Le mal libérien, la dérive africaine

No 02 - nov. / déc. 2003

Le mal libérien, la dérive africaine

par Françoise Nduwimana

Françoise Nduwimana

À l’instar de tous les dictateurs qui ont ensanglanté le continent africain sans avoir à répondre de leurs actes, Charles Taylor se tire d’affaire avec pour toute réprimande l’asile politique au Nigeria. Olu Adeniji, ministre nigérian des affaires étrangères, a déclaré qu’il est hors de question que Taylor, « reçu au Nigeria pour des motifs humanitaires », soit extradé en Sierra Leone où il est l’objet d’un mandat d’arrêt délivré par un tribunal spécial sur les crimes commis durant la guerre civile de ce pays.

Charles Taylor présente son exil comme un acte de patriotisme. À l’entendre, il serait une colombe de la paix. Cependant, avait-il d’autre alternative que de prendre la fuite, alors qu’il était abandonné par ses anciens alliés, encerclé par deux fronts rebelles, le LURD (Libériens unis pour la réconciliation et la démocratie) et le MODEL (Mouvement pour la démocratie au Liberia), et frappé par un embargo international sur les armes ? Il a plutôt évité une fin aussi tragique que celle de son prédécesseur, Samuel Doe, ou celle de Jonas Savimbi en Angola, tous deux assassinés.

Toutefois, au nom du respect pour les victimes de la guerre au Liberia, tout devrait être mis en œuvre pour qu’il soit traduit en justice. Même si l’actuel acte d’accusation est basé sur son implication personnelle dans la guerre civile qui a déchiré la Sierra Leone, il est tout autant important de l’inculper pour les crimes commis à l’égard de son propre peuple. Ce qui suppose une volonté de mettre sur pied des mécanismes judiciaires sur les crimes commis tant par Taylor que par ses anciens opposants. Il est assez déroutant de voir la condamnation internationale se limiter au cas sierra léonais, comme si les victimes libériennes de la guerre des années 90 méritaient ce qui leur est arrivé. Un tel déni de justice, qui puise sa justification dans l’impératif de la réconciliation nationale, nourrit paradoxalement la violence politique et l’impunité.

Une paix sans justice

L’expérience africaine montre qu’au nom d’une pseudo nécessité de pardon et de réconciliation, les grands dictateurs ont pu se tirer d’affaire, perpétuant ainsi le cycle de l’impunité. Mobutu est mort au Maroc sans avoir été jugé. Il en fut de même pour Sani Abasha, Bokassa et Idi Amin Dada, décédé le 16 août dernier en Arabie Saoudite où il avait trouvé un asile doré. Curieusement, une telle tradition de déficit judiciaire est susceptible de fournir des munitions aux avocats de Taylor. Il suffirait en effet qu’ils relèvent les incohérences de la justice internationale pour discréditer le bien- fondé du procès.

La manière dont Taylor est arrivé au pouvoir, sa façon criminelle de le gérer ainsi que son rôle dans la guerre en Sierra Leone n’ont rien d’inédit. L’histoire récente du Liberia offre l’exemple d’un conflit où les différents mouvements armés ont été soutenus par les pays voisins comme la Guinée, la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso (Peter Takiramudde, « Where the arms come from », Herald Tribune, 17 septembre 2003). Au Congo, l’implication de plusieurs réseaux et pays étrangers n’est plus à démontrer. Les actes criminels qu’on reproche à Taylor traduisent malheureusement une réalité de violence, d’ingérence et d’impunité qui sévit en Afrique depuis des décennies. Réalité qui a fini par se constituer en modèle de gouvernance.

Compte tenu des antécédents politiques de Taylor, il eût été plus brillant de se demander comment un homme, en sept ans de guerre civile, s’est-il rendu coupable de crimes aussi répugnants, comment a-t-il pu être porté au pouvoir et reconnu par la communauté internationale ? Charles Taylor a gagné les élections avec 75 % des suffrages, d’aucuns diront. Mais la population du Liberia avait-elle vraiment le choix, dans la mesure où ne pas élire Taylor, alors seigneur de guerre le plus redoutable, voulait dire la poursuite de la guerre civile ?

De toute façon, aux yeux des civils victimes de cette guerre, traumatisés par un bilan aussi lourd que 200 000 morts, 700 000 réfugiés et 1,4 million de déplacés (selon le rapport d’Amnesty International publié le 1er octobre 1987), quelle différence pouvait-il y avoir entre Taylor et Prince Jonhson, deux seigneurs de guerre issus du NPFL (National Patriotic Front of Liberia), tantôt alliés, tantôt ennemis ?

L’accord de paix signé en 1997, qui a validé l’accession de Taylor au pouvoir, n’exprimait pas une aspiration démocratique, mais une amnistie pour les criminels de guerre, pour ne pas dire un dividende politique pour les crimes commis. Pressée de mettre un terme à ce conflit, la communauté internationale espérait calmer les ardeurs guerrières de Taylor et de ses opposants. Dans le même temps, cette façon d’ignorer la marque indélébile laissée sur la population par ces criminels de guerre définissait et entérinait les « conditions gagnantes » requises pour accéder au pouvoir. Au Liberia, en Côte d’Ivoire, en République Centrafricaine, en République démocratique du Congo et ailleurs, il suffit maintenant de bien préparer la guerre, de bien conquérir militairement le territoire, de commettre le maximum de crimes contre des civils et le pouvoir vous est servi sur un plateau d’argent. Cyniquement, cela s’appelle « négociations de paix en vue de la réconciliation nationale ».

