carrément dans les cours d’eau en contravention des règlements. Et les municipalités ferment encore les yeux. » Les citoyens sonneurs d’alarme sont par la suite invités par les directions du ministère des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire à porter plainte auprès de leur municipalité qui devient juge et partie.
Suivez l’argent
Selon Michel Bélanger, président du Centre québécois du droit de l’environnement, « le fait que les municipalités obtiennent davantage de pouvoir en matière environnementale n’est ni un gage de succès ni un gage d’échec, car actuellement, tout le monde s’en fout de la protection des milieux sensibles ». Lorsqu’il existe un intérêt économique, tout le monde veut développer. Même Québec, par son article 22 de la Loi sur la qualité de l’environnement, mentionne qu’il suffit d’obtenir une autorisation gouvernementale pour qu’une ville fasse ce qu’elle veut.
A contrario, quand la municipalité de Gaspé s’est dotée en 2013 d’un règlement pour protéger ses eaux souterraines contre les risques de contamination que laissaient peser les forages de la société Pétrolia, Québec est entré dans le portrait deux ans plus tard pour adopter son propre règlement afin de régir les distances devant être respectées entre les sites de forage et les sources d’eau potable. Dorénavant le règlement de Québec, moins contraignant, prévaut sur celui de la municipalité.
C’est le pire des deux mondes. D’un côté le gouvernement centralise les pouvoirs pour ne pas nuire à l’exploitation des ressources naturelles, et de l’autre il transfère de plus en plus aux municipalités la responsabilité de la protection des milieux sensibles. Ainsi les municipalités se retrouvent en conflit d’intérêts entre favoriser les rentrées d’argent des taxes ou assurer la pérennité des milieux naturels et la protection de la biodiversité, d’où découlent les abus et les passe-droits. En l’absence d’un cadre d’orientation ferme en matière de conservation des milieux naturels, les régions finissent par se faire concurrence entre elles.
« Quand le gouvernement dit vouloir changer les mécanismes de la loi avec son livre vert, on doute que c’est pour améliorer les choses, fait remarquer Michel Bélanger. Depuis près de 10 ans, les citoyen·ne·s se sont vus retirer leurs outils d’intervention. Au fédéral, le gouvernement Harper a restreint les droits de participation du public aux audiences d’évaluation environnementale, alors qu’au provincial on a restreint l’accès à l’information. Malheureusement, « c’est la game du système en place, ajoute-t-il. Comme pour le béluga, des coups de barre citoyens, il en faudra encore… Tant que des gens de «bonne volonté» ne se feront pas élire dans les conseils municipaux » ou tant que la population ne décidera pas de changer ce système qui est en train de lui glisser des mains.
Entre temps, il faut de la patience et de la détermination. En octobre 2015, Jean-Paul Murray en était à sa troisième audience devant la Commission d’accès à l’information (CAI). Et pour la troisième fois, sa municipalité n’a même pas daigné se présenter devant le tribunal. « C’est un outrage au tribunal, mentionne l’écologiste. Même les commissaires de la CAI en ont assez de ce laxisme et envisagent de transférer le dossier en Cour supérieure. »
Cette lutte devient rocambolesque. En 2013, poussée par ses interventions, la municipalité de Chelsea a finalement procédé à l’inspection de 70 propriétés riveraines du lac Meech. Conclusion : non seulement 80 % de celles-ci ne respectaient pas les règlements, mais de nouvelles infrastructures ont été construites sur les rives et le littoral du lac. L’hésitation de la municipalité à faire respecter les textes réglementaires devient presque suspecte. Elle ne peut même plus se justifier par la question des revenus de taxes dont elle pourrait se priver. « Le règlement de renaturalisation des berges prévoit des amendes de 200 à 4 000 $ par jour que la collectivité pourrait aller chercher en dédommagement pour les violations perpétrées depuis son entrée en vigueur en 2011. Faites le calcul », insiste Jean-Paul Murray. C’est à se demander où sont les allégeances des élu·e·s. Ω
Vous trouverez la version intégrale de cet article sur notre site web : <ababord.org>
PK NHΩ.> > OEBPS/Flow_14.htmlParticipation publique
Le diable est dans les détails
Personne n’est contre la vertu. La participation publique (PP) aux décisions collectives concernant les grands projets est aujourd’hui devenue une évidence. Ce nouvel « impératif délibératif (1) » est intégré à la nouvelle gouvernance et l’acceptabilité sociale est son mantra. Mais qu’en est-il ? Doit-on se méfier de la démocratie participative ? Connaît-on les effets contre-intuitifs de plusieurs expériences québécoises ? Rapide survol du côté sombre de la PP et de quelques pièges tendus à la démocratie participative.
Luciano Benvenuto
Chez les adversaires de la participation publique, on retrouve les mêmes objections qu’à l’endroit de l’élargissement des droits civils, politiques et sociaux : la possible tyrannie populaire à l’encontre de la liberté politique des décideurs, l’inanité ou l’écran de fumée qui dissimule le déséquilibre entre les acteurs et la remise en question de la démocratie représentative opposée ici à une version participative (2). Au-delà de ces griefs formulés par cette « rhétorique réactionnaire », il reste que la mise en œuvre d’une PP comporte certains pièges objectifs (3) :
1) la proximité ou l’aveuglement local égoïste qui gomme les dimensions nationales et internationales des impacts et des décisions;
2) la reproduction et le renforcement des déséquilibres existants entre acteurs (notamment en faveur de certains promoteurs forts de leurs expériences et de leurs moyens) ou encore la PP tenue pour les élites et caractérisée par l’inaccessibilité en raison des exigences procédurales et substantives qu’elle implique;
3) l’habillage des décisions déjà prises et la participation sans effet;
4) l’instrumentalisation de la PP par des micro-choix qui la font dériver volontairement : sélection des participant·e·s, règles inconnues ou orientées, saisine arbitraire, débat partiel et calendrier tendancieux, absence de transparence de l’information, technique d’interaction asymétrique, non-traçabilité du débat, animation biaisée et le fait de faire précéder l’arène au forum, autrement dit la négociation (compensation) avant la délibération (idées).
Car bien que liées, ces deux étapes sont de nature différente. Selon le chercheur Bruno Jobert, la délibération est assimilée au forum et sa fonction consiste à définir le problème, échanger des connaissances, élaborer l’éventail des possibilités entre une multiplicité d’acteurs et d’intérêts. La négociation est associée à l’arène et a pour but d’arbitrer les intérêts, prévoir les compensations, proposer des ajustements, formuler la décision (4). Or selon le philosophe Bruno Latour, en amont, il y a un « pouvoir de prise en compte » qui fait référence à la « pluralité des mondes » et, ensuite, un « pouvoir d’ordonnancement » qui renvoie aux modalités pragmatiques de décision et de mise en œuvre. Il ne doit y avoir, estiment ces auteurs, d’empiètement de l’une sur l’autre (la dernière ayant, en outre, une exigence de clôture), afin de permettre une exploration et un cheminement efficace vers un monde commun souhaitable pour la décision (5).
L’effet consultant
En lien avec cet impératif délibératif, s’est développé depuis une quinzaine d’années un véritable marché de la participation publique. Indicateur d’une tendance lourde, ce phénomène se conjugue avec une professionnalisation de la PP suite à l’institutionnalisation de celle-ci et n’est pas sans amener son lot d’interrogations. Pour qui travaillent ces consultant·e·s ? Sont-ils neutres et indépendants ou veulent-ils à tout prix faire avaler la pilule aux citoyen·ne·s ? Est-ce que la logique commerciale est soluble dans l’idéal participatif ? Quels dispositifs privilégier et à quelle fin ? Ces questions apparaissent légitimes à l’heure où les grandes firmes de relations publiques investissent le champ de l’acceptabilité sociale. Ces mêmes firmes qui sont expertes en communication de crise et en lobbying. À défaut de pouvoir compter sur un organisme public, indépendant et crédible pour conduire la participation du public, les citoyen·ne·s doivent composer avec des firmes privées sous contrat avec le promoteur qui peuvent percevoir d’autres enjeux que la libre expression des citoyen·ne·s et la recherche de l’intérêt commun. Dès lors, une panoplie de stratégies peut être retenue pour infléchir le processus de participation comme sélectionner les participant·e·s, identifier des partisan·e·s, cibler les médias, opter pour des dispositifs qui visent à contenir l’opposition, contrer les détracteurs, convenir des arrangements avec les acteurs clés ou les plus récalcitrants; bref, s’assurer avant tout que le message de l’entreprise passe bien et réduire l’incertitude. Le cas de la firme Edelman dans le cadre du projet d’oléoduc Energie Est de TransCanada illustre bien ce phénomène; son plan de communication, qui avait été coulé dans les médias en novembre 2014, faisait état d’une véritable stratégie pour influencer l’opinion publique : recours à des personnalités publiques influentes, attaques contre les groupes environnementaux, financement de chaires de recherches scientifiques, etc.
Une PP dans la ville
Mis à part Québec et Montréal, qui bénéficient de dispositifs de consultation formalisés (Conseils de quartier et audiences publiques de l’Office de consultation publique de Montréal), la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme (LAU), adoptée il y a plus de 35 ans, prévoit certaines dispositions pour les autres villes. Celles-ci définissent les paramètres de la PP concernant l’élaboration et l’adoption des plans métropolitains d’aménagement et de développement, des schémas d’aménagement et de développement ainsi que des plans et règlements d’urbanisme. Il peut s’agir entre autres d’assemblées publiques, de référendums et de comités consultatifs. Bien que certaines municipalités puissent innover à ce sujet, de manière générale, ces dispositifs sont peu utilisés et grandement sous contrôle des élus municipaux (6), d’où l’importance de revoir la LAU à cet effet afin de renforcer les dispositifs de participation publique. Ainsi, à l’échelle des municipalités, la PP peut parfois s’avérer minimaliste et improvisée dans la mesure où les ressources sont plus limitées, l’expertise peu développée, l’expérience rarissime et la visibilité moins grande. Le terreau est donc particulièrement fertile aux initiatives qui visent à contourner une PP véritable.
Si la PP est habituellement espérée ou exigée, à raison, pour ses aspects vertueux, elle peut ainsi révéler une face obscure. Le contexte actuel, qui tend à multiplier les exercices de PP jusqu’à l’épuisement des citoyen·ne·s parfois, comporte donc des risques réels et peut bien sûr fragiliser le droit, le pouvoir et la légitimité à s’opposer à tout projet ou décision de nos décideurs·euses. Il en va donc de la vigilance des citoyen·ne·s à demeurer critiques à l’endroit des dispositifs participatifs et de leur mise en œuvre car ici comme bien souvent, le diable est dans les détails. Ω
Les accords commerciaux contre l’autonomie des villes
Avec les accords commerciaux négociés par le Canada, les villes québécoises perdent une partie de leurs pouvoirs. Elles sont principalement affectées par l’ouverture des marchés publics à la concurrence étrangère. Cela concerne les appels faits par une municipalité à l’entreprise privée. Dans l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne, entre autres, les appels d’offres doivent être ouverts à tous si les seuils dépassent 309 100 $ pour les biens et services et 7 millions $ pour la construction. Dans l’accord entre le Québec et l’Ontario, ces seuils sont encore plus bas : 100 000 $ pour les biens et services.
Il devient alors très difficile de se servir des marchés publics pour développer l’économie locale. Les compagnies étrangères auront un accès plus grand que jamais à des appels d’offres faits sur mesure pour des entreprises puissantes qui peuvent réaliser d’importantes économies d’échelle, contrairement aux petites entreprises. La politique du plus bas soumissionnaire, qui oblige les villes à choisir l’entreprise qui aura les coûts les moins élevés, leur donne un net avantage. Les grandes entreprises étrangères, principalement européennes, qui ont souvent largement profité de la privatisation des services publics et qui bénéficient le plus du libre-échange, ont peu d’intérêt à investir dans nos villes et rapatrieront leurs profits vers d’autres horizons.
