L’empire de la honte

No 11 - oct. / nov. 2005

Jean Ziegler

L’empire de la honte

lu par Karine Peschard

Karine Peschard, Jean Ziegler

Jean Ziegler, L’empire de la honte, Fayard, Paris 2005.

L’empire de la honte, le dernier livre de Jean Ziegler, est un véritable réquisitoire contre la dette. Comme l’écrit Ziegler : « Quiconque meurt de faim meurt assassiné. Et cet assassin a pour nom la dette ».

Ziegler souligne comment la violence subtile de la dette s’est substituée, sans transition, à la brutalité visible du pouvoir colonial et représente aujourd’hui le principal instrument de domination des pays du Sud. Il y dénonce l’absurdité meurtrière des « logiques » économiques et l’hypocrisie du discours dominant : l’obsession du remboursement de la dette ne répond en effet à aucune rationalité bancaire. C’est plutôt le geste visible de l’allégeance au système, et un mécanisme qui permet aux créditeurs – gouvernements des pays industrialisés, institutions financières internationales, banques privées et publiques – d’imposer leurs choix et leurs priorités en matière de politiques sociales et économiques. « L’empire de la honte », c’est donc celui des sociétés capitalistes transcontinentales privées qui constituent, selon Ziegler, de nouvelles féodalités qui n’ont rien à envier aux anciennes.

L’empire de la honte n’est pas un ouvrage sur le capitalisme, et cette manie bien européenne de tout ramener à la révolution française peut faire sourire, mais c’est sur la question de la dette et de la faim – et sur les liens étroits qui les unissent – que Ziegler a quelque chose à apporter.

En sa qualité de rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, Ziegler parcourt le monde et bénéficie d’un accès privilégié aux lieux et aux personnes clés. Même lorsque l’on est familier avec la problématique de la dette et de la faim, ce livre vaut la peine d’être lu, ne serait-ce que pour les anecdotes savoureuses – quand elles ne frôlent pas l’absurde – ou carrément révoltantes que celui-ci rapporte. Par exemple, sur le fonctionnement interne de l’ONU et le pouvoir qu’y exercent les États-Unis, ou encore sur des cas où famine côtoie surplus de production dans d’autres régions d’un même pays, comme ce fut le cas en Éthiopie en 2004. Il faut savoir que les États-Unis refusent de financer l’achat sur place, préférant écouler les surplus de céréales – génétiquement modifiées – des producteurs américains.

Après avoir abordé les problématiques de la faim et de la dette de façon globale, Ziegler consacre deux chapitres à une discussion plus approfondie sur l’Éthiopie et le Brésil. Si la dette et la faim sont au centre de son analyse, Ziegler aborde une multitude de sujets, des débats entourant les OGM et le lait en poudre au rôle pervers joué par les multinationales de l’agroalimentaire. Ziegler dénonce au passage l’approche privilégiant l’obsession sécuritaire au détriment de la lutte contre la misère. Comme il le souligne, la violence irrationnelle des mouvements islamistes est le miroir de la barbarie des cosmocrates.

Le livre de Ziegler est d’autant plus pertinent qu’une famine aiguë sévit actuellement au Niger, pays où 30 % du budget est consacré au service de la dette alors que seulement 20 % l’est aux services sociaux. Force est de reconnaître que plus de deux décennies après que les travaux pionniers d’Amartya Sen aient démontré que les causes des famines sont avant tout structurelles, ces dernières continuent le plus souvent d’être perçues et dépeintes comme des catastrophes naturelles. L’Empire de la honte est une contribution bienvenue à une problématique bien contemporaine. Ziegler a, heureusement, la plume et la sensibilité d’un écrivain et non celle d’un technocrate. Son livre se veut un appel à l’insurrection des consciences ; la honte étant selon lui, avec l’utopie, l’une des deux grandes forces de l’histoire.

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