21 décembre 2013

Enseigner

Jean-Marc Piotte

En 1957, à la fin de mes études secondaires, je veux continuer d’étudier, mais je ne sais dans quel domaine, ni à quel endroit. Deux de mes amis optent pour le collège militaire royal de St-Jean. Les accompagner, y apprendre l’anglais et pratiquer des sports m’intéressent, mais je sais très bien que je ne pourrai y supporter la discipline militaire qui vise à réduire chaque individu à la servilité. Polytechnique ne me dit pas grand-chose. Je ne connais pas les sciences sociales. (J’aurais pu m’inscrire aux départements universitaires qui les enseignent, même si, tributaire du système d’éducation publique, j’étais démuni du bac. Ès arts.) Désorienté, je demande conseil auprès de mon professeur de français, un monsieur Duguay si je ne m’abuse, qui se distingue par son ouverture d’esprit. Il me conseille l’École normale. Ayant tellement détesté l’école dont la formation repose sur la répression, je n’ai aucun, mais aucun appétit pour l’enseignement. Monsieur Duguay m’affirme alors que l’École normale, au lieu de m’enfermer dans un cul-de-sac professionnel, m’ouvrirait à tout. Je m’inscris ainsi à l’École normale Jacques Cartier (ENJC) dont les bâtiments se trouvent sur la rue Sherbrooke, dans le parc Lafontaine, à proximité de l’école du Plateau.

À l’exception de quelques professeurs, dont l’humaniste Bernard Jasmin qui nous fait entrevoir un autre monde, la plupart de nos enseignants œuvrent à nous normaliser, en nous conformant à l’opinion publique façonnée par l’Église catholique. Durant ces années, tout en continuant de pratiquer des sports, je commence à m’interroger sur ce que m’ont transmis et inculqué mes parents, mes professeurs et les curés. À la fin de mes études normaliennes, je sais et reconnais que je ne sais pas grand-chose. Le diplôme décerné par l’École normale m’ouvrant les portes de la philosophie à l’Université de Montréal (UdeM), je m’y inscris, espérant qu’elle me permette de découvrir le sens de la vie.

Ma licence de philosophie en poche, je me mets à la recherche d’un emploi. Je ne me retrouve devant rien, hormis l’enseignement au secondaire. Je suis engagé par la Commission scolaire catholique de Montréal pour enseigner en 10e année le français et la religion, celle-ci réduite alors au catéchisme qui contient les questions à poser et leurs réponses. (Suivant les conseils de certains, craignant que la surqualification de ma licence nuise à ma candidature, je ne déclarai mon diplôme qu’après avoir été embauché.) Aucun problème de discipline ne mine l’école Sanguinet, située sur la rue du même nom, un peu au sud de la Sainte-Catherine. Le principal, un ancien lieutenant de l’armée, dirige tout d’une main de fer. Par un système d’interphone, il peut suivre ce qui se passe dans les classes. Pour nous rassurer, il nous avertit qu’à la moindre indiscipline il peut envoyer l’élève délinquant à l’école de réforme. Moi qui avais tant détesté l’école répressive, je me retrouve donc au service de la répression dans la pire école de Montréal.

Un mois et demi plus tard, je démissionne pour devenir animateur social dans le comté de Matapédia dans le Bas-du-fleuve. J’avais connu Jean-Claude Lebel, ancien président du Parti socialiste du Québec, par l’intermédiaire de Jacques Dofny, professeur de sociologie à l’UdeM. Lebel vient d’être nommé responsable de l’animation dans le cadre du Bureau d’aménagement de l’est du Québec (BAEQ). Le rôle des animateurs est d’aider les citoyens de chaque ville et de chaque village à créer un comité dont l’objectif consiste à tracer un plan de développement basé sur les ressources locales (essentiellement, agriculture, foresterie et tourisme). Je viens d’avoir 23 ans, ai peu d’expériences de travail (wrapper chez Steinberg les fins de semaine, aide-postier durant la période des fêtes et animateur dans les terrains de jeux de la métropole pendant l’été) et, ayant toujours vécu à Montréal, je connais peu le milieu rural. Petit cul venant de la grande ville et frais diplômé de l’université, je suis mis à rude épreuve avant d’être accepté par les gens du milieu. Comment unir mon petit savoir abstrait aux connaissances concrètes de ces gens ? Comment susciter leur espoir, eux si souvent déçus par les promesses non tenues des politiciens ? Je me mets à leur écoute. Avant de parler, je les questionne. Tout ce que j’ai appris comme animateur et organisateur, je le dois à ces gens avec qui j’ai œuvré.