De plus, un effet « cliquet » empêche les villes de remunicipaliser ce qui a été privatisé. Par exemple, si une ville a abandonné la gestion de l’eau à une entreprise privée, il sera impossible d’en reprendre le contrôle, même si cette dernière ne donne pas le service attendu, à moins de s’exposer à des poursuites et de payer des montants très élevés en dédommagement.
Les accords de libre-échange s’en prennent donc, ni plus ni moins, à la démocratie municipale. Ils nuisent aux villes qui désirent contrôler leurs politiques économiques et lient les pouvoirs municipaux à ce qui a été négocié par le gouvernement fédéral, le plus souvent sans leur approbation et sans qu’on les ait consultés. Les accords de libre-échange les plus dommageables n’ont pas encore été ratifiés : celui avec l’Union européenne, le Partenariat transpacifique et l’Accord sur le commerce des services. Il n’est pas trop tard pour les bloquer. Dans plusieurs pays, des municipalités s’élèvent avec force contre de pareilles ententes. Les villes du Québec devraient sans aucun doute suivre ce mouvement.
Claude Vaillancourt
PK NH*; ; OEBPS/Flow_15.htmlCorruption municipale. Problème insoluble ?
La corruption en politique ne date pas d’hier. Six ans après la fondation du Canada en 1867, le premier ministre John A. Macdonald est forcé de démissionner pour avoir accepté de l’argent du Canadien Pacifique. La politique municipale n’est pas à l’abri et la situation est souvent bien pire, depuis longtemps.
À Laval, Gilles Vaillancourt, maire de 1989 à 2012, est accusé de gangstérisme pour avoir présumément perçu 2 % de la valeur des contrats octroyés par la Ville. Des maires de villes moyennes (Robert Poirier, Boisbriand) ou de minuscules municipalités (Michel Lavoie, Saint-Rémi-de-Napierville) sont accusés de fraude et d’abus de confiance dans le cadre de l’octroi de contrats publics.
Ces accusations sont rendues possibles depuis que l’Unité permanente anticorruption (UPAC) a été mise sur pied en 2011. Auparavant, ces crimes attiraient peu l’attention de la Sûreté du Québec ou du gouvernement du Québec : un climat d’impunité était généralisé. Aujourd’hui même, les signalements se multiplient et les ressources de l’UPAC ne suffiront pas; la solution à la corruption municipale ne pourra pas être que policière.
J’étais de ceux qui, scandalisés par les « affaires » montréalaises telles que les fraudes entourant le projet immobilier du Faubourg Contrecœur ou le contrat dit des « compteurs d’eau », se sont engagés en politique municipale pour régler démocratiquement le problème de la corruption. La suite est connue : l’élection montréalaise de 2009 fut chaudement disputée et chaque camp a multiplié les accusations révélatrices : l’un acceptant le financement occulte d’un Tony Accurso, l’autre taxant les contrats municipaux d’un 3 % pour son parti politique. Nous avons tiré de cet épisode une leçon : la concurrence politique délie les langues !
Parallèlement, plusieurs des personnes qui vont fonder la Ligue d’action civique avaient réclamé la tenue de la Commission d’enquête sur l’industrie de la construction, ou Commission Charbonneau. Elle a depuis fait un excellent travail. J’avoue par ailleurs que le défilé des acteurs déchus de l’industrie de la construction était une coupable source de plaisir.
Oui, au-delà de la fin en queue de poisson, la Commission a été aussi providentielle que souhaitée. Non seulement elle lança la classe politique sur la voie d’une guérison durable de sa relation incestueuse avec certains cartels, mais elle a de plus ébranlé des pans entiers de ces cartels eux-mêmes, les firmes de génie en particulier. Le financement politique ne sera plus le même. Les contrats publics sont maintenant octroyés à des prix presque réalistes et, dans l’intervalle, nous avons déjà économisé des milliards de dollars. Trouvez-moi meilleur investissement ! Cette commission d’enquête fut notre « think tank » de 50 millions de dollars qui permit d’effectuer les recherches utiles et d’établir les doctrines de notre action pour les cinq à dix prochaines années. Un travail impensable à réaliser bénévolement. Mais s’il faut craindre que ses 60 recommandations restent sur les tablettes, que peut être alors la recette d’un changement durable ?
Une analyse radicale du problème, des solutions sous contrôle citoyen
Qu’est-ce que la corruption ? La proverbiale enveloppe brune est une image forte, mais c’est surtout un état d’esprit : se servir plutôt que servir. Comment se maintient-elle ? Les corrompus se voient comme des gagnants qui croient que les lois ne s’appliquent pas à eux, et les pratiques en place font que c’est souvent le cas ! Les seuls experts qui pratiquent le droit municipal ont longtemps été au service exclusif des villes pour les représenter en cour contre les citoyen·ne·s. Et les juges nommés dans les différentes cours de notre système de justice sont recrutés parmi ces experts. Qui peut s’y frotter ?
Quant au ministère des Affaires municipales, même lorsqu’il est informé de situations hautement illégales, il se contente d’en faire le constat par de fort bien écrites correspondances inoffensives. Si les corrompus sont vus comme des gagnants, les dénonciateurs sont vus comme des utopistes solitaires dont la cause serait perdue d’avance. Au mieux, on les fait taire avec des mises en demeure. Même si les poursuites-bâillons se font plus rares depuis le recours réussi de Martin Drapeau à Boisbriand invoquant la « loi anti-SLAPP » adoptée en 2009 (1) dans le dossier du contrat de l’usine d’épuration d’Infrabec contre Lino Zambito, ce type de poursuites existe toujours dans le milieu municipal (2). Plus inquiétant encore, elles pourraient se multiplier si le projet d’assurance juridique collective des élus municipaux visant à doter les élus d’outils supplémentaires pour faire taire davantage lescitoyen·ne·s contre d’éventuelles diffamations voit le jour à l’Union des municipalités du Québec.
Pourquoi avoir créé la Ligue d’action civique en 2011 ? Pour sortir sur la place publique comme dénonciateur de l’isolement des citoyens, créer un réseau, renforcer les gens pour qu’ils ne soient plus les victimes d’un système qui laisse en poste des exploiteurs qui utilisent les tribunaux pour intimider les citoyens vigilants. En réponse, elle met sur pied un Fonds juridique pour fournir des conseils et un accompagnement, mais aussi pour gagner devant les tribunaux. Ce fut fait à l’encontre du maire de Saint-Rémi-de-Napierville (inhabilité à siéger en raison des accusations criminelles portées contre lui) et ce sera peut-être à faire dans le dossier de l’indépendance de la vérification générale à Saguenay. Dans ce dernier cas, en dépit du bon sens et de la loi l’interdisant, le maire Jean Tremblay et ses affiliés persistent à nommer directement comme vérificatrice générale adjointe la personne même qui était responsable des appels d’offres au sein de l’administration municipale de Saguenay.
L’impunité doit prendre fin, mais la peur doit d’abord changer de camp. Lorsque les soi-disant puissants du jour seront les perdants demain, ils perdront leurs capacités à se hisser aux postes de pouvoir; impuissants face aux dénonciations qui font tomber à plat leurs abus perpétrés contre notre système politique. Il suffira de les remplacer.
Remplacer les élus qui jouent dans le camp de la corruption, d’accord, mais cela signifie organiser et financer des campagnes politiques. Les cartels d’ingénieurs, d’avocats ou d’entrepreneurs en construction, voire directement le crime organisé, ne se gênent pas pour organiser les élections. Ils veulent des politiciens qui leur soient fidèles, peu importe la couleur du parti. La solution que propose la Ligue d’action civique vise à passer outre les cartels ! Remplacer les élections clé-en-main des cartels par des élections clé-en-main-propre des citoyen·ne·s. La Ligue a créé Collaboration électorale, un organisme qui aide les candidat·e·s à l’élection à s’organiser, par l’offre de conseils mais aussi par des outils abordables, sur un mode coopératif... sans attente de retour d’ascenseur une fois les citoyen·ne·s élu·e·s et en poste. À armes égales, des candidat·e·s honnêtes peuvent gagner et en 2013 plusieurs ont été élu·e·s dans différentes municipalités de la province.
Créer un large camp de l’intégrité
La Ligue d’action civique a été fondée par des militant·e·s, des élu·e·s et des citoyen·ne·s préoccupés pour régler le problème de la corruption dans nos municipalités. Elle a constitué un réseau de soutien qui permet aux citoyens vigilants de persister avec leurs démarches et d’être traités en « héros » plutôt qu’en utopistes dans les médias, et ainsi mettre sur la défensive ceux qui veulent les faire taire.
La Ligue prône l’indépendance d’esprit plutôt que la soumission aux pratiques en place, la prise de responsabilité de chacun plutôt que les discours de lamentations inutiles, mais aussi l’acceptation que les personnes puissent avoir fait des erreurs et puissent s’amender. Le travail accompli vise une coopération même entre adversaires politiques, parce que la victoire contre la corruption s’obtiendra lorsque les mœurs feront qu’elle aura disparu de tous les partis et de tous les clans.
Ce qui fait la force des corrompus aujourd’hui est leur capacité d’élargir leur coalition par le partage du pillage du bien public. Il faut donc nous donner une philosophie d’action susceptible de conduire à des coalitions de citoyen·ne·s ayant une portée plus large que la leur.
Et les résultats semblent au rendez-vous ! À Montréal, d’un concours entre deux partis corrompus, il y a maintenant concurrence entre partis politiques propres. Même chose à Laval qui a dorénavant son Bureau de l’intégrité et de l’éthique (BIEL) ! Mascouche ? Réglé ! Les deux candidats à la mairie en 2013 étaient membres de la Ligue d’action civique, l’un d’eux l’a emporté. Longueuil ? Il pourrait y avoir plus d’options pour les citoyen·ne·s, mais ça va mieux. Et l’effet se répète ailleurs. Ensemble, il devient clairement possible de faire avancer le camp de l’intégrité. Ω
Pour un examen citoyen de la gouvernance des villes
Ce qui permet à la Ligue d’avoir la capacité de rééquilibrer le pouvoir des citoyen·ne·s dans les municipalités est l’apport de chaque individu dans la recherche de solutions. C’est bien de favoriser l’élection des citoyens, mais comment savoir si la ville va dans la bonne direction ? Plusieurs facteurs mesurables de prévention de la corruption ont été identifiés et sont utilisés pour soutenir les gens dont la quête est de raviver la démocratie et la participation citoyenne dans leur localité :
Des mœurs politiques saines.
Des élu·e·s qui travaillent (et pas seulement décoratifs).
De la transparence.
Une participation citoyenne.
Des employé·e·s loyaux envers l’intérêt public, pas juste envers leur employeur.
De la concurrence en matière d’appels d’offres.
Qu’est-ce qui permet à la Ligue d’évaluer les villes ? Vous, les citoyen·ne·s ! Vous savez ce qui se passe dans votre localité, vous avez plus de pouvoir que vous ne le pensez. La Ligue organise l’information que vous savez déjà afin de la rendre publique. Des sondages, des questionnaires, des entrevues, des analyses de documents publics, tout cela est à notre portée pour structurer le discours citoyen et révéler, le cas échéant, la présence des facteurs de prévention de la corruption dans les municipalités. Finie, la loi du silence.
