L’été de Katrina et de Cindy

No 12 - déc. 2005 / jan. 2006

États-Unis

L’été de Katrina et de Cindy

par Benoit Renaud

Benoit Renaud

Les multiples significations d’un tel message méritent d’être expliquées, tant elles en disent long sur l’état de la société états-unienne après deux ans et demi d’occupation de l’Irak et au lendemain de l’inondation de la Nouvelle-Orléans. Lorsqu’il a été conscrit pour aller au Vietnam, le boxeur Mohamed Ali avait déclaré à un journaliste pour expliquer son refus de participer à la guerre : « Aucun Vietnamien ne m’a jamais appelé un Nègre » (No Vietnamese ever called me a Nigger). Cette phrase exprimait la jonction entre le mouvement pour les droits civiques des Afro-américains et le mouvement contre la guerre au Vietnam. Martin Luther King a été assassiné le 4 avril 1968, peu de temps après avoir pris position très clairement contre la guerre. Alors comme aujourd’hui, les jeunes issus de milieux défavorisés, et par conséquent les jeunes Noirs, étaient nettement surreprésentés dans les rangs de l’armée, particulièrement dans les rangs inférieurs.

Aujourd’hui, les suites de l’ouragan Katrina révèlent que la société états-unienne est toujours profondément divisée par les inégalités sociales et le racisme. Ce sont les plus pauvres – principalement des Noirs – de la Nouvelle-Orléans qui ont été laissés à eux-mêmes, sans moyen de transport et sans argent pour sortir de la ville, pris au piège de l’inondation sur le toit d’une maison fragile ou parqués dans des stades et sur des autoroutes, sans eau ni nourriture.

La ségrégation légale peut bien être chose du passé, l’héritage de l’esclavage et des lois racistes maintenues jusqu’aux années 1960 est loin d’avoir été surmonté. Les racistes avoués se sont convertis en « conservateurs » et ont géré des politiques ultra-libérales sur le plan économique et hyper répressives sur le plan de la loi et de l’ordre. Tant et si bien qu’aujourd’hui, 1,5 million de résidants des États-Unis sont en prison, soit une personne sur 200. Environ 12 % de la population des États-Unis est d’origine africaine. Pourtant, la moitié des personnes incarcérées appartiennent à cette communauté. Le tiers des hommes afro-américains dans la vingtaine sont soit en prison, soit en période de probation ou en libération conditionnelle, ce qui est plus que la proportion fréquentant une institution d’enseignement.

Le désastre de Katrina révèle aussi l’absurdité des politiques environnementales et énergétiques du pays. Bush a longtemps refusé d’admettre que le réchauffement planétaire était réel et en partie causé par l’activité humaine. Il a aussi tout fait pour promouvoir l’industrie pétrolière dont provient une grande partie de la fortune de sa propre famille. On sait maintenant que le réchauffement du Golfe du Mexique et de la Mer des Caraïbes est une cause majeure de l’intensification des ouragans depuis quelques années.

Les coûts politiques de l’occupation

L’autre ouragan ayant frappé les États-Unis cet été a été une tempête politique contre la guerre en Irak, dont le centre calme était Cindy Sheehan, mère d’un soldat (Cassey) tué cinq jours après avoir rejoint les troupes d’occupation. Elle a campé pendant plusieurs semaines à proximité du ranch de George Bush. Sa seule revendication : que le président la rencontre et lui explique la cause pour laquelle son fils a perdu la vie. Il l’a ignorée. Des dizaines de milliers de personnes ont formé des « camp Cassey » à travers le pays pour l’appuyer. Déjà, on observait un renforcement de l’opinion anti-guerre, et les grandes organisations du mouvement avaient appelé à des journées d’action dont une grande manifestation le 24 septembre à Washington et des actions directes non-violentes le 26. Puis Katrina a frappé, et tout le pays (même Céline Dion !) a immédiatement vu le lien entre la détresse de la Nouvelle-Orléans et les ressources infinies déployées en Irak.

Le budget militaire des États-Unis dépasse maintenant les 500 milliards de dollars US par année, soit 5 % du PIB du pays, ou la moitié de toute l’économie canadienne. C’est autant que les dépenses militaires du reste de la planète mises ensemble. L’occupation de l’Irak à elle seule a coûté 200 milliards $ en fonds spéciaux depuis 2003.

Depuis le 11 septembre 2001 en particulier, la hausse dramatique des dépenses militaires et sécuritaires a été effectuée au prix de coupes brutales dans plusieurs autres types de dépenses, notamment l’entretien et le renforcement des digues de la Nouvelle-Orléans et les préparatifs en cas de catastrophe. Il aurait fallu dépenser environ 750 millions $ au cours des dernières années afin d’entretenir et de renforcer le système de digues du sud de la Louisiane. Seulement 20 % de cette somme (ou un millième du budget de guerre pour l’Irak) a été rendue disponible à cause des compressions budgétaires [1].

L’armée aux abois

Même avec toutes ces dépenses militaires et sécuritaires, les projets de la Maison Blanche et du Pentagone ne semblent pas être en voie de réussir. La situation en Irak ne cesse de se détériorer. Aucun échéancier n’a été établi pour le retrait des 150 000 soldats occupant l’Irak. La résistance armée à l’occupation s’est intensifiée constamment depuis l’invasion et concentre toujours ses attaques contre les troupes d’occupation elles-mêmes, à raison d’une centaine d’attaques par jour. Cette réalité est bien différente de l’image véhiculée par les médias d’un mouvement centré autour de la branche d’Al Qaïda en Irak et d’attaques contre les civils [2]. On a maintenant franchi le seuil psychologique des 2 000 soldats états-uniens morts en Irak (environ 250 en Afghanistan) et 15 000 blessés dont un grand nombre de blessés graves.

Pas étonnant que les différents corps d’armée n’arrivent pas à atteindre leurs objectifs de recrutement et souffrent d’un nombre alarmant de désertions. L’augmentation des primes au recrutement et des bourses d’études n’a pas suffi à endiguer le problème. La dernière mesure proposée par le Pentagone est de hausser l’âge limite pour le recrutement de 35 à 42 ans. Le chiffre officiel des déserteurs est de plus de 5 000, mais la ligne téléphonique d’aide aux GI reçoit 3 000 appels par mois de soldats cherchant à quitter les rangs. Une quinzaine d’entre eux sont maintenant réfugiés au Canada [3]. Des mouvements politiques d’opposition à la guerre se sont développés très rapidement parmi les militaires et leurs familles, dont un groupe de parents de soldats tués au combat (Gold Star Families for Peace) dont Cindy Sheehan fait partie.

À la fin de cet été de tempêtes, 300 000 personnes ont manifesté à Washington le 24 septembre. Cindy Sheehan a été la première personne arrêtée lors des actions du 26. Selon un sondage Gallup mené à la fin septembre, 59 % de la population considérait l’invasion de l’Irak comme une erreur, 63 % appuyait un retrait rapide, total ou partiel, des troupes et seulement 32 % approuvait la politique de la maison Blanche dans ce dossier. Bush va se souvenir longtemps de l’été de Cindy et de Katrina. C’est à ce moment que le capital de popularité qu’il s’était constitué avec le 11 septembre 2001 s’est épuisé. Le mouvement contre la guerre est loin d’avoir dit son dernier mot.


[1Al Naomi, responsable du projet de renforcement des digues, cité dans New Orleans CityBusiness le 16 février 2004.

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