No 27 - déc. 2008 / jan. 2009

Culture

Au-delà du piratage

Philippe de Grosbois

Dans le dernier numéro d’À Babord !, mon article présentait le projet de loi conservateur C-61 qui, dans la tradition états-unienne de répression du partage de fichiers sur Internet, propose d’intensifier la chasse aux « pirates ». J’ai également tenté de montrer que le terme de piratage n’a pas de fondement substantiel dans la réalité, sauf si l’on croit que seule une corporation a le droit de diffuser massivement des contenus culturels. Quelles sont les alternatives non répressives à la situation actuelle ? Comment tirer avantage des progrès technologiques et de leur potentiel démocratique et en faire bénéficier à la fois les artistes et le public ? Cet article présente quelques suggestions.

C’est dans l’air du temps

Si le progrès technologique permet une meilleure diffusion des œuvres et, de plus, permet à un grand nombre d’individus de devenir diffuseurs, et de soustraire à des compagnies leur oligopole de diffusion, cela représente une avancée qui ne doit pas être réprimée, mais dont on doit chercher à tirer le maximum de bénéfices pour tous ceux et celles que cela concerne. Autrement dit, si le partage de fichiers sur Internet empêche des artistes de recevoir des revenus, la solution progressiste ne se trouve pas dans les poursuites judiciaires des internautes, ni dans un Itunes Music Store qui nous ramène à un statut de clientes passifs en supprimant notre capacité de diffusion de contenu. Comme l’expliquait Richard Stallman, un pionnier du logiciel libre, lors de sa visite à Montréal en juillet 2005, les droits de distribution accordés à Warner, Universal et les autres ne sont pas des droits fondamentaux, mais bien le fruit d’un contrat entre un artiste et une entreprise de distribution. Or, les termes de ce contrat ne sont plus valides aujourd’hui.

Et les coûts de production ?

Cela dit, la solution ne se trouve pas non plus dans le statu quo : un groupe de musique devrait pouvoir recevoir une rétribution pour son travail de studio. Quelles alternatives s’offrent aux créateurs et au public ?
On peut considérer une première option qui demeurerait dans une optique platement capitaliste, mais qui pourtant n’a pas été mise en application par aucune grande compagnie, à ma connaissance du moins. Si la distribution de musique s’est démocratisée et n’est plus entre les seules mains des corporations, pourquoi ne pas bonifier l’achat d’un disque compact ou le téléchargement afin d’attirer le public ? L’achat d’un disque compact pourrait procurer des points semblables aux Air Miles, points qui pourraient éventuellement être échangeables en rabais pour des billets de spectacle, en affiches ou toutes sortes de produits dérivés qui, eux, ne sont pas aussi faciles à distribuer que la musique. Bien sûr, cette option ne révolutionne rien, et polluerait encore davantage nos existences de t-shirts à l’effigie de Britney Spears, mais serait relativement simple à établir par une corporation d’envergure.

Une autre alternative, qui pourrait être qualifiée de redistributrice, est défendue, entre autres, par la Songwriters Association of Canada [1]. Le regroupement propose d’ajouter un montant de cinq dollars par mois aux abonnements à Internet. La redistribution de ce montant pourrait ensuite se faire aux artistes, au prorata des téléchargements. Cette proposition a été appuyée par la Canadian Music Creators Coalition, qui regroupe entre autres Avril Lavigne, Feist, Broken Social Scene et plusieurs autres artistes du Canada anglais [2]. L’organisation états-unienne Electronic Frontier Foundation défend un projet semblable, à la différence que le paiement se ferait en s’inscrivant auprès de sociétés de gestion de droits d’auteur [3].

L’avantage de ces propositions est qu’elles reconnaissent la pertinence du partage (actuellement) illégal de fichiers. Comme l’écrit la Songwriters Association of Canada, « Les efforts collectifs de millions de mélomanes permettent la mise en commun d’une variété et d’une richesse de répertoires, tant connus qu’inédits ou encore très ciblés, autrement impossibles à offrir. Cette activité constitue un apport important à la diversité culturelle. » Pensons simplement aux spectacles des artistes que certaines enregistrent sur place, par exemple. « Il ne manque plus, pour donner son plein essor à cette révolution en matière de distribution musicale, qu’une réforme permettant aux créateurs et ayants droit d’être rémunérés. » Par ailleurs, l’Electronic Frontier Foundation rappelle que la radio a aussi été qualifiée de pirate avant que des ententes semblables soient conclues entre stations de radio et musiciennes, au début du 20e siècle. Cette option n’a donc rien d’irréalisable.

La troisième alternative, et sûrement pas la dernière, a un petit quelque chose d’anarcho-syndicaliste [4]. En s’inspirant d’initiatives similaires dans le domaine du logiciel libre, on pourrait imaginer un site Internet qui réunirait les artistes et les mélomanes, ces derniers devenant également producteurs. Sur le site, on trouverait des groupes faisant connaître quelques morceaux enregistrés « avec les moyens du bord » (quoique de nos jours, les bons vieux démos ne cessent de gagner en qualité !), dans le but de recruter des producteurs-internautes. Ceux-ci pourraient contribuer financièrement à divers degrés, en recevant les récompenses appropriées lors de la diffusion de l’album : remerciements particuliers dans le livret de l’album, concert intime en présence des contributeurs, etc. Et bien entendu, dans la mesure où les artistes s’assurent un revenu par ce financement, la musique est par la suite libre d’être partagée à loisir. Un projet colossal, bien sûr ; que celui ou celle qui a le temps et un peu de moyens se lance... et contribue à nous débarrasser de compagnies parasitaires de culture.

Le consommateur actif et créatif

À l’évidence, le public ne veut plus jouer au consommateur docile, qui paie 20 dollars pour un cd comprenant deux succès et neuf chansons boiteuses. Loin d’être une pirate ou une égoïste, l’internaute qui partage sa musique contribue à mettre en place ce que l’Electronic Frontier Foundation appelle une « bibliothèque d’Alexandrie du patrimoine musical mondial ». Loin d’être réprimée, une telle initiative se doit d’être encouragée par des mesures qui permettraient aux artistes d’en bénéficier comme ils et elles le méritent.


[3Chercher « A Better Way Forward » sur http: //www.eff.org

[4Je dois ici remercier Patrice D’Amours pour ses idées lumineuses...

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