F. L.
PK NH2XuK uK OEBPS/Flow_16.htmlMégaprojets à Gatineau
De Wrightville à Brigilville ?
Depuis quelques mois, l’actualité municipale gatinoise est accaparée par l’annonce de mégaprojets dans le quartier patrimonial du centre-ville. Parmi ceux-ci, le projet des « twin towers » de la firme Brigil remporte la palme du gigantisme avec une hauteur projetée de 35 et 55 étages.
brigil.com
Baptisé « Place des peuples », ce mégaprojet hôtelier et résidentiel de luxe ne cadre pourtant pas avec le programme particulier d’urbanisme de la Ville de Gatineau qui limite cette zone à des constructions de trois étages tout en reconnaissant le patrimoine historique du quartier du Musée (voir encadré). Qu’à cela ne tienne, Brigil n’entend pas reculer.
Le promoteur n’a pas encore déposé officiellement son projet qu’il a déjà entrepris un vaste exercice de relations publiques soutenu par quelques membres du conseil municipal et anciens maires, les radios privées et les intérêts d’affaires dans le but de générer une vague de sympathie pour son projet. Le spin de « l’investissement privé de 400 millions » couplé à la promesse floue d’un « revenu annuel de 8 millions en taxes » aura suffi à amadouer l’administration municipale. Dans son emballement, celle-ci se prête au jeu de la fabrication du consentement en ayant entrepris un obscur processus de consultation publique qui, bien qu’aucun projet ne soit officiellement sur la table, dit d’emblée que le quartier « fera l’objet d’un important redéveloppement ».
L’opposition des résident·e·s du quartier du Musée additionnée à celle d’autres associations de résident·e·s et de patrimoine du grand Gatineau vient grandement compliquer le jeu du promoteur et de la mairie. D’une part, Brigil récupère et travestit des mots valises comme « échelle humaine », « densification » ou « mixité sociale » pour recadrer une campagne marketing initialement axée sur le « cinq étoiles » et les « boutiques de luxe ». De l’autre, le maire Maxime Pedneaud-Jobin, qui s’est fait élire avec le slogan d’un leadership fort, n’ose pas se prononcer et songe à la possibilité d’un référendum pour s’en sortir.
Nos césars de l’immobilier
Ce n’est pas d’hier que les grandes fortunes prétendent au droit à façonner la ville. Grand propriétaire et spéculateur foncier, l’Américain Philemon Wright (1760-1839) obtint du gouvernement du Bas-Canada le canton de Hull après des démarches entreprises en 1797. Il fonde alors Wrightville sur les milliers d’acres qui lui sont concédés. Il développe l’activité agraire, forestière, manufacturière et minière et consolide surtout sa passion effrénée pour l’acquisition de terres. Lord Durham le citera d’ailleurs parmi le petit nombre d’aristocrates terriens ayant dilapidé les terres du Bas-Canada à tel point que, selon le Dictionnaire biographique du Canada, ce partage inégal entre le clan Wright et les simples colons était de 12 pour 1 en 1806. En 1842, trois ans après la mort du fondateur de Hull, cet empire foncier s’étendait au-delà d’une superficie de 35 000 acres.
Le récit de la fortune de Brigil est moins épique, mais n’en définit pas moins le paysage de la ville. Le promoteur est l’un des barons de la construction domiciliaire banlieusarde qui a accéléré le cancer de l’étalement urbain et du tout-à-l’auto. Le véritable coût d’un tel usage de l’espace n’est pas assumé par la firme (ce ne serait alors pas profitable), mais par les pouvoirs publics (routes, aqueducs, transport en commun, services et voirie) et par les gens ordinaires (hypothèque, congestion, temps et pétrole). Le phénomène est le même à la grandeur de l’Amérique : l’étalement urbain vide le centre de ses habitants et contraint les pouvoirs publics à aménager des voies de plus en plus larges pour accommoder l’automobile, à tolérer des stationnements légaux/illégaux et à laisser les sans voiture ni travail à leur sort. Le projet de mégatours ne résout en rien ces problématiques et reste totalement prisonnier d’un modèle dépassé : il nourrira l’afflux de voitures et attirera non pas des habitants et des familles, mais une clientèle ultramobile davantage intéressée par la spéculation immobilière que par les circuits piétonniers promis au peuple qu’elle ne côtoiera pas. Si Brigil revient vers le centre-ville avec des millions mirobolants en poche, c’est parce que le marché de l’étalement est saturé et qu’il lui faut repartir un nouveau cycle d’accumulation, c’est-à-dire détruire des habitats anciens au nom d’une fallacieuse « densification verticale ».
« Livrons la ville aux promoteurs et spéculateurs, et tout le monde en récoltera les bénéfices (1). » Selon l’analyse du géographe David Harvey, ce fallacieux prétexte est employé à chaque fois que l’urbanisation est brandie comme solution à la suraccumulation de capital. De booms en krachs, le cycle économique montre que les crises de 1929, 1973, 1982, 1991 et 2007 sont précédées de bulles immobilières qui apparaissent comme solution temporaire à la suraccumulation. L’urbanisation par destruction finit par ériger d’énormes tours vides qui saturent sciemment l’offre immobilière, et ce, dans l’espoir irrationnel d’un profit futur. Ainsi, le monstrueux montant promis par Brigil est en fait contraint de se fixer quelque part puisque les marchés financiers stagnent (2). Concrètement, cette « solution » provoque, dit Harvey, des pratiques prédatrices fort simplistes : chasser une classe d’habitants vivants (itinérant·e·s, locataires et propriétaires) pour les remplacer par du capital mort.
Bienvenue à Brigilville
Cette violence économique est complètement passée sous silence dans les cercles du pouvoir. Les élu·e·s sont séduits ou neutralisés par la taille de l’investissement en jeu et Brigil déploie une campagne de distraction de masse à la hauteur de l’enjeu et de ses moyens. Le propriétaire de la firme, Gilles Desjardins, philanthrope à la pièce et grand acheteur de publicités dans les médias de Gatineau et d’Ottawa, veut faire passer son projet pour du « patriotisme gatinois » tandis que son bras politique, l’ancien maire Yves Ducharme, s’efforce de faire croire que les intérêts de son patron sont identiques au bien commun. Cela ne suffira évidemment pas à rallier l’opposition ou à faire disparaître le programme d’urbanisme en place, ce pourquoi la firme a plus d’un(e) tour dans son sac : elle a produit une vidéo promotionnelle animée par un ex-chef d’antenne de Radio-Canada où paraissent des élu·e·s et commerçant·e·s favorables au projet; elle pratique ou inspire l’émulation de campagnes « citoyennes » (porte-à-porte, pétition, page Facebook); elle compte aussi sur l’appui indéfectible de la radio-poubelle locale qui a dissimulé un sondage défavorable aux tours et qui fait de l’opposition à celles-ci un outrage au peuple.
Qu’on ne se méprenne pas sur les racines de ces tactiques de marketing de la main sur le cœur et de la main tendue : la violence économique dont il a été question place bel et bien Brigil sur le pied de guerre. Les règles du jeu en vigueur ne lui permettent pas de juguler ses surplus ? Qu’à cela ne tienne ! Elle fera éclater les efforts de planification urbaine, concertée et démocratique, au profit de son exceptionnalité et demandera même au peuple de plébisciter sa manœuvre. Qui sont ces quelques habitant·e·s et associations citoyennes pour empêcher Brigil de façonner la ville à son image ? Sur l’ancien site de la ville semi-privée de Wrightville pourrait s’épanouir la privatisation 2.0 de Brigilville. À Brigilville, les associations de résident·e·s, les élu·e·s, les médias et la mairie seraient des laquais de l’entreprise. À Brigilville, l’administration municipale n’existerait plus et le service d’urbanisme logerait dans les mêmes bureaux que celui des ventes. À Brigilville, les impôts seraient remplacés par des dons désintéressés à des causes glamour et tout le monde apprendrait à dire merci à genoux. À Brigilville, on exigerait du peuple qu’il s’identifie aux succès du maître, se persuade que sa richesse retombe sur lui et perçoive dans la résistance de quelques récalcitrants l’œuvre du démon.
Plan d’urbanisme ou exception permanente
Ce cauchemar aurait beau se réaliser tel quel qu’il n’aurait néanmoins pas résolu la question de fond. À qui appartient la ville ? Selon nous, le cadrage de la question ne devrait pas se laisser leurrer par le maigre revenu en taxes promis par Brigil pour faire avaler la destruction du quartier du Musée. Huit millions dans un budget de plus de 500 millions ne changent ni la donne ni ne compensent les coûts qui demeureront à la charge du public. La véritable question est : voulons-nous un plan d’urbanisme ou un régime de l’arbitraire et de l’exception permanente ? Dans la situation présente, le plan protège le quartier. Or, les armes s’affûtent de part et d’autre pour livrer la bataille décisive du centre-ville. La loi est du côté de David et les millions, avec Goliath. Il reste que nous espérons que nos concitoyen·ne·s choisiront de jouir en commun de leur ville plutôt que d’acquiescer à la privatisation du soleil. Ω
Protégeons le quartier du Musée
À quelques pas du Musée canadien de l’histoire se trouve un quartier de taille modeste, mais avec une place indéniablement importante dans l’histoire du Vieux-Hull. Connu aujourd’hui sous le nom de quartier du Musée, ce secteur de la ville est l’un des seuls à avoir été épargnés par le grand feu de 1900 et à avoir échappé aux expropriations du gouvernement fédéral durant les années 1970 (1). Nous, les résidentes et résidents actuels du quartier, avons choisi d’y vivre, avec la fierté de s’être installés sur un lieu plein d’histoire. Nous avons un esprit familial, une communauté chaleureuse où bonheur et convivialité se côtoient. C’était naturel, alors, que nous nous mobilisions sous la menace de projets de hautes tours d’habitation dans ce quartier qui nous tient à cœur. Par différents moyens simples (réseaux sociaux, porte-à-porte, dépliants et pancartes), nous avons tissé des liens et trouvé solidarité avec les citoyen·ne·s d’autres secteurs de la ville. Nous défendons notre vision d’un développement qui se veut à échelle humaine : un espace urbain de qualité, sain, sûr et durable comme lieu de rencontre tant pour les visiteurs·euses que pour les résident·e·s. Une vision qui reflète fidèlement le caractère de notre région, et surtout, une vision démocratique qui respecte ses citoyen·ne·s.
No Towers
La lutte contre l’érection d’une tour de 12, 15 ou 20 étages au coin des artères Venables et Commercial, dans le quartier historique de Grandview à Vancouver, a su provoquer un mouvement de résistance dans la communauté. Appelé « No Towers », le groupe demande que le développement proposé ne dépasse pas cinq étages, conformément au zonage qui prévaut à cet endroit. Si la taille du projet proposé semble dérisoire face aux tours ambitieuses de Brigil, l’opposition des habitant·e·s du quartier prend racine dans un contexte où l’ampleur de la mainmise des promoteurs vancouvérois est d’une férocité qu’ignore encore le Vieux-Hull. Cependant, des dynamiques parallèles peuvent être dévoilées.
C’est en 2015 que le promoteur bien établi Boffo Properties annonce un partenariat avec la Kettle Society, un organisme venant en aide aux personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale. Le mouvement citoyen No Towers est né de la volonté de stopper la prolifération de condos de luxe que propose de construire Boffo, sous couvert d’aider l’organisme communautaire.
Une des stratégies employées par la Ville de Vancouver et le promoteur est de pointer du doigt les citoyen·ne·s qui refuseraient la densification en hauteur dans leur quartier. Or, No Towers souligne le caractère fallacieux d’une telle supposition, car le quartier Grandview est l’un des plus densément peuplés à Vancouver, tout en réussissant à conserver un caractère à échelle humaine. Rappelons que le même argument de densification a été servi au sujet des tours Brigil.
De plus, notons le refus de la Ville ainsi que du service d’urbanisme de rencontrer le groupe No Towers. Une attitude dangereuse pour la démocratie, qui en dit long sur la perception que les élu·e·s et employé·e·s municipaux ont de leur rôle.
Anaïs Elboujdaïni
PK NHNG G OEBPS/Flow_17.htmlSaguenay
L’héritage social et politique de Jean Tremblay
Les prises de parole publiques du maire de Saguenay, Jean Tremblay, ont à plusieurs occasions fait couler beaucoup d’encre. En septembre 2015, il annonçait qu’il ne se représenterait pas à la fin de son mandat en 2017. Pour certain·e·s, c’était une très bonne nouvelle, presque une libération. Résultat de la fusion en 2002 de Chicoutimi, Jonquière et La Baie notamment, Saguenay n’a eu que ce maire coloré depuis. Quel héritage laissera-t-il ?
Jean Tremblay sera longtemps associé à la prière récitée aux séances du conseil municipal et à sa défense acharnée de celle-ci devant les tribunaux. En 2006, Alain Simoneau, alors citoyen de Saguenay, portait plainte à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse contre la pratique du maire. Cette plainte a galvanisé ce dernier, qui a mobilisé ses troupes et les ressources de la Ville afin de la contrecarrer. La bataille judiciaire a été portée jusque devant la Cour suprême du Canada (CSC), qui a finalement obligé le maire Tremblay à cesser cette pratique.
L’enjeu soulevé par cette bataille était principalement celui de la neutralité de l’État. La séparation de l’Église et de l’État dans le contexte saguenéen n’était en effet pas respectée comme en fait foi la décision de la CSC : « Par la récitation de la prière en litige lors des séances publiques de délibérations du conseil municipal, les intimés adhèrent sciemment à certaines croyances religieuses à l’exclusion des autres. Ce faisant, ils contreviennent à l’obligation de neutralité qui incombe à l’État. »
Greenpeace et les intellectuels
« Je vous demande, les syndicats, les travailleurs : mobilisons-nous contre Greenpeace et contre les intellectuels de ce monde. » Voilà comment s’exprimait le maire à l’égard de Greenpeace et des intellectuels l’an dernier. C’est au courant de l’année 2007, lors d’une action de l’ONG à Saguenay visant à protéger la forêt boréale que le premier magistrat fait leur connaissance. C’est d’ailleurs à la suite d’une entrevue donnée aux différents médias régionaux concernant ce coup médiatique de Greenpeace que le maire devient une vedette de l’émission Infoman, qui le rebaptise Jean « là là » Tremblay. En 2015, le maire Tremblay proposait ainsi à la société civile saguenéenne de se mobiliser contre cette organisation militante puisque l’entreprise Produits forestiers Résolu (PFR), établie dans la région, avait perdu son accréditation FSC (Forest Stewardship Council) qui garantit la bonne gestion de la forêt. Dans la logique tout à fait ridicule du maire Tremblay, c’était la faute de Greenpeace. Selon lui, les usines qui ferment dans la région sont le résultat de l’activisme des groupes comme Greenpeace qui préfèrent sauver un caribou forestier plutôt que les emplois dans la région.
Cet épisode d’appel à la mobilisation du maire contre Greenpeace et les intellectuels n’est pas sa première frasque contre les intellos. En 2012, lors de la campagne électorale québécoise, la candidate du Parti québécois Djemila Benhabib s’est prononcé sur la présence du crucifix à l’Assemblée nationale. Les propos de cette dernière ne firent pas l’affaire de M. Tremblay et celui-ci prétexta qu’elle n’avait pas à s’interroger sur le sujet étant donné qu’il avait du mal à prononcer le nom de Mme Benhabib. En réaction à ces propos, le sociologue Gérard Bouchard, ancien co-président de la Commission sur les accommodements raisonnables, a suggéré à l’émission Tout le monde en parle que Jean Tremblay n’était rien d’autre qu’un intégriste religieux. C’était suffisant pour que le maire dénonce vertement les propos de Bouchard et suggère que ce dernier était allé à l’école « beaucoup trop longtemps » ! Il revient à la charge en 2015 en proposant de se mobiliser contre les intellectuels, comme nous l’avons souligné précédemment.
Pas à une contradiction près, le maire Tremblay proposait pourtant en 2013 de faire de Saguenay une ville universitaire, à l’image de Sherbrooke, en travaillant de concert avec l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC). Reste maintenant à voir la place qui serait accordée aux « intellectuels » de cette ville universitaire…
Mouvement étudiant et anti-émeute
Comme plusieurs autres endroits au Québec, Saguenay a été touché par le mouvement de grève étudiante de 2012; certains programmes d’études de l’UQAC et du cégep de Jonquière ont fait grève durant cette période. À l’instar de Montréal, plusieurs manifestations ont eu lieu dans les rues de la ville, bloquant à l’occasion des boulevards et même le pont Dubuc, unique lien entre le centre-ville de l’arrondissement de Chicoutimi et la rive nord de la rivière Saguenay.
Dans ce dossier, le maire s’est prononcé timidement sur la question des droits de scolarité, proposant d’imposer une hausse mais sur une plus longue période, proposition qui avait étrangement été reprise par le gouvernement de Jean Charest à l’époque. En avril 2012, lors de son passage au Cercle de presse du Saguenay, le maire Tremblay affirmait que les manifestations étudiantes étaient dérangeantes, mais qu’il n’augmenterait pas le budget de la Sécurité publique de Saguenay (SPS). Il faut rappeler que Saguenay, à cette époque, n’avait toujours pas de service de police munie d’une unité de contrôle de foule. Or, en novembre de la même année, bien qu’il ait annoncé qu’il ne financerait pas davantage le SPS, la Ville annonçait qu’elle débourserait 100 000 $ pour acheter l’équipement et former des policiers afin d’être conforme aux exigences du ministère de la Sécurité publique. Cette décision est survenue seulement une fois la grève étudiante terminée. Maintenant, dans un contexte où l’opposition commence à se mobiliser au Saguenay, les élus saguenéens auront accès à une police formée au contrôle de foule.
Opposition politique et médiatique
Déjà avec la prière à l’Hôtel de Ville, des citoyen·ne·s de Saguenay se sont mobilisés à quelques reprises pour exiger que le maire cesse son entêtement. Comme quoi les dangers de l’orgueil, l’un des sept péchés capitaux, auraient pu raisonner le maire et le faire céder sur cette question. C’est en novembre 2010 qu’un premier groupe de citoyen·ne·s se rencontre afin de créer un comité politique qui a mené, en 2011, à la création d’un parti politique : l’Équipe du renouveau démocratique (ERD). C’est lors du scrutin de 2013 que l’ERD se présente pour la première fois aux élections avec comme objectif de remplacer Jean Tremblay à la tête de la septième ville en importance au Québec. Lors de cette élection, 37 % des électeurs·trices ont voté pour l’opposition et deux candidates de l’ERD ont été élues au conseil municipal. L’organisation d’un parti politique municipal est une première dans l’histoire de la ville de Saguenay. Depuis l’élection de l’ERD, une tension est palpable au conseil municipal, où le roitelet se sent surveillé et où les débats n’ont jamais été aussi courants dans les instances municipales.
À l’instar d’une opposition organisée dans un parti politique, les médias régionaux ont aussi exercé un contre-pouvoir au maire – du moins une part d’entre eux. C’est principalement des journalistes radio-canadiens qui soulevaient les irrégularités dans la gestion du maire. D’autres médias, surtout KYK Radio X, ont appuyé le maire et ses idées. Cette station de radio a notamment organisé une campagne de financement dans le dossier de la prière afin de soutenir cette « lutte ». Par la suite, en réponse au « mauvais » portrait que Radio-Canada dépeignait de lui, le maire Tremblay a parfois refusé de répondre à des questions le concernant, voire d’accorder des entrevues à certain·e·s journalistes. Face à cette opposition médiatique, il a décidé de mettre sur pied son propre média. Dorénavant, il réagit et fait des annonces via des capsules vidéo sur le site internet de la Ville.
Perspectives d’avenir
Nous nous demandons si la présence d’une opposition politique organisée aura finalement eu raison du règne de Jean Tremblay. Depuis la « fondation-fusion » de la ville en 2002, il a géré celle-ci comme si c’était son petit royaume et les médias régionaux ont gouté à sa médecine. Cet homme de foi aura eu un impact significatif sur le paysage politique québécois. Le discours qu’il a entretenu dans les dernières années ne fait pas honneur aux citoyen·ne·s du Saguenay-Lac-Saint-Jean. À notre avis, le discours de bon gestionnaire et d’homme de principes aura maintenu Jean Tremblay au pouvoir. En se plaçant en défenseur des « valeurs canadiennes-françaises » (sic), il a démontré une force de caractère qui a touché sans doute beaucoup d’électrices et d’électeurs saguenéens.
Ce qui reste intéressant dans ce portrait de l’héritage social et politique de Jean Tremblay est qu’en quittant la vie publique, il laisse le champ libre là où tout espoir de changement était, jusqu’à tout récemment, difficile à envisager. Ce dernier gagnait les élections avec des résultats presque staliniens. L’avenir nous dira à quoi pourrait ressembler la Ville de Saguenay avec de nouvelles personnes à sa tête. C’est au cours du prochain mandat que l’on pourra mesurer la pérennité de l’héritage de Jean Tremblay. Ω
Sainte-Marie-Madeleine : l’extrémisme municipal
Àprès un an d’enquête et d’analyse, « nous n’avions toujours pas reçu de nouvelles de notre plainte au MAMOT. Le dossier reposait toujours sur le bureau du ministre, Pierre Moreau. À l’automne 2015, nous avons dû nous résoudre à prendre des avocats », explique Lise Chartier, citoyenne de Sainte-Marie-Madeleine.
La municipalité attire l’attention des médias depuis l’automne 2014. Le summum de l’incompétence s’est concrétisé avec ce que les citoyen·ne·s de la localité ont surnommé le « Garage de la honte » (garagedelahonte.com). Une grossièreté dans le paysage urbain qui illustre de toute évidence la panne du système politique municipal.
Malgré une série de vices de procédure et de lacunes de dérogations mineures dans le fonctionnement du conseil municipal, « les fonctionnaires du MAMOT nous ont clairement dit de ne pas nous faire d’illusions, explique Lise Chartier. Le résultat de notre démarche pourrait n’aboutir qu’à des réprimandes à la municipalité et aux élu·e·s. Pour nous, la situation est tellement effrayante qu’on demande la mise sous tutelle de notre ville ».
Toutes les démarches des citoyen·ne·s auprès de la municipalité ont frappé un mur. Les pétitions n’ont eu aucun écho auprès du comité consultatif d’urbanisme, les séances du conseil municipal ont omis les périodes de questions prévues pour les citoyen·ne·s – pas moyen d’arrêter le projet. Conséquence : l’érection d’une monstruosité industrielle en zone résidentielle transformant un quartier de la ville en cour d’Alcatraz.
« C’est passé comme du beurre dans la poêle. Pire, le maire nous a envoyé des mises en demeure pour nous faire taire, ajoute Lise Chartier. Les manœuvres de la municipalité ont même été poussées au point où la Ville a défrayé la publication et la distribution d’un bulletin rempli de faussetés pour induire la population en erreur. Et c’est moi qui suis traitée de terroriste et de rebelle qui cherche le trouble dans les réunions clandestines organisées en catimini par certains des promoteurs à l’origine de la situation », ricane-t-elle.