J’adore ce travail qui me permet de confronter mes connaissances à celles des gens du milieu, de comprendre leur situation et d’inscrire mes interventions dans une perspective de changement social. Mais, moins de huit mois après mon engagement, il ne faut plus défendre auprès des gouvernements les plans préparés par les citoyens ; nous devons au contraire convaincre ces derniers de la validité des plans pensés par des chercheurs du Bureau et négociés par les aménagistes en chef avec les technocrates et les ministres de Québec et d’Ottawa. À la suite de diverses péripéties, dont un article publié dans la revue Parti pris où je préconise la révolution [1] , je démissionne, reviens à Montréal et renonce définitivement à l’animation sociale. J’avais compris que ce sont ceux qui paient mon salaire qui contrôleront l’issue de mon travail ; je ne voulais pas redevenir le dupé dupeur.

Il me faut retrouver du travail. Grâce à Bernard Jasmin, devenu directeur de l’école Gérard-Filion de la Commission scolaire régionale de Chambly, je suis engagé en octobre comme professeur de français en 10e année pour deux classes de formation générale et une classe de commerciale. Je suis le cinquième professeur de ces classes qui en sont également à leur cinquième professeur de mathématiques et à leur troisième d’anglais. À mon premier cours, je suscite une rigolade générale en leur annonçant qu’ils n’auront pas ma peau. En étant bête et méchant, je réussis peu à peu à imposer mon autorité. Lorsque la période des fêtes arrive, je contrôle mes classes. En janvier, je commence vraiment à enseigner ce qui est au programme. Laurent Girouard a la gentillesse de me passer pour mes cours des textes d’auteurs québécois soumis à l’analyse, mais je dois reconnaître que je me tiens le plus souvent au ras des pâquerettes. À la fin de l’année scolaire, je les assomme en les soumettant aux examens des vingt dernières années. Seulement trois de mes élèves échouent à leurs examens. Je suis maintenant accepté : les leaders d’une classe m’invitent à aller jouer au bowling avec eux, tandis que, l’année suivante, une autre délégation de mes anciens m’implore de retourner leur enseigner. J’étais passé au travers. J’avais en quelque sorte réussi, tout en détestant cette année de travail.

J’enseigne une autre année à cette école, mais l’initiation à la pensée remplace le français et une classe d’élèves sélectionnés de 11e année se substitue à mes trois classes précédentes. Voici comment et pourquoi. Le frère Untel, Jean-Paul Desbiens, reçoit du ministre de l’Éducation, Paul Gérin-Lajoie, la mission de penser les futurs cégeps. Comment pourrait être enseignée la philosophie dans les futures écoles postsecondaires alors que la majorité des profs existants ne connaissent vraiment que le néothomisme ? Pour briser ce dogmatisme de la pensée qui asphyxie les collèges privés, Desbiens propose de remplacer les manuels et un programme très structuré par quatre grands thèmes qui ouvriraient des espaces de liberté, en supprimant les contraintes sécuritaires du passé. Il confie la tâche d’expérimenter cette nouvelle façon d’enseigner la philosophie à Jacques Tremblay, un de ses amis, et à moi, qui avait connu celui-ci comme prof à l’ENJC.

