Dossier : Au travail ! - Organisati

Dans une usine chinoise

Ting-Sheng Lin

Malgré les apparences, la logique de la réforme chinoise de 1978 semble identique à celle de l’industrialisation socialiste qui l’a précédée. Nonobstant ce qu’ont pu affirmer certains socialistes occidentaux soudain fascinés par le socialisme de marché, comme d’autres l’avaient été par le grand bond en avant, il n’a pas été difficile de concilier socialisme et marché. Force est de constater le simple passage de l’opti­misme du tout-planifié à celui du tout-marché, et le socialisme de marché n’était qu’une pirouette de Deng Xiaoping pour affirmer son pouvoir. Nous souhaitons mettre en lumière la face cachée de cette réforme tant admirée  : un régime spécifique d’organisation du travail.

Les ouvriers sont surtout des ouvrières

L’usine est une grande famille dont le directeur joue le rôle d’un chef de famille et les ouvriers, celui des enfants : voilà la culture de l’usine chinoise. Cette philosophie, basée sur la bienveillance familiale et la répression militaire, s’inscrit dans la droite ligne de la tradition chinoise. Cette dernière s’exprime par le souci des cadres et du directeur de confier la couture des valises à des femmes. Si leurs salaires sont les plus faibles, ce n’est pas parce qu’elles accomplissent la tâche la moins qualifiée, mais parce que la couture est vue comme une tâche féminine. Autrement dit, elles sont les plus mal payées parce qu’elles sont des femmes.

La plupart de ces jeunes femmes n’ont pas à expédier de l’argent à leur famille, parce qu’il est entendu, et par les cadres et par les autres ouvriers et par leur famille elle-même, qu’elles accomplissent un «  travail de femme », donc non qualifié, et qu’elles sont censées quitter l’usine lorsqu’elles se marieront. La plupart d’entre elles se plient d’ailleurs à cette logique et trouvent normal que leur futur mari soit choisi par leurs parents. Elles se soumettent au machisme de l’usine comme elles se soumettent à celui de leur famille. Serait-ce le signe qu’après 60 ans de socialisme, et dans les campagnes en particulier, cette «  tradition chinoise  » n’a guère changé  ?

Le recours aux heures supplémentaires est encouragé

Le système salarial à la pièce est un moyen de calcul relativement simple pour les cadres et le patron, mais pas nécessairement avantageux pour les ouvrières. En effet, à la différence du paiement sur une base horaire, le paiement à la pièce dépend de la quantité de produits fabriqués. Qui plus est, à ce très faible salaire, s’ajoutent des primes mensuelles et subventions (ex. loyer, cantine, primes de fin d’année) aux montants variables calculés selon la performance au travail, le taux de présence, la quantité, mais aussi la qualité des produits. Le revenu total des ouvrières est constitué aux deux tiers du salaire à la pièce et à un tiers des primes mensuelles et subventions.

L’usine U ne connaît pas de saison morte, mais des périodes plus ou moins chargées en heures supplémentaires, variant en fonction du nombre de commandes. Profitant du fait que les ouvrières constituent une main-d’œuvre captive – la plupart d’entre elles vivent en effet dans les foyers de l’usine [1]–, le patron a intérêt à moduler les éléments de rémunération  : baisser le montant du paiement à la pièce et augmenter celui des primes, pour inciter les ouvrières à surveiller la qualité de la production, ce qui se traduit indirectement par l’obligation d’exécuter des heures supplémentaires. Le refus de se plier à cette obligation entraîne la perte de la prime de présence. La couture des valises impose de nombreuses manipulations et de fréquents changements techniques, sources d’erreurs que les ouvrières doivent corriger en effectuant encore des heures supplémentaires. Sous prétexte de maintenir une qualité homogène des produits, le système salarial à la pièce et le système de contrôle de qualité permettent donc de justifier les heures supplémentaires. Ils polarisent aussi les conflits entre les ouvrières.

Les diplômés et les non diplômés

Les diplômés des études secondaires peuvent devenir chefs de ligne ou secrétaires administratifs dans les bureaux de l’usine (ex. responsables des achats, des expéditions, du service du personnel). Presque tous les contrôleurs ont achevé leurs études secondaires, ce qui n’est pas le cas des ouvriers ordinaires. Ces derniers estiment que les contrôleurs sont arrogants et choyés par le patron, en raison de leur niveau d’instruction plus élevé. Ils jugent le diplôme indispensable pour l’obtention d’une promotion, tout en se plaignant de ce fait, et pensent que les cadres et le patron attribuent les postes de responsabilité en fonction du seul niveau d’instruction. Contrôleurs et ouvriers ordinaires accordent donc au diplôme la même importance.

Cette représentation du diplôme pourrait renvoyer au culte du diplôme (ou diplôméisme), qui est souvent analysé comme la persistance d’une tradition chinoise héritée du confucianisme, et dont le système des examens impériaux serait l’institution majeure. Le diplôméisme serait encore bien enraciné, malgré la révolution culturelle, période pendant laquelle les intellectuels furent envoyés à la campagne pour être rééduqués par le travail manuel. Le fait est que les ouvriers partagent avec les sociologues de l’Académie des sciences cette vision figée du diplôméisme. Mais ce culte du diplôme n’explique ni les différences de comportement entre les ouvriers diplômés et les autres, ni la place que les cadres et le patron accordent effectivement aux uns et aux autres.