Austérité et privatisation de la politique
À l’automne 2015, les citoyen·ne·s avaient bien été avertis par les fonctionnaires du gouvernement que dès l’entrée d’un avocat dans le dossier, le MAMOT allait se retirer. « Mais les enquêteurs du ministère sont en nombre restreint et n’ont pas plus de pouvoirs que les citoyens, affirme Lise Chartier. En gros, leur travail ne peut aboutir qu’à donner des tapes sur les doigts. Aucune réparation ne peut être prévue. »
« Dans un monde corrompu où règne l’incompétence, identifier les problèmes n’est pas suffisant. Il devient nécessaire d’imposer des sanctions et des actions bien plus sévères. Comme, pour Sainte-Marie-Madeleine, la démolition du garage. » Mais ce n’est pas le cas, et en conséquence les contribuables ont dû se résoudre à faire appel à la justice. Une requête a été déposée en octobre 2015. Leur dossier est solide et l’optimisme est revenu, mais à quel prix pour les citoyen·ne·s ?
Sophie Vaillancourt
PK NH34I 4I OEBPS/Flow_18.htmlSaint-Augustin-de-Desmaures
Les artifices du pouvoir
La ville de Saint-Augustin-de-Desmaures, près de Québec, attire l’attention des médias depuis plusieurs années. L’administration municipale fait l’objet de multiples plaintes au ministère des Affaires municipales; des démarches citoyennes devenues indispensables qui suscitaient chez Sylvie Asselin, en juillet 2015 au sortir d’élections précipitées, des réflexions sur l’état de notre démocratie.
blog.tradel-barcelona.com
Pour Sylvie Asselin, candidate à la mairie de Saint-Augustin-de-Desmaures aux élections de juin 2015, le constat est plutôt désolant : les outils de vérification du gouvernement donnent aux gens « l’impression d’être protégés et d’avoir du pouvoir sur ce qui se fait dans leur ville. Mais il suffit d’essayer de les mettre en application pour s’apercevoir qu’au final le résultat aboutit davantage au découragement des citoyens quant à leur participation à la vie publique une fois les élections terminées. »
La médiocrité au pouvoir
Qu’il s’agisse de déposer une plainte au ministère des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire (MAMOT) ou de faire une demande d’accès à l’information, « il n’y a pas de soutien pour le citoyen » qui, dès les premières démarches, se voit finalement propulsé dans un dédale bureaucratique d’une lourdeur inouïe. « Il faut en avoir du temps lorsque tu veux comprendre les abus suspectés dans la gestion de ta ville ! Je ne faisais que ça tous les soirs, toutes les fins de semaine. »
Mettre sa vie en suspens pour rédiger des lettres, constituer des dossiers, fournir des preuves peut en rebuter plus d’un. « Le citoyen qui veut s’impliquer vire de bord. Les élus en place ont tout le pouvoir et s’ils décident de rire de toi, tu vas clairement manger tes bas », jusqu’à ce que la lumière soit faite. Ce qui demande en général des mois et des années. Entre temps, c’est le statu quo, et les projets mal ficelés, dérogatoires ou non, continuent à se mettre en place.
Pour celle qui a créé avec d’autres citoyen·ne·s, en 2012, l’organisme SOS Saint-Augustin, le réveil est brutal. L’organisme avait pour objectif d’apporter l’aide que réclamaient les élu·e·s de la municipalité dans le dossier de la quote-part que Saint-Augustin doit verser à l’agglomération de Québec. Après six mois à scruter les documents de la Ville pour chercher des moyens de réduire le fardeau des transferts, « on s’est plutôt aperçu que notre municipalité dupait ses citoyens ». Aujourd’hui, les conséquences d’une succession de confusions dans les procédures, d’ignorance des lois et de cafouillages de chiffres font dire à Sylvie Asselin que « si Saint-Augustin était une entreprise privée, il y a longtemps que le banquier aurait tiré la «plug». Ce serait la faillite. »
Aucun ratio d’endettement
Les administrations municipales peuvent aller à l’encontre de leurs règlements, embrouiller délibérément ou non les processus d’adoption des emprunts, obérer les citoyen·ne·s pendant des mois sinon des années sans être ennuyées. Au fur et à mesure qu’elle creuse les dossiers, Sylvie Asselin tombe des nues. De la bouche même des fonctionnaires de la Commission des plaintes du MAMOT, « nous apprenions que, contrairement à tout particulier, il n’y a aucun seuil d’endettement établi pour une municipalité. La Ville peut s’endetter sans fin et la dette accumulée est considérée comme l’héritage que laissent les élu·e·s en place à l’administration qui leur succédera. » Et c’est aux citoyen·ne·s-contribuables à qui revient la responsabilité de l’éponger.
En 2013, il était établi pour Sylvie Asselin que Saint-Augustin agissait dans la confusion et qu’elle dépensait déjà trop. Découverte : « la Ville ne payait pas les montants empruntés et ne portait pas à sa dette les nouveaux emprunts. Elle payait uniquement les intérêts à même les emprunts contractés et laissait entendre que les finances étaient sous contrôle… jusqu’à l’annonce d’une hausse de taxes de 25 % à l’automne 2014. La Ville tentait de faire porter entièrement l’odieux de la situation à la quote-part qu’elle devait pour son adhésion à l’agglomération de Québec. »
Dès janvier de cette même année, le projet du Complexe multifonctionnel (1) devenait pour la citoyenne celui qui allait « planter le dernier clou dans le cercueil de la Ville. Mais d’une séance du conseil municipal à l’autre, il n’y avait pas moyen d’obtenir les chiffres », affirme-t-elle; la Ville poussant à l’extrême le processus établi par la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels (2). Une plainte est donc déposée au MAMOT. L’enquête tarde et au fur et à mesure que les mois passent, la construction suit son cours.
Du baratin
Le rapport du ministère arrive finalement, mais 18 mois plus tard, soit en juillet 2015. « Entre temps le mal est fait, le bâtiment est achevé, s’indigne Sylvie Asselin. Même si après tout ce temps le rapport du ministère nous a donné raison, personne à la Ville n’a écopé d’un blâme. » Aujourd’hui pourtant, les citoyen·ne·s de Saint-Augustin doivent assumer une dette supplémentaire de 20 millions de dollars, pour un total d’endettement de leur Ville de près de 150 millions. Un montant faramineux si l’on considère que la localité ne compte que 8 000 « payeurs·euses de taxes ».
Dans son rapport, « le ministère convient qu’il y a eu des problèmes de datation et de contradiction sur certains éléments du projet pour en arriver à la conclusion qu’il s’est «probablement» produit des erreurs de transcription dans la rédaction des règlements d’emprunt et d’autres documents de la municipalité. Mais le rapport s’en tient uniquement à demander des correctifs après coup, afin de rendre les documents conformes, alors même que le projet est achevé. Et c’est à peine si les élu·e·s ont reçu une tape sur les doigts après avoir refilé la facture de 20 millions de dollars de ce projet aux citoyens-contribuables, quand ils n’annonçaient aucune répercussion financière sur leur compte de taxes ! », précise Sylvie Asselin.
C’est la déception. Le MAMOT mentionne sur son site que les citoyen·ne·s ont des droits. Ceux-ci sont cependant bien encadrés : en gros, le droit d’être bénévole, de participer aux consultations publiques et d’assister aux séances du conseil municipal pour poser des questions… mais souvent en nombre limité. « Et lorsqu’il le fait, le citoyen se fait dire par ses élu·e·s que la séance du conseil est un lieu de travail pour les conseillers et le maire et non pas un espace pour faire ses doléances. En réalité, explique Sylvie Asselin, le seul droit que détient actuellement le citoyen est celui de voter tous les quatre ans. » Autrement, il n’a que l’obligation de payer ses taxes. Dans l’intervalle, les gens qui cherchent à faire la lumière sur des situations présentant des lacunes dans leur municipalité assistent à une partie de balle entre deux paliers de gouvernement pour déterminer à qui revient la responsabilité de recevoir les plaintes.
Et rien pour faciliter les choses pour les contribuables, selon les processus actuels : s’opposer à un projet qui endettera une ville ou minera le visage d’un quartier exige une mobilisation des citoyen·ne·s à plus d’un niveau. D’abord, pour demander en temps et lieu la tenue d’un référendum, puis pour le référendum lui-même avec une campagne en bonne et due forme de plusieurs semaines.
Maintenant, il peut être concevable qu’un projet d’une administration municipale ait été mal ficelé, mais « quand il semble qu’une dizaine de projets l’aient été, il faut conclure à l’incompétence ou au fait que les élu·e·s en place ont sciemment ignoré leurs responsabilités de protection et de validation, renchérit Sylvie Asselin. En fait, ajoute-t-elle, les municipalités ont tous les droits et agissent un peu comme des dictatures. »
Lorsqu’un règlement d’emprunt pour un projet quelconque est formellement refusé par la population, la Ville peut reformuler ce projet en y apportant de légères modifications et le soumettre à nouveau à l’adoption, épuisant ainsi les ressources des citoyen·ne·s. Pire, « elle peut l’inclure dans un règlement parapluie (3) sans le détailler, avec la bénédiction du MAMOT. Elle peut ainsi le faire adopter presque clandestinement au nez et à la barbe des citoyens-contribuables. »
Quel moyen réel reste-t-il donc pour les « payeurs·euses de taxes » ? Celui, semble-t-il, de scruter les articles de lois pour trouver les violations commises et saisir la justice, à leurs frais, le cas échéant. Autrement, les décisions prises dans les municipalités relèvent de la gestion interne, un aspect sur lequel n’intervient pas le gouvernement (voir encadré). Et l’Unité permanente anticorruption (UPAC) ? Avant de s’intéresser à un dossier, elle demande d’obtenir toutes les preuves. S’il s’agissait d’un meurtre, compare Sylvie Asselin, il faudrait lui fournir « le cadavre, le film du meurtre, le meurtrier et l’aveu du meurtrier ». Alors, pour la quête de rectitude en politique, l’aventure appelle les courageux. Ω
Les pichenottes de la Commission municipale
Pour les citoyennes et citoyens engagé·e·s dans la surveillance de la gestion des deniers publics et de l’application des règlements adoptés par leur municipalité, parcourir le site Internet du ministère des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire (MAMOT) leur promet quelques éclats de rire… ou de larmes.
Selon la Politique de traitement des plaintes relatives aux municipalités, le MAMOT est l’organisme du gouvernement chargé de s’assurer de la bonne administration du système municipal par « le traitement des plaintes relatives à la gestion municipale [et celles] faites en vertu de la Loi sur l’éthique et la déontologie en matière municipale ». Mais une fois les processus enclenchés, quelles ne sont pas les surprises !
Au-delà des délais de traitement des plaintes jugées « recevables » qui peuvent s’étirer pendant des mois, on s’aperçoit que le rôle de surveillance du ministère en matière de gestion municipale se limite uniquement à fournir des avis et à faire desrecommandations aux municipalités, même lorsque celles-ci enfreignent les lois pendant des années. Au mieux, le ministèreassurera un suivi de l’application de ses recommandations sur une période de trois ans après la fin de son enquête.
Les citoyen·ne·s ne doivent pas s’étonner non plus d’apprendre que le ministère ne leur sera d’aucune aide en ce qui a trait aux questions relevant de la gestion interne de leur municipalité, comme l’adoption et la non-application des règlements… sauf dans le cas où la situation fait l’objet d’une plainte en éthique et déontologie contre un·e élu·e.
