Dossier : L’eau, c’est politique

Préserver l’eau de vie... pour la survie

Une entrevue avec Louise Vandelac

Ariane Denault-Lauzier, Louise Vandelac

Louise Vandelac est chercheure de stature internationale, fondatrice de la Coalition Eau Secours et militante de multiples luttes allant du féminisme à la question des OGM, en passant par une participation au collectif Échec à la guerre.

À bâbord ! : L’eau, c’est la vie. Quels liens voyez-vous entre l’appropriation de l’eau et celle du vivant ?

Louise Vandelac  : Jusqu’à présent, ce qui a marqué la répartition des pouvoirs et des richesses économiques au niveau international fut l’appropriation de territoires, de leurs richesses et de leur sous-sol. Parfois, ce fut aussi l’appropriation de populations entières soumises à l’esclavage et au servage. Actuellement, le pouvoir cherche à s’accaparer du vivant sous toutes ses formes, notamment les gènes et l’eau. Bien que les modalités de répartition de l’eau soient, depuis longtemps, prises en compte par les systèmes politiques, nous sommes aujourd’hui devant un phénomène nouveau : la réduction de l’eau à une simple marchandise pouvant être vendue sur les marchés. En plus de sa vente sous forme d’eau embouteillée, nous assisterions littéralement à une forme d’appropriation massive de ressources souterraines pouvant aller jusqu’à l’appropriation des glaciers. Or, cela a un impact majeur sur le cycle de l’eau et, par conséquent, sur les écosystèmes. Il faut bien comprendre qu’il n’y a pas, en tant que tel, de surplus d’eau dans un écosystème, et que l’eau qu’on y retrouve lui est essentielle. Donc, il n’est pas possible d’en faire des ponctions massives ou des détournements importants sans que cela n’entraîne des catastrophes dramatiques. De plus, la pollution massive des régimes industriels est aussi une forme d’appropriation de l’eau, ce qu’on oublie trop souvent. Celle-ci implique des coûts de dépollution souvent absorbés par la communauté représentant, en quelque sorte, une taxe indirecte. Ce phénomène d’appropriation de l’eau est donc présent depuis fort longtemps. C’est plutôt la mise en marché des services de l’eau qui constitue un phénomène nouveau. En Afrique et en Asie, on prévoit faire passer la privatisation des infrastructures reliées à l’eau de 0 % à 8 %, si bien qu’on risque fort d’aller ponctionner l’ensemble des ressources internationales vouées à donner de l’eau et des services de base aux populations qui n’en ont pas. En Amérique du Nord, on souhaite faire passer la privatisation au-delà de 70 % et en Europe, au-delà de 75 %. Chez nous, il s’agit donc de s’approprier les services publics déjà payés publiquement et, ensuite, de tarifer ces services aux utilisateurs. Généralement, comme le profit tiré de la privatisation des services d’eau est suffisamment important, on assiste à une privatisation en « cascade » des autres services publics. On retrouve ici la stratégie partagée par les « quasi-monopoles » que sont les géants de l’eau : environ trois ou quatre multinationales dans le monde contrôleraient l’essentiel de ce marché de plusieurs milliards de dollars.

ÀB ! : Le poids de l’eau repose souvent sur les épaules des femmes et même des petites filles. Comment voyez-vous le lien entre l’appropriation de l’eau et la condition féminine ?

L.V.  : Pour les femmes à l’échelle du monde, ce sont des dizaines de milliards d’heures qui sont perdues dans les tâches reliées à l’eau, notamment en ce qui concerne son transport. À partir du moment où on tarifie l’eau d’une façon significative, il est clair que les premières victimes sont les femmes qui auront à réduire considérablement la qualité de leur travail, voire à augmenter le temps qui y est consacré. Ces restrictions peuvent aussi impliquer un accroissement des tensions avec les enfants sur le mode de « ne te salis pas », « non, on ne prendra pas de bain aujourd’hui ». Les familles devront en fait modifier bon nombre d’habitudes compte tenu des coûts de l’eau. Fort heureusement, au Québec, où on dispose d’énormes quantités d’eau douce, je ne pense pas qu’on en soit à ce genre de situation. Il faudrait à tout prix l’éviter, dans la mesure où les projets de privatisation de l’eau à Montréal dans les années 95 risquaient d’avoir un impact considérable sur les populations les plus appauvries. Or, imposer à ces populations de vivre au compte goutte, ou du moins de réduire leur consommation en eau, peut avoir des conséquences assez significatives sur la santé. Il faut aussi bien comprendre que ce sont d’autres facteurs que la consommation personnelle d’eau qui expliquent son usage massif. Les systèmes de climatisation, le refroidissement de certains systèmes de chauffage, le faible coût de l’eau pour les entreprises qui l’utilisent massivement et l’absence de contrôle des rejets de matières toxiques et de métaux lourds (à Montréal, on rejette dans l’eau après traitement au-delà de 4 tonnes de plomb et une demie-tonne de cadmium par année) contribuent tous à gonfler la facture globale des citoyens. Donc, je pense que le rapport entre les femmes et l’eau constitue un rapport multiple : direct pour ce qui est du transport, relativement direct pour ce qui est du travail domestique, indirect en ce qui concerne les questions de santé et de relations avec les enfants et global sur le revenu des ménages en ce qui concerne les prix de l’eau. L’ensemble de ces conséquences étant lié aux stratégies de privatisations des infrastructures et de la gestion de l’eau.

