Des ramparts comme autant de frontières

No 05 - été 2004

19 avril 2004, Bagdad occupée

Des ramparts comme autant de frontières

par Andrea Schmidt

Andrea Schmidt

Pendant que les États-Unis continuent leur Guerre de terreur en Irak, la prise en otages d’étrangers par les mouqawama (combattants de la résistance) a capté l’attention des médias. En réponse aux enlèvements, plusieurs ONG internationales et organismes d’aide humanitaire ont relocalisé leur personnel étranger à Amman. Les journalistes étrangers qui n’ont pas encore quitté le pays sont presque paralysés et font leurs reportages de leurs fauteuils, devant des téléviseurs situés dans des complexes hôteliers « protégés » par des remparts de béton, des gardes armés et leurs bons contacts.

Pour le personnel de certaines chaînes de nouvelles, cela ne représente pas un très grand changement – pour des raisons de sécurité, CNN n’a pas laissé ses journalistes étrangers sortir dans les rues de Bagdad après 16h durant cette première année d’occupation. Mais pour plusieurs journalistes, indépendants ou à l’emploi des grands média, l’immobilité actuelle est extrêmement frustrante.

La situation n’est guère plus reluisante pour ceux et celles d’entre nous qui sont venus ici comme militantes contre la guerre et contre l’occupation, avec l’intention de témoigner des injustices perpétrées par les forces d’occupation. Je ne suis pas vraiment sortie marcher dans les rues de Bagdad depuis maintenant une semaine ; je me suis résignée, contre mon propre jugement moral, à me faire conduire en auto d’une maison « sécuritaire » à une autre, où des Irakiennes sympathiques et des amiEs internationaux m’offrent leur hospitalité.
Alors que la peur d’être kidnappés a paralysé les étrangers en Irak, les forces d’occupation des États-Unis terrorisent les villes et leurs environs et semblent essayer de provoquer le plus de conflits violents possibles dans ce pays.

Les forces d’occupation des États-Unis ont massacré plus de 700 personnes dans la ville assiégée de Falloujah. Des centaines de familles ont fui le secteur, laissant la ville aux « Marines » et aux mouqawama. À Bagdad, les forces d’occupation ont bombardé à peu près tous les bureaux du clerc chiite radical Moqtada Al-Sadr. Paul Bremer a annoncé l’intention de l’Autorité provisoire de la Coalition (APC) de capturer Moqtada mort ou vif, lançant essentiellement aux communautés chiites le message que les États-Unis entendent en faire un martyr, tout comme Saddam avait fait un martyr de son père, le très respecté Sayyid Mohamed Sadiq Al-Sadr. À Al-Sadr City, un quartier pauvre majoritairement chiite de Bagdad où Moqtada Al-Sadr jouit d’une base d’appui importante, plus de 100 personnes ont été tuées durant une semaine de batailles entre l’armée du Mehdi de Moqtada et les forces d’occupation étatsuniennes. Selon les résidants, des pâtés de maisons ont été frappés par des missiles tirés tard dans la nuit par des hélicoptères. Des murs et des pièces entières ont été détruits. Les gens qui conduisaient leur automobile après la tombée de la nuit risquaient d’être la cible de roquettes et de chars étatsuniens et de mourir dans l’explosion de leur véhicule. Durant toute la semaine, les familles ont passé des nuits blanches à écouter le fracas des missiles, des mitrailleuses, des chars et des hélicoptères volant à basse altitude et faisant trembler les vitres.

« Si les États-Unis ne quittent pas le secteur, cela va continuer sans cesse », dit un homme rencontré à Sadr City, qui affirmait avoir vu les quatre passagers d’une voiture tués par les tirs américains. « Les États-Unis combattent les pauvres gens ».