Les juges administratifs de la Commission municipale pourront, au pire, conclure à un manquement de l’élu·e et lui imposer des sanctions. Mais attention, les pénalités sont déjà établies : 1) une réprimande, 2) la remise à la municipalité du don ou des profits retirés, 3) le remboursement des sommes reçues pendant la période qu’a durée le manquement faisant l’objet de la plainte et 4) une suspension sans rémunération de l’élu·e pour une période maximale de 90 jours. Pas de quoi prévenir les récidives.
S. V.
PK NHZ* * OEBPS/Flow_19.htmlMontréal
Coderre le magnifique
À la lumière des sondages de popularité, les Montréalais·e·s portent le maire Denis Coderre presque aux nues deux ans après son élection. Quant aux médias, ils n’ont pas encore décroché de la lune de miel avec le maire.
Thomas Camus
Bernard Descôteaux, directeur du Devoir (média indépendant supposément critique), entretient une satisfaction béate vis-à-vis du « style démocratique » de Denis Coderre : « L’omnimaire, comme il fut déjà appelé, est de tous les dossiers, au point de laisser croire qu’il n’y a à l’Hôtel de Ville que lui. […] Minoritaire au conseil municipal, il a attiré dans ses filets plusieurs conseillers des partis d’opposition, dont le chef de Projet Montréal [Richard Bergeron] et a pu se constituer une majorité. » Bref, ce que Denis Coderre a fait le mieux, selon Le Devoir, « c’est prendre la défense des Montréalais. »
Populisme, sens du spectacle et maintien d’un taux de taxation « raisonnable » semblent être les composantes de notre démocratie municipale. Seul le parti Projet Montréal (première opposition à l’hôtel de ville) s’avance à critiquer le style particulièrement racoleur du maire, soulevant ainsi, par la bande, l’enjeu démocratique. Comités de quartier et autres associations citoyennes sont confondus par le style populiste de l’hôtel de ville. Seules certaines organisations pour le droit au logement parviennent à interpeller la Ville sur ses responsabilités politiques, mais sans trop de succès.
L’échec citoyen de la stratégie de concertation
Au détour des années 2000, cinq Sommets citoyens, dont le dernier en 2009 rassemblant près de 1 000 militant·e·s, visent une démocratisation accrue de la vie politique municipale. Parallèlement, le Sommet de Montréal en 2002 est initié par le maire Gérald Tremblay, d’où éclot le grand chantier de Montréal sur la démocratie (2002-2014). Résultat : toute une série d’insertions participatives, dont un « droit d’initiative citoyen » et une « charte des droits et responsabilités », le tout couronné par le Prix du maire de Montréal en démocratie. En outre, durant un certain temps, une forme restreinte de « budget participatif » a eu lieu dans l’arrondissement Plateau Mont-Royal, remplacé aujourd’hui par une consultation en ligne.
Tous ces évènements ont conféré à Montréal une notoriété internationale. Gérald Tremblay l’affirmait en son temps et Denis Coderre le reprend aujourd’hui : Montréal est une grande démocratie participative.
Pendant que l’on discute dans les instances participatives d’enjeux certes pertinents, l’essentiel du développement de la Ville et des quartiers reste l’apanage de puissants promoteurs, de politiciens·ne·s et de technocrates. Des exemples ? Malgré les 3,5 milliards $ de l’échangeur Turcot, celui-ci maintiendra intacte la capacité de 300 000 véhicules par jour contrairement à la demande populaire; un nouveau quartier montréalais (Griffintown) permettant d’accueillir près de 15 000 personnes (avec l’appui de la Ville) sans avoir prévu d’école, de CLSC ou autres services publics de proximité; ou encore lorsqu’on déverse 8 milliards de litres d’eaux usées dans le fleuve, malgré une pétition de 100 000 signatures. On sent bien que l’influence citoyenne ne fait pas le poids.
L’absence d’une opposition extra-parlementaire
Après plus de dix ans d’efforts, le mouvement citoyen de démocratisation municipale à Montréal a été avalé par le système politique en place. Représentation politique parlementaire, hiérarchie, hermétisme et opacité où seuls les élu·e·s décident. Voilà ce qui sévit à Montréal et à travers le Québec. La désillusion et le cynisme sont généralisés dans la population. C’est le cas à Montréal (1). La parole et l’influence citoyenneS sont neutralisées. D’ailleurs, les théoricien·ne·s militant·e·s les plus optimistes de la démocratie participative, telle Laurence Bhérer (2), n’arrivent plus à cacher leur désillusion.
Dans ce contexte morose où règne le capitalisme immobilier, quelques groupes de résident·e·s montent de temps à autre à l’assaut des conseils d’arrondissement pour y défendre d’autres intérêts, ceux des citoyen·ne·s. Les institutions dites participatives deviennent alors des lieux où la participation sert à créer ou à accentuer un rapport de force entre élu·e·s et groupes citoyens. Et il arrive à l’occasion que des batailles citoyennes parviennent à faire modifier une décision municipale ou à obtenir un gain substantiel face à un promoteur immobilier.
Ainsi, à titre d’exemple, les mécanismes de participation citoyenne des institutions municipales n’ont été d’aucune utilité dans la victoire populaire contre le déménagement du casino (2005-2006). Une présence assidue au conseil d’arrondissement a servi à amplifier la stratégie générale de pression politique, menant à l’entente sur l’aménagement des anciens Ateliers du CN (2012) (3). Mais il ne faut pas se le cacher, de tels exemples constituent malheureusement l’exception qui confirme la règle générale. Il n’existe pas de contre-pouvoir citoyen à Montréal. Dans ce contexte, l’opposition parlementaire n’a à peu près pas d’impact.
Privilégier le local
La gauche populaire et communautaire à Montréal devrait tirer des enseignements de l’échec de cette stratégie de concertation. C’est une de ses responsabilités politiques. Elle devrait renouer dans ses analyses et ses pratiques avec une approche de confrontation face au pouvoir municipal, de surcroît néolibéral. Le concept de démocratie citoyenne sans rapport de force élude les antagonismes de classes et les intérêts divergents bien réels à Montréal.
Sans contre-pouvoirs populaires, les intérêts capitalistes gagnent à tout coup. Et Coderre le populiste est mort de rire. Bâtir une ville, des arrondissements et des quartiers démocratiques, sans justice sociale et sans confrontation est un leurre. Ce n’est qu’à partir des quartiers et en lien avec les conditions de vie de la majorité que l’on peut bâtir des contre-pouvoirs autonomes face au pouvoir politique dominant et au déni démocratique. Ω
PK NHQ OEBPS/Flow_2.htmlBrèves
Chronique gaspésienne 3 : toute une virée
Gérald McKenzie
C’est parti pour un tour de la péninsule gaspésienne, en 5 jours, 2 000 km ! Le collectif d’À bâbord ! a décidé de produire un dossier sur la Gaspésie – un vieux rêve. Allons voir les Gaspésien·ne·s, qui connaissent bien la direction des vents. Nous partons à trois, un matin d’octobre, dans un véritable atelier de travail roulant : radio pour les nouvelles et la musique, plumes et cahier de notes, branchés de tout bord tout côté. Direction Matane. Le ciel est bleu, le pont est clair, le fleuve est long.
Première rencontre à Saint-Félicité, au Manoir des Sapins, près de Matane. Déjà, il est question des limites territoriales ambiguës : ça commence où la Gaspésie ? Chevauchement identitaire.
Rendez-vous lundi à 10h avec la mairesse de Sainte-Anne-des-Monts. Son obsession : l’éducation. Ça tombe pile ! Imaginez, au lieu d’un Coderre, d’un Labeaume, une madame Micheline Pelletier pour qui « l’espoir n’est pas un vain mot ».
Nos Matanais·e·s nous ont révélé un secret, Hameau 18, un des écovillages de la Gaspésie. En montant un chemin de travers à Cap-au-Renard, des autonomes, comme on en voit dans les livres ! Nous y reviendrons. Conversation impromptue avec une militante de cette communauté audacieuse. Des framboisiers, du kale et des algues pour l’économie locale.
Fin octobre, les champs sont ocres, la mer est grise et agitée. Rendez-vous à Grande-Vallée… Gaspésie revitalisée ou dévitalisée ? Histoire, sur 10 ans, des inscriptions à l’école secondaire. Haute-Gaspésie, les vents du nord frappent de plein fouet les villages au pied des montagnes. À Grande-Vallée, si on monte dans les terres à partir de la 132 on arrive à Murdochville. Le cuivre est au musée. On mise sur l’éolien et le gaz… On a vu Don Quichotte sur les crêtes.
Mercredi, au cégep de Gaspé, assemblée sur l’éducation et la démocratie. Et un pur adon : débat sur l’anarchisme au café étudiant… Rencontres et discussions animées pendant ces deux jours dans les couloirs du cégep. Au Brise-Bise, le professeur Spain, des syndicalistes, des littéraires, alouette. Longue conversation avec le maire de Gaspé. Virée à Rivière-au-Renard; qui ne connaît pas Réginald Cotton, le président de l’association des pêcheurs gaspésiens? Nous sentons le rouget, la morue disparue et le maquereau déjà évanescent. Enfin, parqués derrière l’usine des éoliennes, une dernière entrevue sur un cellulaire avec les chercheurs de Mérinov, le Centre d’innovation de l’aquaculture et des pêches.
Nous sommes en Gaspésie, calendrier serré. Jeudi, on monte à Val-d’Espoir, un village qui avait résisté aux fermetures de municipalités des années 1970-1990 (Opérations Dignité). Entrevue avec trois filles engagées dans le projet Produire la santé ensemble. À Val-d’Espoir, il y a 19 comités citoyens, dont un qui surveille les arbres convoités par les voleurs de grands chemins. Avez-vous déjà pensé être surveillant d’arbre ? Un bel arbre de bois dur peut valoir plus de 5 000 $.
Jeudi midi, Bonaventure. Si jamais vous y passez, allez au Loco local. Tout le communautaire et les voix parallèles sont là... Vous serez reçus sans façon mais avec cœur. Demandez à parler à Martin Zibeau et préparez votre demi, la monnaie du coin.
Jeudi soir, dernière étape de notre virée, le Café des arts de Carleton-sur-mer. La conversation citoyenne Éducation et démocratie nous révèle un centre intellectuel vital. Débats vifs et passionnants. Pascal Alain qui écrira avec Jean-François Spain La Gaspésie pour les nuls. Et d’autres, sur la culture, les Autochtones, les femmes, le pétrole, le ciment, l’éolien, la pêche, les organisations communautaires, les écovillages…
Des différences, des similitudes entre nous en ces temps d’austérité; le spectre et ses insidieux ravages. « La Gaspésie est un cas d’espèce pour comprendre les régions au Québec », nous dit Jean-François Spain. De toutes parts, on sent une vive résistance. « Vous nous coupez les tables régionales, on se trouve des moyens pour se parler, se concerter. » Nous entendons souvent le mot espoir.
Le vent est à bâbord. Ω
Normand Baillargeon, Noémie Bernier et Gérald McKenzie
PK NHMeT T OEBPS/Flow_20.htmlDrummondville
Prestidigitation politique
Depuis les fusions municipales, les Drummondvillois·es croyaient avoir un droit de regard légitime sur l’agrandissement du site d’enfouissement de Saint-Nicéphore dont la gestion est assurée par l’entreprise Waste Management. Malgré l’opposition de la population au projet exprimée lors d’un référendum en 2013, la Ville est allée de l’avant. Depuis, des citoyen·ne·s se sont organisés au sein du Groupe des opposants au dépotoir de Drummondville (GODD) afin d’acquérir rapidement les habiletés nécessaires pour faire valoir leurs droits.
craftcouncil.org
C’est une profonde indignation qui soutient le GODD dans cette démarche juridique, par laquelle ils espèrent retrouver un peu de confiance dans l’exercice de la démocratie au niveau municipal. Ce lien de confiance entre une bonne partie de la population drummondvilloise et ses élu·e·s municipaux s’est effrité le 17 juillet 2013 lorsque la Ville a émis à Waste Management un certificat de conformité qui allait donner l’aval à l’agrandissement du site d’enfouissement de Saint-Nicéphore.
