Virage à gauche en Amérique Latine
Ce qu’on peut apprendre de l’Amérique latine
Depuis quelques années tout le monde le sait, l’Amérique latine est en ébullition. Les élections amènent des coalitions de gauche et de centre-gauche au pouvoir d’un bout à l’autre du continent, au Brésil, en Uruguay, au Nicaragua et ailleurs. D’immenses mobilisations populaires se développent comme autant d’énormes grains de sable enrayant la machine néolibérale, comme au Mexique, au Chili, en Argentine. De gigantesques efforts sont consentis par tout le monde pour se « désengluer » de l’empire états-unien et pour promouvoir un processus d’intégration par et pour les peuples, comme dans le cadre du projet de l’ALBA. Ces profonds changements historiques nous concernent de manière directe et impérieuse.
Après des années de repli, le mouvement populaire latino-américain est de retour, combatif, imaginatif, confiant : les grandes batailles pour l’eau (Bolivie), pour l’éducation (Chili), pour la réforme agraire (Brésil) et pour les droits des autochtones (Mexique) continuent. Partout, c’est le même refus du néolibéralisme, non seulement comme système inique, mais aussi comme terrible « malgestion » de l’économie. À part des secteurs très minoritaires appartenant aux anciennes élites, plus personne ne préconise le laisser-faire qui prévalait jusqu’à récemment. En outre, les populations ne croient plus aux mensonges répétés par les médias principaux, d’où une véritable déconnexion entre la pensée unique et l’opinion publique.
Qu’est-ce que cela « nous » dit ? Bloquer la machine, engager la bataille des idées sur les faits, qui sont têtus. Le droit de dire NON n’est pas négociable, même lorsqu’un gouvernement prétend trouver des accommodements « raisonnables ». Ainsi, le Mouvement des Sans-terre au Brésil, tout en appuyant Lula pour faire échec au retour de la droite, continue ses mobilisations de masse afin de forcer la réforme agraire « par en bas ». Il ne se contente pas de faire partie des tables de concertation mises en place par le gouvernement.
Question pour « nous » : n’est-ce pas le temps de renouer avec une approche de lutte, de résistance et laisser de côté, au moins partiellement, le « dialogue » et la « réconciliation » des classes, qui prévalent depuis quelques années au Québec ? Est-ce possible de faire cela à une grande échelle, comme les étudiants et les étudiantes l’ont fait en 2005, sans tomber dans le piège de faire « la lutte pour la lutte », mais aussi pour gagner ?
« Du » et « de la » politique
On le sait, l’intervention des mouvements sur le terrain politique c’est risqué, c’est glissant. Mais il faut le faire, sans illusion ni naïveté. Au Brésil par exemple, Lula et la coalition de centre-gauche au pouvoir ne représente pas un processus de transformation cohérent. À l’intérieur du PT, l’alignement des astres a basculé en faveur des technocrates et des ex-syndicalistes trop contents d’être assis à des conseils d’administration. Pourtant, les mouvements populaires font de la politique, à la fois avec et contre Lula. Ils savent manœuvrer, louvoyer, souffler le chaud et le froid, tant pour gagner des batailles immédiates que pour préserver l’autonomie du mouvement social.
En Bolivie, l’architecture du pouvoir est bouleversée parce que le MAS, le mouvement d’Evo Morales, est une coalition de coalitions basée sur les mouvements populaires, principalement paysans et autochtones. Au Venezuela, des organisations de base bénéficient de l’espace ouvert par le processus bolivarien pour s’organiser, tout en résistant à la tutelle de l’État.
Bref, il s’agit à la fois de continuer la bataille à long terme, dans un contexte où on ne peut décréter la mort du néolibéralisme si facilement, tout en allant chercher des acquis partiels, qui donnent de la confiance et de l’énergie. Tout cela dégage une question pour « nous » : est-ce pensable que le mouvement populaire québécois s’engage « à fond la caisse » dans la politique « réellement existante », avec ses pièges et ses contradictions, tout en réconciliant le court et le long terme ? Qu’est-ce qu’il faut attendre pour s’investir dans Québec solidaire, par exemple ?
Les « subalternes » au premier plan
Le mouvement social en Amérique latine n’est plus le même que celui qui dominait il y a quelques décennies. Le néolibéralisme a terriblement affaibli les classes moyennes et ouvrières, dont les organisations (syndicats, partis de gauche traditionnels) ont subi le choc. Aujourd’hui, ce sont de nouveaux acteurs qui prennent le relais, notamment des mouvements paysans et autochtones. Pour ceux-ci, le défi est non seulement de confronter le néolibéralisme, mais aussi de confronter l’« ancienne » gauche. Par exemple, la grande bataille est pour réhabiliter l’agriculture paysanne, ce qui ne veut pas dire abandonner l’industrie pour autant. Pour les autochtones, les revendications sont aussi sociales et culturelles, dans le sens de la reconquête de leur dignité, de leurs valeurs, de leur identité. Certes, la question se pose différemment au Québec. Mais attention, regardons bien autour de nous. Autour des classes populaires traditionnelles (qui ont un emploi relativement stable et des conditions de travail régulées), il y a toute une « multitude » dans une société de plus en plus à deux vitesses… ou à deux étages. Qui subit le choc du travail précaire, de l’absence de régulation, de la discrimination, voire de la répression ? Est-ce qu’il est possible de bloquer l’avenir d’un Montréal rêvé par les mondialiseurs et les grands promoteurs et de défendre les communautés de plus en plus exclues à Montréal-Nord et à Pointe Saint-Charles ? Que dire de la situation des immigrants et des immigrantes qui doivent vivre l’inacceptable dans leur milieu de travail tout en étant les cibles de discriminations soft ou dures, en dépit et bien au-delà des « accommodements raisonnables » ? Quand le mouvement social québécois fera-t-il de la place à ces « nouveaux » subalternes ?
Un nouvel internationalisme
Enfin, l’aventure latino-américaine actuelle se fait au nom d’une ouverture au monde. L’heure est terminée de penser en termes d’un projet étroitement national. L’ALBA et d’autres grands projets qui traversent le continent, de même que les coordinations continentales de mouvements paysans, syndicaux, écologistes, découlent tous d’une vision où c’est la perspective globale qui prévaut, car sans cela, il n’y aura pas de résistance valable contre le néolibéralisme et l’empire états-unien. Aussi, un peu partout, l’internationalisme n’est plus une chanson qu’on chante à la fin des meetings ou une belle résolution en fin de congrès, mais une plateforme immédiate, concrète, impérative. Là encore, cela peut nous faire réfléchir. Comment réconcilier notre identité et nos batailles spécifiques avec des perspectives plus larges qui nous concernent, en tant que village d’Astérix juché au cœur de l’Amérique du Nord ? Comment non seulement se concerter mais construire des stratégies communes avec les autres peuples de notre bout de planète, canadiens-anglais, autochtones, états-uniens, communautés latinas des États-Unis ?