Les ouvriers diplômés ne sont pas les seuls à être instrumentalisés par le patron et les cadres. Parmi les ouvriers non diplômés, d’autres ouvriers suscitent l’animosité de leurs confrères : ce sont ceux qui ont quitté leur campagne sans souci de retour, mus par le désir de faire carrière en ville. Eux aussi sont mal vus parce qu’ils s’identifient aux préoccupations du patron et des cadres. Ces « téteux » rechignent moins à la tâche et exigent de leurs camarades qu’ils s’adaptent aux conditions de travail, aux heures supplémentaires, etc. Le directeur et les cadres leur font confiance et s’efforcent de compenser leur mise à l’écart par les autres ouvriers. Ils sont appelés à gravir les échelons hiérarchiques plus lentement que les diplômés, en jouant sur leur ancienneté. C’est ainsi que quelques non diplômés ont pu devenir contrôleurs, chefs de ligne, voire cadres.

Par rapport aux entreprises rurales, les entreprises d’État représentent des pôles technologiques. Mais comme elles restent quasiment inaccessibles aux paysans lors de leur arrivée en ville, ceux-ci se dirigent vers les entreprises aux capitaux étrangers. Venus en ville avec le désir d’acquérir de nouvelles compétences professionnelles à faire valoir lors de leur retour à la campagne, ils s’aperçoivent qu’ils apprendront surtout à devenir une main-d’œuvre bon marché. Ils changent alors d’usine. Cela explique le taux élevé de mobilité relevé par les statistiques officielles et dénoncé par les patrons. En revanche, les ouvriers non désireux de retourner à la campagne s’avèrent plus tenaces et restent plus longtemps au sein de la même entreprise  : ils résistent mieux aux brimades des petits chefs, aux conditions de travail pénibles et au caractère aliénant des tâches qui leur sont confiées. Les ouvriers qui ont une telle détermination s’identifient tellement à l’entreprise que le patron finit par avoir confiance en eux et leur confie des responsabilités.

Les immigrés entre eux

Les immigrés ne se distinguent pas seulement des habitants locaux. Au sein de l’usine elle-même, les ouvriers se rassemblent selon leur province d’origine. Différents groupes « ethniques  » se forment et donnent lieu à des hostilités «  ethniques  », non seulement entre locaux et immigrés, mais aussi entre immigrés eux-mêmes. Le responsable de l’embauche nous a confié que près de 80 % des ouvriers sont recrutés par des réseaux provinciaux  : une fois embauchés, les ouvriers font appel à leurs compatriotes afin de grossir les rangs de leur propre groupe « ethnique  ». Cette affirmation contredirait la vision persistante de nombreux économistes, aux termes de laquelle les phénomènes migratoires sont des «  mouvements aveugles ».

Bien que tous parlent le mandarin, langue utilisée pour communiquer entre personnes issues de provinces différentes, il ne s’agit pas de leur langue maternelle. Ainsi, les ouvriers qui n’ont pu terminer leurs études secondaires ont beaucoup de difficultés à le comprendre et à le parler. Les ouvriers venus de la même province se parlent dans leur dialecte, y compris pendant le travail qu’ils accomplissent sur la même ligne de production. Parler en dialecte pendant le travail est alors un soulagement. C’est ainsi que se forment des groupes «  ethniques  » au sein de l’usine, avec le consentement tacite des cadres et du patron. Si des amitiés se tissent entre ouvriers d’une même province, une hostilité naît entre ouvriers issus de provinces différentes et, en particulier, lorsque ces clivages «  ethniques  » recoupent les deux catégories d’ouvriers, les contrôleurs et les ouvriers ordinaires.

Le rôle du syndicat

Le syndicat a été créé pour «  protéger les droits des ouvriers et les instruire quant aux règlements de la présente charte et quant à la discipline du travail relative à la production ; avertir les ouvriers qui transgressent la loi ou les disciplines du travail  ». Le rôle du chef du personnel en tant que responsable syndical, nommé directement par le patron, se limite à celui d’un gentil organisateur de la soirée du Nouvel An, des projections vidéo, etc., toutes choses indispensables pour maintenir une ambiance de travail chaleureuse. Quant aux fonctionnaires de la municipalité, ils ferment les yeux sur ce syndicat fantoche. La direction paralyse le fonctionnement du syndicat et les ouvriers n’en attendent rien, même s’ils sont également couverts par le Code du travail, comme les employés des entreprises d’État. Enfin, le Code du travail a beau garantir la protection des ouvriers, sans le soutien d’un réel syndicat et d’une municipalité ayant à cœur la protection des ouvriers, il reste lettre morte.


[1Les ouvriers qui viennent de provinces éloignées sont presque tous contraints d’habiter dans les foyers de l’usine pour limiter leur frais d’hébergement.

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