Nous avions à Drummondville une sorte de paratonnerre nous garantissant qu’advenant une demande d’agrandissement de la part de Waste Management, la population devrait donner son approbation au projet. Une situation unique au Québec judicieusement négociée lors de la fusion de Saint-Nicéphore à Drummondville en 2004. La petite municipalité avait alors exigé cette garantie qui fut insérée dans le décret de fusion de l’époque (décret 626-2004, article 45), qui se lit comme suit et qui fait dorénavant partie de la charte de la Ville de Drummondville : « Tout règlement du conseil de la nouvelle ville et tout permis ou certificat d’autorisation délivré par un fonctionnaire de la nouvelle ville, visant à permettre l’agrandissement ou la construction d’un site d’enfouissement des ordures ménagères doit, pour avoir effet, être approuvé, conformément à la Loi sur les élections et les référendums dans les municipalités, par les personnes habiles à voter du secteur de la nouvelle ville correspondant au territoire de l’ancienne municipalité où la construction ou l’agrandissement est envisagé, ainsi que par celles de l’ensemble du territoire restant de la nouvelle ville. »
Quand l’entreprise Waste Management a annoncé, en 2012, qu’elle faisait une demande d’agrandissement de son site de Saint-Nicéphore, les citoyen·ne·s ont cru avoir un pouvoir démocratique légitime. Nous l’avons cru. Le 24 mars 2013, la Ville a tenu un double référendum. Dans le secteur de Saint-Nicéphore, la population a rejeté le projet d’agrandissement dans une proportion de 72 %. Pour le reste de Drummondville, ce fut un rejet majoritaire à 61 %.
Y a-t-il un pilote à bord ?
Nous avons cru en la probité de nos élu·e·s, et ce, bien naïvement, car dans les semaines qui ont suivi ces référendums, le projet d’agrandissement s’est poursuivi comme si de rien n’était. Le ministre du Développement durable, de l’Environnement, de la Faune et des Parcs à l’époque, Yves-François Blanchet, notre député, après avoir affirmé « qu’il n’irait pas contre la volonté de la population », a signé le décret ministériel 551-2013 approuvant la délivrance d’un certificat d’autorisation pour l’agrandissement du dépotoir. Les conseillers municipaux du secteur Saint-Nicéphore, Vincent Chouinard et Philippe Mercure, avaient promis « de défendre la décision des citoyens ». Ces belles promesses sont restées lettre morte. La Ville s’en est lavé les mains, s’en remettant à Québec.
Notre groupe a alors multiplié les démarches auprès de toutes les structures gouvernementales et paragouvernementales
susceptibles de corriger cette injustice. Nous avons fait appel à la Commission municipale du Québec, à la première ministre Pauline Marois, au Commissaire aux plaintes, au ministre des Affaires municipales, des Régions et de l’Occupation du territoire (MAMROT) de l’époque, Sylvain Gaudreault, au Directeur général des élections, au Protecteur du citoyen. La dernière déception en date étant une communication sans résultat du bureau du ministre des Affaires municipales actuel, Pierre Moreau. Nous sommes arrivés à la conclusion que nous ne pouvions compter que sur nous-mêmes. Tout ce beau monde nous ayant répondu qu’il ne pouvait rien pour nous. Que ce n’était pas de leur ressort de définir la portée de l’article 45 du décret de fusion de 2004 relativement à la Loi sur les élections et les référendums dans les municipalités. Seule solution : entamer des procédures juridiques.
La démocratie des tribunaux
En janvier 2014, le GODD a entrepris des démarches légales avec l’aide de la clinique juridique Juripop de Sherbrooke qui s’est désistée au bout de quelques mois, par manque d’effectifs. En février 2015, le groupe a déposé une requête en nullité du certificat de conformité octroyé à Waste Management par la Ville de Drummondville pour l’agrandissement du dépotoir de Saint-Nicéphore.
Contrairement à la Ville de Drummondville et à Waste Management qui sont représentés en cour par leurs avocats, notre groupe assume sa défense lui-même. Même si nous enregistrons déjà quelques victoires, même si nous réussissons à bien mener notre dossier malgré le peu de ressources financières, il n’en demeure pas moins que le système que nous croyions démocratique, en plus de drainer les ressources financières des citoyen·ne·s, exige d’eux une énergie et une détermination à toute épreuve afin que les principes sur lesquels le système actuel s’appuie soient mis en application. Faute de « Commission d’enquête publique », c’est un procès opposant des citoyen·ne·s à leur Ville qui est sur le point de commencer dans le Centre-du-Québec. Un procès dont le pouvoir citoyen est l’un des enjeux. Celui-ci est tellement important que vous ne risquez pas de le voir à la télé. C’est à suivre. Ω
PK NHZ) ) OEBPS/Flow_21.htmlQuébec solidaire
Les 10 ans de Québec solidaire
Un parti qui hésite...10 ans plus tard
Luciano Benvenuto
Lors de sa création, Québec solidaire se voulait un parti cherchant à promouvoir le bien commun à travers un programme qui se revendiquait de l’écologie, de la gauche, de la démocratie, du féminisme, de l’altermondialisme et d’un Québec pluriel et souverain. Tout un programme ! Ce qui explique peut-être que, 10 ans plus tard, il soit encore en cours d’élaboration bien que les diverses échéances électorales aient permis d’en préciser les contours.
Il me semble important, d’entrée de jeu, de préciser d’où je parle. Je n’ai jamais adhéré à Québec solidaire, même si j’ai assisté à son congrès de fondation et que j’y compte de nombreux ami·e·s. Par ailleurs, comme militante, j’ai toujours été plus intéressée par la forme mouvement et les collectifs affinitaires que par les structures partisanes. En outre, il me semble que les changements sociaux véritables ne viennent pas des institutions, quoique celles-ci aient un rôle à jouer pour les relayer et les généraliser, mais des innovations et des mobilisations à l’intérieur de la société civile.
Issu des mouvements sociaux et voulant contrer la droite et les politiques néolibérales, QS contribue maintenant à donner une voix aux mouvements sociaux à l’Assemblée nationale; mais le faible nombre de député·e·s et le faible temps de parole accordé au parti doit être pris en compte. Trois député·e·s en trois élections, à ce rythme le parti n’obtiendra une majorité de sièges à l’Assemblée nationale que dans très longtemps, d’autant plus qu’il existe surtout à Montréal, en dépit des tentatives de s’implanter dans les autres régions. Son appui populaire n’augmente pas tellement, malgré un rejet des politiques austéritaires du gouvernement Couillard par la population québécoise. Cependant, le rapport que le parti entretient avec les mouvements sociaux reste tout de même ambigu. Les urnes et la rue ne font pas toujours bon ménage. Après avoir activement soutenu le mouvement étudiant de 2012, QS s’est tout de même engagé dans la campagne électorale, alors que c’était une des tactiques du Parti libéral pour casser la grève.
Apports et lacunes
C’est paradoxalement sur la question nationale que l’apport de QS a été le plus intéressant jusqu’à présent. Partisan de ce que l’on pourrait qualifier de souveraineté utilitaire (favoriser la souveraineté parce que le contexte québécois est plus favorable que le contexte canadien pour mettre en pratique le programme du parti), Québec solidaire a su éviter les dérives du nationalisme ethnique dans les débats sur les accommodements raisonnables et sur la Charte des valeurs et est resté fidèle à sa vision d’un Québec pluriel riche de ses diverses vagues migratoires et ouvert aux revendications de ses populations autochtones, tout en favorisant la place du français comme langue publique commune. Le processus d’accession à la souveraineté que propose QS peut sembler laborieux, mais il est toutefois plus ouvert et inclusif que les « astuces » (qui se transforment souvent en pétards mouillés) du Parti québécois.
Il n’en reste pas moins que si QS a sa place sur l’échiquier politique québécois comme parti de gauche, le mode de scrutin actuel joue en sa défaveur. Si certain·e·s militant·e·s de QS militent activement en faveur d’une réforme du mode de scrutin, on ne peut pas dire que le parti, comme parti, soit particulièrement actif dans ce domaine. Or, pour effectuer une véritable percée parlementaire, QS est confronté à un dilemme : soit miser sur une réforme du mode de scrutin qui ouvrirait l’éventail des choix politiques dont nous disposons, mais dans ce cadre son positionnement multiple (les étiquettes dont j’ai fait mention au début) peut s’avérer un fardeau par rapport à des partis plus spécialisés (comme un parti vert, par exemple); soit escompter la disparition du PQ du paysage politique, ce qui ouvrirait la voie à une reconfiguration des forces politiques non pas sur l’axe souveraineté/canadianité, comme c’est le cas depuis le début des années 1970, mais sur l’axe gauche/droite, ce qui pourrait favoriser l’expansion de QS comme seul parti de gauche. Cependant, rien n’indique que l’une ou l’autre de ces avenues se concrétiseront à court terme, ce qui condamne en quelque sorte QS à vivoter à la marge de la représentation politique.
Des positions à préciser
Par ailleurs, il serait utile de s’interroger sur ce que signifie être de gauche, en 2015, au Québec. Le positionnement de QS en faveur de l’écologie, du féminisme, de la démocratie, de l’ouverture à la diversité ethnoculturelle entre grosso modo dans une perspective de gauche aujourd’hui. Mais, il y a également le capitalisme vert, une instrumentalisation de l’égalité entre les hommes et les femmes à des fins racistes et islamophobes, une réduction de la démocratie à son volet représentatif et des déclinaisons conservatrices de la diversité ethnique. Reste donc à préciser quel type de gauche incarne QS.
Une première zone de flou entoure la question du capitalisme. QS invoque régulièrement le bien commun et la justice sociale et dit vouloir « dépasser le capitalisme ». C’est certainement préférable aux politiques austéritaires du gouvernement en place qui évide les institutions démocratiques, soutient les canards boiteux du Québec inc., marchandise les services publics en attendant de les privatiser, brade nos ressources naturelles et veut s’inscrire dans l’économie pétrolière. Mais quels sont les modes de dépassement du capitalisme ? L’altermondialisme a créé une zone de flou en se parant de bonnes intentions et de bons sentiments tout en évitant de poser la question de la nature intrinsèquement injuste du capitalisme.
À cet égard, QS est lourdement handicapé par ses origines dans le mouvement communautaire et par les paradoxes de ce mouvement. En effet, le mouvement communautaire est le lieu d’une organisation sociale autonome des groupes dominés dans la société, le terreau de plusieurs innovations sociales (les garderies populaires des années 1970 ont rendu possible la création des CPE; les cliniques communautaires ont poussé le gouvernement à mettre en place des CLSC, etc.). Mais il est aussi le lieu où l’on panse les plaies sociales du capitalisme par la mise en place de services divers qui pallient certaines conséquences des injustices sociales créées par le capitalisme ou le désengagement de l’État concernant la dispensation de services publics. Au cours des dernières années, le communautaire s’est beaucoup investi dans l’économie sociale et la lutte à la pauvreté, ce qui est loin de constituer une réponse d’ensemble au capitalisme et peut même contribuer à le conforter, comme en témoignent l’inclusion de la lutte à la pauvreté dans le programme du millénaire de la Banque mondiale ou la solvabilité des pauvres par des programmes de microcrédit.
