Détournement de sens

No 14 - avril / mai 2006

Chronique de l’émancipation créatrice

Détournement de sens

par Ricardo Peñafiel

Ricardo Peñafiel

Dans le cadre de cette chronique visant à dégager une nouvelle conception de la libération qui prenne en considération les critiques ayant conduit à la crise de la raison émancipatrice, nous avons abordé le cas des expériences totalitaires en tant que cause historique du désenchantement vis-à-vis des projets libérateurs. Parallèlement à ces expériences traumatisantes concrètes, il existe des causes philosophiques ayant conduit à ce même désenchantement. Parmi celles-ci, la critique de la métaphysique ou de l’ontologie par ce qu’il est convenu d’appeler le tournant linguistique en philosophie est sans doute la plus radicale et, en même temps, la plus porteuse de réflexions qui nous permettront d’entreprendre, ultérieurement, une reconstruction de la raison et des pratiques émancipatrices en tant qu’actes de création.

Alors que l’expérience des totalitarismes questionne les idéologies en fonction de leurs effets destructeurs concrets, le tournant linguistique le fait en fonction de leur caractère fallacieux. Les idéologies, tout comme la science et la métaphysique, apparaissent au sein de cette conception comme de simples constructions discursives, sans lien nécessaire avec la réalité, tendant à enrégimenter l’humanité plutôt qu’à la libérer.

Cette remise en question radicale du lien entre raison et libération s’appuie sur la conception saussurienne [1] du langage, qui définit la langue comme un système autoréférentiel de différences hiérarchisées, dans lequel le signe ne réfère pas à une réalité externe mais instaure un rapport arbitraire (sans nécessité) entre un signifiant (image acoustique ou écrite) et un signifié (concept abstrait). Le langage n’est plus conçu comme un outil servant à représenter quelque chose qui existerait en dehors de lui, mais comme un phénomène autonome engendrant le sens à partir de lui-même. Saussure rend donc possible une analyse du sens (et donc le social) qui ne présuppose pas que le monde extralinguistique fonctionne selon les mêmes règles que la raison-logos-langage.

À cette conception moderne du langage s’ajoute la critique nietzschéenne de l’ontologie métaphysique, qui montre comment la science, en cherchant la position objective des objets (l’objet en soi), doit nécessairement présupposer (sans jamais pouvoir le démontrer) que le réel fonctionne selon les mêmes règles que la raison. Selon Nietzsche, la raison n’explique pas le monde, elle le crée à son image et méprise tout ce qui lui rappelle ce mensonge originaire, constitutif de son pouvoir, de sa capacité à modeler le monde. Au lieu de chercher le vrai, le philosophe ou l’homme de science se demande : « Quelle est l’abstraction susceptible d’embrasser la multiplicité des choses ? » [2]. À cette abstraction synthétique créée par son esprit, il donne valeur de cause. La « Vérité » exprimée par le concept ne serait alors qu’une figure de rhétorique, que syllogisme, métonymie ou synecdoque (faisant passer une partie pour le tout ou un effet pour la cause). L’effet du regroupement mental (concept) passe pour la cause de la régularité et donne son nom et sa raison d’être à l’ensemble.

La convergence entre un linguiste (Saussure), voulant fonder une science du signe, et un philosophe (Nietzsche), voulant détruire les prétentions de l’ontologie métaphysique, va créer un puissant mouvement de pensée qui s’attellera à déconstruire (Derrida) systématiquement et rigoureusement la terrible illusion d’un monde rationnel.

Alors que la raison émancipatrice faisait correspondre l’avancement de la connaissance avec celui de la libération, cette nouvelle « dialectique de la raison » (Adorno et Horkheimer) montre comment, au contraire, connaître c’est contrôler. « Comprendre » la nature ou l’humain équivaut à les faire entrer dans des catégories utilitaires permettant leur manipulation.

La pensée critique tourne alors son arme contre elle-même : si le langage fonctionne de manière autoréférentielle, sans relation de nécessité avec le monde extérieur (Saussure) et que les constructions de la raison ne sont que des syllogismes trompeurs (Nietzsche), alors sur quoi fonder une pensée libératrice ? Comment penser la libération si toute tentative de mise en forme d’un projet libérateur ne sera autre chose qu’une nouvelle forme d’aliénation, de surdétermination, d’imposition d’un sens ou d’assujettissement ? Comment penser l’aliénation (être étranger à soi) si l’on ne peut plus établir ce qu’est ou devrait être l’humanité ?

Le postmodernisme, en tant que concept vague servant à englober un refus généralisé du rationalisme, rend compte de cette crise de la raison émancipatrice. Se donnant une conception puriste de la liberté, le postmodernisme en vient à voir dans tout projet substantiel la présence du totalitarisme et réduit la libération à l’exaltation de la différence, des passions, des désirs ou de l’individualité.

Pourtant, sans une certaine fixation du sens, aucune communication et aucune action collective n’est possible. Si tout devait rester dans l’indétermination, il n’y aurait pas de remise en question possible de l’ordre établi. Nous subirions les effets de forces hiérarchiquement et coercitivement constituées sans être capables de les nommer, de les situer dans des récits cohérents permettant ainsi de se saisir des dynamiques sociales et d’agir sur elles.

Comme je l’ai déjà noté dans le cadre de cette chronique [3], alors que toute forme de connaissance devrait être soupçonnée de syllogisme manipulateur, ce sont surtout les utopies libératrices qui se verront remises en question. La science-technologie – se questionnant sur les moyens plutôt que sur les fins – se justifie d’elle-même en fonction de son efficacité, de sa capacité à instrumentaliser son entourage : si ça marche, c’est vrai ! Paradoxalement, la raison émancipatrice est remise en question en fonction de cette même efficacité à manipuler.

Cette critique de la raison élaborée par le tournant linguistique devrait donc nous conduire à remettre en question toutes les formes de réification (faisant croire que le monde pourrait être contenu dans un raisonnement) et non pas, comme cela a été fait dans la période contemporaine, à questionner uniquement ou prioritairement la raison émancipatrice. Elle doit ainsi nous conduire à chercher du côté de la création, de l’expression protéiforme de projets autonommés (Castoriadis), les fondements de la libération.

L’aliénation doit donc moins être perçue comme empêchement d’être (rendre étranger à soi) que comme imposition d’un être. La libération, elle, devient alors création collective d’un être ensemble. Il restera encore à établir, lors de notre prochaine chronique, comment les sociétés peuvent prétendre se nommer elles-mêmes dans un monde où toute forme de nomination peut sembler imposition d’un sens plutôt que création.


[1Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1982.

[2Friedrich Nietzsche, Le livre du philosophe : études théorétiques, Paris, Aubier-Flammarion, 1969, paragraphe 141.

[3« Naissance et Mort de la raison émancipatrice / Chronique de l’émancipation créatrice II », À Bâbord !, n° 12, décembre 2005.

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