En effet, cette guerre est visiblement menée avec des chars et des RPG7, des hélicoptères et des bombes à fragmentation, mais les années de dictature ba’assiste soutenue par les États-Unis et l’appauvrissement de la majorité du peuple irakien furent aussi des années de guerre. Une de mes connaissances chiites me racontait que durant les douze années de sanctions imposées par l’ONU, les communautés chiites en Irak ont dû en fait survivre à deux systèmes de sanctions : un de l’extérieur de l’Irak, et l’autre, imposé par la dictature de l’intérieur. Cette exclusion ne s’est pas terminée durant la dernière année de guerre que nous nommons occupation. La pauvreté, l’inaccessibilité de l’éducation et la malnutrition sont également des formes de guerre, aussi effrayantes dans leurs effets à long terme que la machinerie militaire.

Le carrefour de la terreur m’a constamment fait penser aux remparts de béton qui entourent les ONG, les organisations d’aide humanitaire, les édifices des ministères, les quartiers généraux des partis politiques, l’Autorité provisoire de la Coalition (APC) et les hôtels fréquentés par les étrangers en Irak. Ces remparts me sont toujours apparus obscènes. Ils sont obscènes dans la démarcation qu’ils établissent entre les vies qui sont considérées dignes de « protection » et celles qui ne le sont pas, dans cette occupation où l’une des plaintes les plus communément entendues de la part des Irakiennes ordinaires est l’absence quasi-totale de sécurité.

Ces remparts sont également obscènes, coulant dans le béton l’hypocrisie des ONG et des organisations humanitaires. Ils sont des barrières qui empêchent les « multitudes » irakiennes – les gens les plus pauvres, les familles sans emploi dont les femmes et les enfants mendient dans les rues, les gens qui n’ont pas l’identification obligatoire ou les bons contacts – d’entrer précisément dans ces organisations et institutions qui prétendent être là pour les « aider ». Les remparts de béton véhiculent un message : « Nous vous aiderons, mais seulement à distance, et seulement à un niveau de risque que NOUS choisissons et pouvons contrôler ».

Je me souviens d’une observation faite il y a plusieurs semaines par un ami perspicace. Pour celles et ceux d’entre nous qui sont des citoyennes de « première classe » de pays nord-américains ou européens, dans un système global qu’on peut très bien qualifier de système d’apartheid, nos frontières sont des remparts de béton. Elles nous mettent à l’abri des conflits et de la pauvreté que nos gouvernements et nos corporations créent et dont ils profitent dans le reste du monde.

Les Irakiens et les Irakiennes n’ont pas choisi que leur pays deviennent le terrain de bataille de la « guerre au terrorisme » de George W. Bush. Et je ne pense pas que la plupart d’entre eux auraient même choisi qu’il soit le terrain de bataille d’une juste résistance à l’impérialisme étatsunien. Ce qui ne veut pas dire que divers secteurs de la société irakienne ne sont pas en train de combattre et ne continueront pas à combattre pour résister aux occupants. Ils le font et ils le feront – et si les forces des Éats-Unis qui encerclent la ville sainte de Najaf, au moment où j’écris, envahissent effectivement la ville, la résistance chiite sera ardente et « elle ne s’arrêtera jamais ». C’est du moins la prédiction d’une de mes connaissances, un ex-officier chiite de l’armée irakienne qui a participé au soulèvement de 1991 contre Saddam. Mais il a aussi ajouté, en référence à l’Intifada actuelle, « nous ne combattons pas pour un mouvement anti-guerre ou anti-impérialiste. Nous combattons pour le peuple d’Irak ».

Si nos frontières sont des remparts de béton, elles sont donc ce sur quoi plusieurs d’entre nous comptons – en tant que militantes anti-guerre et anti-impérialistes des pays occidentaux – pour maintenir une distance sécuritaire entre nous-mêmes et la réalité pleine de dangers dans laquelle les Irakiens et les Irakiennes, les peuples d’autres nations occupées et colonisées et les gens déplacés par la guerre, la pauvreté et l’occupation doivent survivre quotidiennement.

La solidarité et la justice exigent peut-être que nous cessions de prendre autant de précautions. Il est peut-être temps que nous prenions des risques avec nos propres corps, dans le type d’actions directes qui confrontent l’empire à l’intérieur de sa forteresse. Il est peut-être temps de déplacer le champ de bataille à l’intérieur de nos frontières et devenir la résistance derrière les remparts – le type de résistance qui peut effectivement les abattre.

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