ÀB ! : Y a-t-il des solutions pour un meilleur partage de l’eau dans le monde à une époque où même « l’eau nue » semble sur le point de perdre toute crédibilité ?

L.V. : Je dirais qu’il y a un principe général qui est de reconnaître l’eau comme un bien commun. Par contre, il faut également la reconnaître comme élément clé de la santé et de la survie des écosystèmes et des populations. Si on considère l’eau strictement comme étant nécessaire aux besoins humains directs, et qu’on ne considère pas la nécessité pour les écosystèmes de se régénérer, on risque d’avoir une vision à court terme. Autrement dit, il est tout aussi fondamental d’assurer la préservation de l’équilibre des nappes phréatiques que d’assurer l’approvisionnement en eau pour l’agriculture. Je m’explique et je précise car ce sont des paroles glissantes. En fait, je considère qu’il est important pour les agriculteurs de posséder l’eau dont ils ont besoin. Par contre, il faut bien comprendre qu’actuellement l’agriculture accapare plus des deux tiers de l’eau consommée au niveau mondial. Or, on sait très bien qu’en modifiant les pratiques actuelles il serait facile de doubler, voire tripler l’efficacité de l’eau utilisée en agriculture. Il serait impératif de privilégier des pratiques agricoles qui consomment moins d’eau ainsi que des cultures davantage adaptées au climat et aux ressources locales en eau. Il est aussi important de rester attentif à nos types de consommation en tant que société et de calculer comment ils affectent l’empreinte écologique.

Il faut donc avoir un autre schéma de pensée que celui du simple partage de l’eau. Il faut cesser de croire que l’on va acheminer des bateaux entiers, que l’on construira des pipelines pour envoyer de l’eau dans le désert. Je pense que ces types de stratégies sont absolument perdants et qu’il faut donc penser autrement les rapports à l’eau. Certes, il existe des populations qui ont un accès limité à une eau déjà fortement contaminée, et là, il y a des problèmes absolument massifs. Faudra-t-il, dans ce cas, trouver des solutions de remplacement comme le font certains pays arabes avec la déssalinisation de l’eau de mer ? Encore faudrait-il faire un calcul global des coûts et des impacts environnementaux de cette méthode. Bref, nous sommes devant des limites objectives en terme technologiques, écologiques et d’impact sur la dégradation des écosystèmes. Il faut donc être extrêmement prudent et ce ne sont pas strictement des accords internationaux qui vont permettre de régler cette problématique. Il y a un travail de conscientisation internationale indispensable qui reste à faire pour que chacun comprenne l’importance de préserver l’eau.

Mais il faudra le faire au niveau structurel. Par exemple, il faudra sûrement modifier les systèmes sanitaires dans bon nombre de sociétés de façon à pouvoir préserver au maximum la qualité de l’eau, qui certes peut être retraitée, mais qui ne peut l’être indéfiniment sans provoquer de perte significative. De la même façon, il faudra avoir un regard beaucoup plus critique sur nos types de production. En effet, nous devons cesser de croire que l’informatique ne provoque aucun impact sur la pollution : actuellement, une quinzaine de nappes phréatiques de la Californie sont contaminées par des usines d’informatique. Nous devons donc être de plus en plus conscients de ces interactions. Certes, certains accords internationaux seront importants, certains accords bilatéraux le seront aussi. On peut souhaiter la multiplication d’accords permettant une gestion relativement prévoyante des eaux, mais je pense qu’il reste un travail absolument colossal à faire pour qu’on puisse commencer à envisager des solutions. Par ailleurs, je continue de croire qu’il est absolument essentiel que les populations locales soient partie prenante et intégrante des solutions sur la gestion de l’eau. Il est extrêmement important de faire naître une véritable préoccupation « d’écocitoyenneté » en ce qui concerne les modalités de gestion de l’eau dans le monde. Ce ne sont pas des questions pouvant être gérées comme le pétrole ou d’autres ressources naturelles. L’eau est insubstituable et il est impératif de s’en rappeler.

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