La guerre, une fin en soi

La logique guerrière s’impose donc de plus en plus comme un nouveau paradigme de gouvernance. Et c’est ici que se situe le paradoxe de la plupart des guerres africaines postcoloniales. Issue d’une perspective d’émancipation collective dans laquelle se situaient les mouvements de libération nationale au temps de la décolonisation, la guerre africaine est aujourd’hui en voie de devenir une guerre du ventre. La guérilla (ou l’insurrection) n’est plus populaire, mais contrôlée par une poignée d’individus avides de pouvoir qui, par la violence et la victimisation, fabriquent le consentement populaire.

Le Liberia est un exemple typique d’une tendance dangereuse : le viol des idéaux. Comme bon nombre d’autres ailleurs en Afrique, les personnages qui ont marqué l’histoire de ce pays représentent une énigme. Avant qu’ils ne deviennent de redoutables sanguinaires, Samuel Doe et Charles Taylor ont tous les deux appartenu à des mouvements panafricains de libération, motivés par la dignité et l’émancipation des peuples opprimés. Quand, en 1980, le sergent Samuel Doe renverse William Tolbert, il opère une révolution en mettant un terme au règne hégémonique de la minorité américano-libérienne. Mais il instaure aussi une logique de violence politique et de dictature militaire dont le Liberia a visiblement du mal à se défaire.

Dans son livre L’État en Afrique, publié chez Fayard en 1992, Jean-François Bayart décrit la désillusion créée par ce coup d’État. Au départ perçu comme le défenseur des aspirations de la majorité autochtone, Samuel Doe s’avéra être un leader dépourvu de vision sociale, singularisé par le pouvoir personnel, brutal et prédateur. À y regarder de près, Charles Taylor est le prototype de Doe. De militant de la cause des autochtones libériens qu’il était dans les années 60, il s’est transformé en tyran pour qui la guerre est une fin en soi. Cette perte totale du sens patriotique est malheureusement un piège qui guette toute la classe politique.

Taylor parti, on ignore quelle surprise nous réservent ses tombeurs. Dans un rapport intitulé Back to the brink : war crimes by Liberian government and rebels, publié le 1er mai 2002, l’organisation internationale américaine Human Rights Watch a souligné les nombreux crimes commis par le LURD contre les civils accusés d’être proches des forces gouvernementales. Tout comme ces dernières, la rébellion a commis de nombreux viols, exécutions sommaires, mutilations, déplacements forcés, enrôlements d’enfants, etc. Elle partage aussi la responsabilité des 2 000 civils tués l’été dernier, lors des affrontements avec les partisans de Taylor. Et l’on ne peut que se demander si la victoire militaire des deux factions rebelles, le LURD et le MODEL, augure une ère de paix pour les Libériens ou simplement une accalmie en attendant que d’autres fronts nés de nouveaux mouvements armés s’ouvrent et réclament à leur tour le pouvoir, réduit dans ce cas de figure à rien d’autre qu’un butin de guerre.

Il est vrai qu’un accord de paix a été signé le 18 août dernier entre les forces rebelles et gouvernementales. Le principal mouvement rebelle, le LURD, qui estimait qu’il revenait naturellement à son président Sekou Damate Conneh de diriger la transition du pays, a dû fléchir sa position et accepter de partager le pouvoir en attendant les prochaines élections. Applaudi par la communauté internationale, ce geste lui donne un important crédit politique. Mais il ne résout en rien plusieurs problèmes majeurs qui étouffent ce pays. La disparition du politique, l’absence de projet de société, l’éclatement et la rivalité des identités ethniques continueront à torpiller tous les efforts de paix.

À ces problèmes, il faut ajouter le silence de la communauté internationale, particulièrement celui des États-Unis pourtant liés par l’histoire au Liberia. Fondé au XVIIIe siècle par des esclaves américains affranchis et proclamé État indépendant en 1847, le Liberia a longtemps été le pays africain le plus assisté économiquement par les États-Unis. Mais cette assistance n’était pas dénuée d’intérêt. Aux yeux du Pentagone, le Liberia devait surtout servir de satellite américain en Afrique de l’Ouest et du Nord. Durant la guerre froide, Monrovia a constitué la plaque tournante des services de renseignement américains (rapport Africa Watch, 1989). La surveillance du tumultueux Khadafi importait plus que l’instauration d’un État de droit. Pendant ces longues années de chasse aux sorcières communistes, la préoccupation américaine était avant tout de s’assurer la collaboration des alliés africains, fussent-ils criminels. L’envoi récent de troupes par George W. Bush est peut-être attribuable au fait que le Liberia est soupçonné d’être un transit pour le trafic des armes destinées à Al Qaïda (The Herald Sun, 13 juin 2003).

La paix au Liberia reste donc très fragile, car elle est non seulement prisonnière des velléités géostratégiques, mais repose aussi sur l’essoufflement momentané des seigneurs de guerre plutôt que sur leur volonté de construire la démocratie. Cette paix reste fragile car elle émerge des crimes impunis. Elle est au bout du canon et non dans l’esprit des dirigeants libériens. €

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