Je commençai mes cours par des thèmes proches des étudiants (par exemple, amitié ou amour). Sur chacun de ceux-ci, je les questionne pour savoir ce qu’ils en pensent. Puis, je les confronte oralement ou par de courts textes à la pensée articulée d’un ou deux auteurs. Mon objectif n’est pas de les faire penser comme moi, ni fondamentalement de leur faire connaître la pensée d’un philosophe ou d’un autre, mais de les amener à se questionner sur eux-mêmes, sur les autres (amis, famille, société, terre…) et sur les rapports qu’ils entretiennent avec eux.

Après un séjour d’études de trois ans en Europe, je revins au Québec où j’enseigne la philosophie au cégep de Saint-Laurent en suivant la même méthode [2] . J’ai adoré ces deux années d’enseignement. La philosophie n’est pas, pour moi, un savoir comme un autre. Philosopher, c’est interroger tout ce qui semble aller de soi, y compris ses propres certitudes. Comment enseigner la philosophie à des étudiants dont on ne connaît pas ce qu’ils pensent et ce qui les inquiète ? Comment espérer que l’étudiant devienne un jour un citoyen conscient et critique si, adolescent, il répète ce que son entourage croit ? Comment favoriser la joie intellectuelle de penser par soi-même ?

J’ai tellement aimé ces deux années d’enseignement que j’ai longuement hésité à accepter un poste régulier d’enseignement à l’UQAM, même si les conditions de travail y étaient supérieures et me permettaient de faire de la recherche. Dans mon enseignement universitaire, je n’ai jamais atteint l’état de grâce de ces deux années. Toutefois, après un certain temps d’apprentissage, j’ai réussi à introduire dans mon enseignement l’esprit maïeutique qui m’anime.

Les étudiants universitaires sont sortis de l’adolescence. Ils ont décidé pour des raisons diverses de poursuivre des études et ont choisi un domaine de spécialisation, même si tout cela peut être remis en question. Chacun de leurs cours est muni d’un descriptif qui définit la matière à étudier. Même si ce descriptif laisse une grande marge de manœuvre au prof, celui-ci est appelé à transmettre un savoir précis qui laisse peu d’espace à l’expression de ce que pense l’étudiant des sujets abordés. Si le prof a appris à expliquer clairement ce qui est parfois complexe et s’il s’adresse à tous les étudiants en ne se limitant pas aux allumés, les étudiants, du moins la majorité d’entre eux, acquerront le savoir enseigné et pourront réussir leurs examens ou travaux. Mais si ce savoir ne les bouscule pas intellectuellement, ils l’oublieront peu à peu. (J’ai connu plein de gens, incapables de lire Les grands penseurs du monde occidental, qui avaient réussi, certains avec des notes excellentes, leurs études collégiales et universitaires. Enfermés dans la logique d’un travail particulier, ils avaient arrêté de se questionner hors de cette logique et étaient devenus des analphabètes culturels, à l’image de ceux qui, arrêtant de lire et d’écrire après des études secondaires, oublient ce qu’ils avaient appris.) Utilisant différentes techniques, je cherchais à susciter des doutes dans leurs têtes, à les amener à se questionner. Non pas à questionner pour questionner, mais pour obtenir des réponses qui ne se réduisent pas à la répétition de ce qu’ils ont entendu et enregistré. Je désirais les aider à devenir des individus conscients et responsables, des citoyens. Bref, je leur exposais ma passion intellectuelle.


[1« Notes sur le milieu rural », Parti Pris, vol. 1, no 8 (mai 1964), p.11-25.

[2Cette liberté de philosopher fut supprimée et remplacée par un programme contraignant au bout d’un certain nombre d’années : certains professeurs enseignaient littéralement n’importe quoi et l’un de ceux-là, au cégep du Vieux-Montréal, refusait même d’enseigner quoique ce soit au nom de la liberté de penser des étudiants !

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