Prôner une rupture avec le capitalisme comme mode de production et de distribution de la richesse, ce n’est pas répéter sous une nouvelle forme le vieux débat entre réforme sociale et révolution. Par exemple, comment se dire écologiste aujourd’hui si l’on ne prend pas en considération que le maintien de la planète Terre comme lieu habitable par les êtres humains nécessite d’en finir avec un système économique qui prône l’accumulation infinie plutôt que la satisfaction des besoins humains, qui repose sur l’échange (par définition illimité) plutôt que sur l’usage (limitable) ? Le féminisme se réduit-il à l’accession de quelques femmes à l’élite politique, économique ou médiatique ou ne prône-t-il pas plutôt une profonde transformation de la production et de la reproduction et un dépassement du binarisme du genre ?
Bref, il est des hésitations qui contribuent à étouffer le débat politique ou à l’obscurcir, et des ambiguïtés qui ne nous permettent pas d’espérer laisser le vieux monde capitaliste derrière nous. Ω
PK NH7K: K: OEBPS/Flow_22.htmlTémoignages
À bâbord ! a contacté des personnalités des milieux intellectuels, artistiques, syndicaux ou autres pour les inviter à offrir une courte réflexion à l’occasion des 10 ans de Québec solidaire. Quelques-unes ont décliné, plusieurs ont accepté.
Luciano Benvenuto
La liberté d’avoir une voix
Ianik Marcil, économiste indépendant
Depuis au moins 20 ans, on sait combien la vie politique s’est transformée en un marché froid, calculateur et désincarné. Elle est devenue une business au cœur de laquelle les électeurs ne jouent que le rôle de consommateurs de programmes, les partis, de machines de marketing et les élections, une vaste campagne de publicité.
Comme dans tout marché, l’offre tend à s’homogénéiser. On nous vend la même camelote, seule la marque change. Pas surprenant alors qu’on puisse pratiquement interchanger les logos du PLQ, de la CAQ et du PQ sur la couverture de leurs programmes respectifs : c’est du pareil au même. Comme sur n’importe quel marché de bébelles qu’on nous vend, la différence entre le téléviseur X et le téléviseur Y n’est que marginale. Or, si rien de tout cela ne convient au consommateur, il se retrouve sans autre choix possible. Même chose en politique. Les programmes des principaux partis convergent à ce point que l’électeur- consommateur en vient à choisir l’équipe qui a la plus jolie image ou le logo le plus inspirant. Sans plus.
À cet égard, l’arrivée de Québec solidaire dans le paysage politique a fait entrer un vent de fraîcheur et de liberté. Une voix qui se distingue – la seule à l’Assemblée nationale qui n’ânonne pas la lisse et consensuelle idéologie néolibérale. La voix de l’égalité et de la solidarité, deux idéaux plus que jamais révolutionnaires en cette époque de division sociale qui sert magnifiquement les ploutocrates au pouvoir.
Pour filer de nouveau la métaphore du marché, QS confronte l’oligopole des principaux partis en offrant un programme radicalement différent, tant sur le fond que sur les idéaux qui le sous-tendent. En cela, Québec solidaire nous offre la liberté d’avoir une voix qui détonne et qui porte l’espoir.
Anticapitalisme, antiracisme, antisexisme
Alexa Conradi
En 2006, l’espoir d’une gauche politique unifiée naissait avec la mise sur pied de Québec solidaire. J’étais de ces féministes qui rêvaient d’une telle option lors de la Marche mondiale des femmes en l’an 2000. Non seulement le capitalisme et le patriarcat constituaient pour nous des systèmes à transformer, aussi æfallait-il qu’une voix clairement féministe puisse s’exprimer au sein même de l’assemblée nationale si l’on voulait avancer. J’étais prête à m’y engager activement. Ainsi, lors du congrès de fondation, j’ai été élue présidente du parti, poste que j’ai occupé jusqu’en 2009.
Au début du 21e siècle, le cadre du débat public était étroit : le néolibéralisme semblait être devenu un fait incontournable et irréversible, tout comme le dogme du déficit zéro, embrassé par toutes les organisations présentes à l’Assemblée nationale, voire dans les médias. Il nous fallait une voix pour briser ce cadre limitatif; l’espoir pour moi résidait dans le potentiel qu’avait ce parti naissant d’y parvenir.
Par ailleurs, l’axe nationaliste-fédéraliste dominait toute réflexion politique. Le champ fédéraliste offrant une perspective libérale du vivre ensemble, il tend à nier l’aspect systémique des relations inégales entre groupes sociaux (peuples autochtones et peuples colonisateurs, francophones et anglophones, personnes blanches et personnes racisées, etc.). Le nationalisme, offrant une perspective hésitant entre assimilationnisme et interculturalisme, repose sur une logique qui légitime la domination des descendant·e·s des Français et de leurs intérêts sur le discours public au nom de leur assujettissement historique. Avec Québec solidaire, je voyais émerger la possibilité de soutenir un axe antiraciste dans les débats à gauche et les débats fédéralisme- indépendantisme.
Et aujourd’hui ? Québec solidaire ne néglige pas la reconnaissance des femmes dans la société québécoise. Ça fait du bien ! Il contribue à approfondir l’axe gauche-droite sans toutefois remettre assez franchement en question le dogme néolibéral, encore moins le capitalisme. J’aimerais voir un QS plus audacieux à cet égard, quitte à limiter pour le moment son expansion à l’Assemblée nationale. Sur l’axe fédéralisme-nationalisme, Québec solidaire me paraît confus en tenant un discours tantôt interculturel, tantôt identitaire, tantôt antiraciste. Or, le Québec, comme ailleurs en Occident, est en présence d’une hiérarchie raciale qui prend racine notamment dans l’esclavagisme et le colonialisme européen. Afin de clarifier sa position, QS pourrait étendre ses réflexions sur la décolonisation (des rapports entre peuples québécois et autochtones), aux rapports entre Québécois·es sur les plans économique, social et culturel.
Luciano Benvenuto
Le premier pas
Alain Deneault
L’idéologie consiste à présenter comme nécessaire et naturelle une certaine façon de penser. Cette façon-là de concevoir les choses tourne fatalement à l’avantage d’intérêts particuliers (la grande industrie, les institutions financières, les rentiers, les détenteurs de fortune…) tout en se présentant comme une traduction juste des rapports sociaux dans leur ensemble. Le tout de la société est ainsi invité à penser dans les termes d’un modèle qui profite en réalité à une petite minorité, soit l’oligarchie.
Il faudrait donc considérer comme normale l’imposture voulant que toute action sociale, commerciale ou culturelle soit encodée de telle sorte que chaque opération profite à ces puissants, sous peine sinon de paraître stérile ou de ne pas être autorisée. Cette oligarchie aurait ainsi raison sur tout et exigerait pour toute chose (l’organisation d’un spectacle, la création d’un champ d’études, le développement d’un médicament, la production de céréales…) qu’elle lui soit bénéfique. Les intérêts de la caste se sont insérés dans tous les interstices de la vie sociale au point où ceux qui ponctionnent la valeur que créent ces moments d’activité se présentent plutôt avec outrecuidance comme ceux qui les rendent possibles. Rien n’est censé échapper au droit de prélèvement qu’elle s’est structurellement attribué sur la totalité des actions; la conformité aux attentes du marché et la contribution aux statistiques du produit intérieur brut font alors foi de tout.
Québec solidaire n’a pas renversé cet ordre. Mais par sa seule présence, par ses propositions qui relèvent le plus souvent de la logique élémentaire, il a transformé en une option parmi d’autres ce qui se présentait jusqu’alors comme un fait de nature. Attribuez un seul siège à une personne de Québec solidaire et voici ce qui paraissait évident dans l’Assemblée devenir soudainement une option qu’il faut désormais justifier et défendre. C’est là un premier pas. Et c’est à partir de lui que l’idéologie naturalisée, démasquée en tant que parti pris de classe, paraît discutable à la longue, puis un jour sonne creux. On ne perçoit plus en lui que son arbitraire et on s’en détourne sitôt qu’on apprécie à sa juste mesure le caractère destructeur, inique et infantile de ce qu’il produit dans l’histoire.
Insuffler du beau et du vrai
Paul Ahmarani, comédien
Quand j’ai découvert l’Union des forces progressistes, qui plus tard deviendrait Québec solidaire, j’ai ressenti un grand soulagement, un grand espoir : enfin, je pouvais m’identifier à une force politique de gauche rassembleuse, positive, qui me représentait ! J’y ai découvert des gens incroyables, de grands talents, de grands esprits aux valeurs humanistes. Ça m’a réconcilié avec la politique et sorti d’un cynisme paralysant et contre-productif. Puis Amir a été élu. La joie que j’ai ressentie ce soir-là en est une que rarement j’ai connue. Le sentiment de faire partie de l’Histoire. C’est naïf peut-être, mais c’est beau et vrai. Deux qualificatifs, vous en conviendrez, rarement associés au monde de la politique. Puis Françoise, puis Manon... On envoyait des féministes à Québec. On envoyait des gens qui sont en politique pour vraiment changer les choses. Des gens pour qui le pouvoir est un moyen et non un but. On peut être opposé à Québec solidaire, mais personne ne peut nier son honnêteté. C’est déjà une victoire...
Tous les points de vue
Jacques Létourneau, président de la CSN
En démocratie, la représentation politique des différents courants qui traversent la société doit trouver un écho à l’Assemblée nationale. Lorsque nous portons un regard sur la vie politique des 55 dernières années, on voit bien qu’il y a loin de la coupe aux lèvres à cet égard. Le bipartisme, exprimé par le Parti libéral et l’Union nationale, puis par le PLQ et le Parti québécois, a circonscrit la société dans des sillons qui ne reflètent pas toutes les tendances se manifestant pourtant dans les chaumières, dans les quartiers, dans les régions, dans les milieux de travail.
Malgré le passage éphémère de certains groupes, dont l’ADQ qui a tenté en vain de briser le cycle PQ-PLQ, ce sont ces deux dernières formations qui ont monopolisé le pouvoir et le gros de la députation depuis 1970, des années où les débats politiques et économiques ont longtemps été dominés par la question nationale.
Le principal mérite de Québec solidaire se vérifie à deux niveaux. D’abord il démontre avec justesse la nécessité de réformer le mode de scrutin pour permettre à un éventail d’idées politiques de faire leur chemin à l’Assemblée nationale. Il est inconcevable de continuer de priver l’électorat d’une représentation politique qui reflète tous les courants et qui, en outre, redynamiserait la vie politique d’ici. Le Québec gagnerait à voir des député·e·s provenant de divers horizons siéger à l’Assemblée nationale. La démocratie s’y exprimerait assurément mieux, et le cynisme désabusé à l’endroit des partis et des politicien·ne·s aurait beaucoup moins de prise. Québec solidaire, par ses interventions, a fait valoir sa présence non seulement en chambre et dans les travaux parlementaires, mais aussi au quotidien dans les médias, en raison de la place qu’il occupe à l’Assemblée nationale. Imaginons si le nombre de député·e·s de QS et des autres formations qui pourraient être présentes au Parlement correspondait au taux de votes recueillis par elles !
Aussi, à l’heure où le Québec est davantage polarisé par la question sociale, Québec solidaire participe activement au débat gauche-droite. En proposant des alternatives aux projets néolibéraux, il contribue également à nourrir ce débat. Même si celui sur la souveraineté n’est jamais évacué, à l’heure où l’Assemblée nationale est dominée par des courants de droite ou de centre droit et où les mesures d’austérité frappent de plein fouet l’État social québécois, la place de QS n’est plus à démontrer.
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