Dossier : Les non-lieux de la (…)

Renouveler l’enseignement de la culture

par Étienne Beaulieu

Étienne Beaulieu

Comment penser l’enseignement de la culture aujourd’hui dans une Amérique de plus en plus poussée vers ses penchants économistes ? Face au rabattement de la culture sur l’économie, il est nécessaire de rappeler que l’économie est elle-même une forme culturelle, mais aussi que l’accès à la culture ne saurait être contrôlé par la possession de capitaux. La gratuité scolaire doit ainsi demeurer l’objectif premier de toute action dans le champ culturel et de toute réflexion sur la répartition du bien symbolique qu’est la culture. Mais en même temps, cet objectif primordial ne doit pas faire oublier la raison d’être de l’enseignement de la culture, à savoir la transmission de contenus, qui se répartissent non pas horizontalement mais verticalement. Comment nier par exemple que l’œuvre de Shakespeare soit plus « élevée » culturellement que Star académie ? L’enseignement de la culture doit ainsi avoir en vue l’accès du plus grand nombre aux biens symboliques les plus élevés.

Cette façon de penser a pour but d’éviter deux écueils : d’un côté il s’agit de contrer l’aplanissement culturel absolu guettant le relativisme de nos sociétés et, de l’autre, de ne pas aggraver la radicalisation des hiérarchies culturelles. Pour éviter le premier écueil, il faut de façon urgente cesser de penser l’enseignement de la culture au plus grand nombre comme une restitution d’une culture de la masse à la masse elle-même, dans une pure et simple négation de la culture dite « élitiste ». Cette culture d’élite n’est en effet plus tenue aujourd’hui par une élite sociale, mais bien par une élite économique qui n’emprunte ses formes à la culture que pour s’en parer. Les exemples se multiplient aujourd’hui qui montrent que les acteurs de la culture dite d’élite rejoignent la population la plus large dans une pauvreté s’accroissant sans cesse et qui demeure, en conséquence, à la merci d’un mécénat privé ou d’état dont les exigences sont le plus souvent ignorées des mécènes eux-mêmes (les subventions des conseils culturels de l’État, par exemple, comportent en effet des critères discriminant explicites, mais aussi implicites et plus retors). Néanmoins, l’important demeure que la revendication d’une culture populaire contre une culture d’élite ou même « bourgeoise » n’ait plus aucun sens ou qu’elle n’en ait qu’un seul, économique en l’occurrence.

Cette régression du pouvoir de la culture d’élite ne doit pas non plus mener au second écueil, c’est-à-dire que cette culture doit éviter de sombrer dans la nostalgie qu’on lui connaît de plus en plus et qui va croissant avec le vieillissement de la population occidentale. Mais comment penser l’enseignement de la culture autrement que sur le mode de la résistance, la condamnant à un rôle de pure conservation culturelle ressemblant bientôt à une pièce de musée inoffensive et faisant souvent le jeu des pouvoirs et des puissances privées ? Car la culture est une affaire collective et son enseignement d’autant plus. Mais ce bien partagé qu’est la culture peut aussi départager ceux qui en font partie. Il y a en effet deux sens bien connus au mot « culture » : un sens horizontal, qui désigne les pratiques, les usages et les mœurs d’une société donnée, et un sens vertical, qui nomme le processus de civilisation menant à une culture dite « supérieure ». L’enseignement de la culture se débat depuis la Révolution française avec les paradoxes impartis à ce double sens, qui pousse à la répartition des biens symboliques (aristocratiques et cléricaux) au plus grand nombre pendant que celui-ci, de son côté, rejette ces biens symboliques comme les signes de son oppression historique. Ce dialogue de sourds est notre héritage démocratique.

Afin de faire croître cet héritage et au risque de faire grandir avec lui le malentendu qui lui est consubstantiel, il faut d’abord rappeler que l’enseignement de la culture n’est un véritable « enseignement » que dans la mesure où il ajoute à la culture horizontale une dimension verticale. Mais il est nécessaire ensuite d’agir. Et si l’action doit garder pour principe l’ouverture de la culture au plus grand nombre, elle doit surtout penser une culture dans laquelle l’élévation symbolique demeure possible pour tous. Afin de favoriser cette égalité des chances et que la chance en question offre une possibilité de s’élever au-dessus de la culture ambiante, l’action doit consister à mettre en place un dispositif permettant cette ascension culturelle aux démunis culturels.

Or, la solution se trouve dans le retour aux politiques éducatives inaugurées par la Révolution et développées par l’Empire, qui avait mis en place un système éducatif qu’il est urgent de repenser à neuf. Contre la seule chance des nantis et des bien nés, Napoléon 1er accorde (théoriquement) la chance au seul mérite dans ce système éducatif révolutionnaire qui s’appelle en France l’École Normale pour le plus grand nombre et l’École Normale Supérieure pour ceux que l’ardeur au travail et la volonté de servir la nation élèvent au-dessus la culture ambiante. Bien sûr, ce système est loin d’être parfait et crée à sa façon des inégalités, entre autres dans l’héritage culturel des normaliens qui engendrent le plus souvent d’autres normaliens, dans une concentration des bien symboliques de plus en plus dense. Mais ce modèle reste néanmoins le plus proche de l’enseignement idéal de la culture en ce qu’il permet théoriquement aux enfants des bourgs les plus reculés d’accéder à une culture supérieure non seulement gratuite, mais surtout rémunérée par l’État. Faire en sorte que ce modèle théorique se rapproche le plus possible de la réalité des politiques éducatives nationales est aujourd’hui la tâche de ceux et celles qui ont à cœur la solidarité sociale et la culture.

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