Dossier : Éthique animale - Les animaux ont-ils des droits ?
Contre les animaux familiers et familiaux
Le devenir-animal de Gilles Deleuze
Dans L’abécédaire de Gilles Deleuze (1996), de Pierre-André Boutang, Claire Parnet demande au philosophe de s’expliquer sur son rapport aux animaux. La réponse se fait d’abord légère, drôle ou provocante, c’est selon. Il affirme en effet ne pas supporter chez les chats qu’ils soient des « frotteurs » et chez les chiens leurs aboiements, « la honte du règne animal », dit-il. Et puis il précise que ce qu’il ne supporte pas en fait, c’est le rapport familier et familial avec les bêtes, la façon de leur parler et de se comporter à leur égard comme s’ils étaient des humains, pire des membres de la famille. Ceux qui aiment vraiment les animaux, dit-il, ont un rapport animal avec eux. Il évoque les « vrais » chasseurs qui identifient par exemple les animaux à la trace, ou les enfants qui ont un rapport enfantin avec les animaux. Les enfants ne seraient donc pas des humains pour Deleuze ? Alors qu’est-ce que cela veut dire avoir un rapport humain avec l’animal et un rapport animal avec l’animal ? À une époque où la relation familière et familiale aux bêtes dépasse largement la demande – croissante – pour les animaux domestiques, la question est loin d’être farfelue – les baleines saisies par le tourisme ne sont qu’un exemple de ce rapport familier sinon familial avec les bêtes. Pour se faire une idée de la portée de la question, on doit remonter au concept de devenir-animal, central dans les travaux du philosophe depuis son Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, écrit avec Félix Guattari et paru en 1972.
L’ouvrage cherche à redéfinir les concepts freudiens d’« inconscient » et de « désir » en refusant notamment à la figure paternelle le rôle déterminant que Freud lui assigne dans la formation de la psyché ; figure du père et de la famille bourgeoise en général (« ses sales petits secrets », ses aspirations de classe, ses territoires). C’est tout le processus d’individuation, qualifié de schizophrénique et induit par le capitalisme, qui est ici mis en cause. Deleuze rejette ce qui serait une nature humaine a priori, des identités fixes et figées, et propose une véritable politique du désir visant, comme l’écrit Éliane Martin-Haag, « à se défaire des logiques identitaires comme des mots d’ordre du plaisir que le champ social essaye d’imposer au désir » (« Le devenir-animal et la question politique chez Gilles Deleuze » dans Usages politiques de l’animalité, l’Harmattan, 2008, p. 166). À ces mots d’ordre, dont celui qui limite le désir et la sexualité au plaisir, Deleuze oppose une conception de l’individuation fondée sur le multiple et le nomade se manifestant à travers ce qu’il appelle le devenir minoritaire, c’est-à-dire un processus actif et créatif de mise en question des critères d’identification majoritaire. Majoritaire n’est pas ici une affaire de nombre, mais renvoie au critère étalon fondé sur la race, l’ethnie, le sexe, la classe, etc. Ce devenir minoritaire se manifeste à travers divers devenirs : devenir-enfant, devenir-femme, devenir-nègre, devenir-animal. Il s’agit autant de processus de déterritorialisation par lesquels un individu se crée et crée son environnement en allant vers d’autres territoires par des lignes de fuite. Deleuze pointe cependant deux dangers à ces processus : l’anéantissement de soi et la reterritorialisation ou la constitution d’une nouvelle majorité.
On peut donc risquer de définir le devenir-animal comme un processus par lequel l’« individu » – des guillemets s’imposent parce que la subjectivité est mise en question chez Deleuze – se crée en dehors de l’institution familiale et en dehors non seulement de l’appareil d’État, comme il le disait à l’époque de L’Anti-Œdipe, mais en dehors des nouveaux régimes de domination qu’il a désignés sous le nom de « sociétés de contrôle » (Pourparlers 1972-1990, Les éditions de Minuit, 2003, p. 240-247). Ces nouveaux régimes désignent notamment les stratégies de manipulation mises en œuvre par le marketing et l’esprit d’entreprise. Bref, le devenir-animal est chez Deleuze cet être de désir se créant à l’intérieur même de ce qui détermine sa nature : l’indétermination, le mouvement, l’aventure, la quête infinie et ouverte de sens, contre les fixations identitaires tirées de l’histoire et des idéologies.
Dans la perspective même d’une politique du désir, on peut se poser la question suivante : si la société continue à étendre et à renforcer ce rapport familier et familial avec les animaux, domestiques et non domestiques, ne faut-il pas craindre de voir s’anéantir les possibilités de relation animale avec l’animal ? Autrement dit, de voir les êtres que nous sommes ravalés à une réalité définitive de familier-familial, à une espèce de touriste infantilisé par une société de consommation chez des animaux de plus en plus humains et domestiqués. De quoi regretter la métamorphose de Grégoire Samsa en cancrelat, qui lui permettait, selon Deleuze, de se libérer du père et du travail de fonctionnaire.