Les 70 ans de la grande marche des chômeurs sur Ottawa

No 10 - été 2005

Mémoire ouvrière

Les 70 ans de la grande marche des chômeurs sur Ottawa

par Christian Brouillard

Le chômage et la misère ressemblent beaucoup à un hiver qui n’en finit plus : gris et sordide. Considérés trop souvent comme une défaillance ou une « catastrophe », les problèmes sociaux sont naturalisés et, par le fait même, semblent sans Histoire [1]. Le désarroi qui en résulte nous laisse alors sans prise sur le présent. Il est donc urgent de nous réapproprier notre passé afin, au minimum, d’en tirer des leçons pour l’avenir.

1935-2005, soixante-dix ans nous séparent ainsi de la Marche des chômeurs-chômeuses canadiens sur Ottawa et pourtant, bien des points communs nous rattachent à cet épisode historique : chômage important et de longue durée, indifférence ou négligence des États dans le domaine social, prolifération de soupes populaires et d’organismes de charité pour pallier aux carences gouvernementales, etc. Il y a cependant aussi de grandes différences, car durant les années 30, le chômage fut massif et brutal (près de 30 % de chômeurs-chômeuses de 1929 à 1931) sans qu’il y ait le moindre filet de sécurité sociale. On peut relever une autre différence, de taille, avec cette époque : l’absence, aujourd’hui, d’un mouvement structuré et puissant des sans-emploi allié aux organisations ouvrières et prêt à pratiquer sur une large échelle l’action directe. C’est ce que l’historien Lorne Brown relevait en écrivant au sujet de la Marche de 1935 : « Les débats parlementaires et les tactiques de pression conventionnelles n’ont joué qu’un rôle minime. Les circonstances exigeaient que la seule stratégie efficace repose sur une organisation extra-parlementaire et sur l’agitation » [2].

De fait, face à la crise ouverte en 1929 et refusant toute idée d’assurance-chômage ou d’un programme d’aide quelconque, le gouvernement fédéral du conservateur Bennett laissait aller les choses. La misère grandissante constituait un terreau fertile pour l’agitation politique des organisations socialistes dont le Parti communiste et la centrale ouvrière qui lui était affiliée, la WUL (Worker’s Unity League). La réponse étatique fut, dans un premier temps, la force : emprisonnement des militantes communistes, déportation des immigrées trop impliqués dans la lutte des sans-emploi, etc. Le nombre grandissant de chômeurs et chômeuses devait vite rendre caduc l’usage de la seule répression. Le gouvernement Bennett prit alors la décision, en 1932, de mettre sur pied des camps de travail en vue de regrouper les jeunes chômeurs masculins. Ces camps étaient organisés par l’armée et soumis à la discipline militaire afin d’éviter le moindre « débordement »… Les hommes ainsi regroupés travaillaient pour quelques sous par jour et ne disposaient, en pratique, d’aucun droit. La riposte n’allait pas tarder.

Déjà, en 1929 à Vancouver, une première association de sans-emploi s’était formée. Deux ans plus tard, il y en avait dans la plupart des grandes villes du pays, mouvement facilité par l’action de la WUL. Le regroupement forcé dans les camps n’allait pas stopper ce travail d’organisation, au contraire. En concentrant de force les chômeurs, le gouvernement Bennett offrait de nouvelles conditions pour la mobilisation. Des cellules vont s’organiser dans les camps, essentiellement dans l’Ouest canadien (et plus particulièrement en Colombie-Britannique), pour conduire, en 1933, à la création du syndicat des travailleurs des camps de secours (RCWU). Les mobilisations impulsées par cette organisation prendront de l’ampleur, débouchant sur de nombreuses grèves dans les camps.

L’affrontement entre l’État et les sans-emploi allait culminer en 1935 avec l’organisation de la grande Marche des chômeurs sur Ottawa, marche dont la principale revendication était l’établissement de conditions de vie dignes pour les sans-emploi, entre autres via l’instauration d’un programme d’assurance-chômage. Cette Marche fut réprimée par le fédéral à Régina mais son impact politique allait ébranler le pouvoir, car le gouvernement Bennett tomba et, en 1940, une première loi sur l’assurance-chômage était promulguée. Malgré une répression féroce, la lutte avait payé.

Rappeler ce fait historique n’est pas sacrifier à un certain « folklore » mais bien prendre la mesure de cette victoire sociale et en voir, actuellement, toute la fragilité. Car, après les avancées faites des années 60 et 70, le statut des chômeurs et chômeuses, sous les coups de boutoir des politiques néolibérales pour ne pas parler du pillage éhonté de la caisse du régime, n’a cessé de se dégrader.

C’est pour souligner la bataille des sans-emploi qui a mené à la mise sur pied du régime d’assurance-chômage (maintenant, travail oblige, appelé assurance-emploi…) et pour exiger du fédéral des bonifications substantielles au programme que le Mouvement autonome et solidaire des sans-emploi (MASSE) et ses groupes affiliés lancent la campagne « En Marche ». Par-delà la commémoration historique, le MASSE exige : un seul critère d’admissibilité ; un plancher minimum de 35 heures de prestations, un taux de prestation d’au moins 60 %, le remboursement des sommes détournées de la caisse et l’abolition des exclusions totales pour départ volontaire et inconduite. Cette mobilisation se fera sur un plan régional, à travers le Québec, à partir de juin 2005.

Il n’y a pas à refaire le passé mais à changer le présent pour ouvrir les portes d’un avenir avec un peu moins de souffrances et d’injustices et cela, seule la lutte peut nous en tracer le chemin.

Le site du Mouvement autonome et solidaire des sans-emploi


[1C’est pour contrer cette naturalisation/banalisation du chômage que le journaliste et cinéaste français Gilles Balbastre a réalisé un documentaire en 2001 intitulé Le chômage a une histoire (voir sur le Net http://homme-moderne.org/societe/media/balbastr/index.html ou écouter en entrevue http://dsedh.free.fr/emissions_passees.htm, émission du 4 décembre 2001).

[2Lorne Brown, La lutte des exclus, un combat à refaire, Montréal, Écosociété, 1997, page 7.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur