La grande fumisterie de l’après-Chaoulli

No 14 - avril / mai 2006

Privatisation de la santé au Québec

La grande fumisterie de l’après-Chaoulli

par Pierre Fortin

Pierre Fortin

Le ministre de la Santé, M. Philippe Couillard, a présenté en grande pompe un Livre blanc qu’il a qualifié de « réponse pleine et entière au jugement Chaoulli », décision majoritaire dans laquelle la Cour suprême a jugé illégale l’interdiction – contenue dans la Loi sur l’assurance hospitalisation de 1964 et dans la Loi sur l’assurance maladie de 1970 – de souscrire une police d’assurance privée couvrant les mêmes services que ceux faisant l’objet des dites lois.

Essentiellement, dans son aspect le plus apparemment lié aux conclusions de l’arrêt Chaoulli, la proposition Couillard comporte la possibilité de recourir à l’assurance privée dans les seuls cas des chirurgies de la hanche, du genou et de la cataracte. Toute la mécanique de limitation des délais d’attente pour ces trois interventions spécifiques n’empêche pas la démonstration que cette « entrée dans une nouvelle ère » n’est, sur le plan juridique tout au moins, qu’une vaste fumisterie, une grossière imposture. Qu’en est-il ?

Imaginons simplement que dès l’adoption des lois précitées, le Législateur – le Parlement souverain du Québec – plutôt que d’interdire totalement le recours à l’assurance privée, ait permis exceptionnellement la souscription d’une assurance privée pour… les chirurgies de la hanche, du genou et de la cataracte. Imaginons ensuite qu’en 1997, au départ de l’affaire Chaoulli, un médecin quelconque, accompagné d’un patient aux prises avec de lourds problèmes de dos nécessitant une chirurgie afin de soulager ses souffrances, se serait adressé à la Cour supérieure pour contester l’interdiction de souscrire une assurance maladie et hospitalisation privée.

Quel jugement aurait alors rendu la Cour suprême du Canada, appliquant les mêmes dispositions des chartes canadienne et québécoise des droits et libertés et les mêmes arguments portant sur les délais et les effets de l’attente d’une chirurgie sur la santé et l’état mental du patient ? Avec une aussi faible preuve, voire une absence totale de preuve d’un effet négatif du recours à l’assurance privée sur le système de santé public ? Exactement le même jugement, les mêmes arguments, les mêmes considérants et les mêmes déclarations.

La Cour suprême aurait décidé que le Législateur québécois n’avait pas le droit de distinguer entre les types de chirurgie ou soins de santé, pour ne permettre le recours à l’assurance privée qu’en certains cas. En effet, aucun raisonnement juridique ne peut soutenir un droit de recours à l’assurance privée pour se prémunir des délais d’attente uniquement pour des soins ou interventions spécifiques. Tous les considérants factuels du dossier du patient du Dr Chaoulli ne sont que détails faiblement pertinents. Le travail des juges de la Cour suprême n’est certes pas d’évaluer si les délais d’attente pour telle chirurgie sont moins souffrants ou conséquents que pour telle autre.

Le Livre blanc du ministre Couillard ne comporte donc aucune réponse en droit au jugement Chaoulli. La preuve en est que demain, n’importe quel médecin, cherchant à défendre le cas d’un patient, pourrait saisir la Cour supérieure en utilisant les mêmes procédures et les mêmes arguments légaux que le Dr Chaoulli et ses procureurs et obtenir un jugement déclarant illégale l’interdiction du recours à l’assurance privée pour tout soin ou toute chirurgie autre que pour remplacer une hanche, réparer un genou ou éliminer des cataractes.

Le ministre de la Santé du Québec n’a certes pas le pouvoir de faire des distinctions là où la Cour suprême n’en fait aucune. Pour ces raisons, la proposition du ministre Couillard nous apparaît comme une fumisterie, une tromperie ou, plus poliment, une fuite en avant visant à gagner du temps.

Quelle serait alors la réponse appropriée au jugement Chaoulli ? Réglementation et justification. Ce que la Cour reproche à la législation québécoise est l’interdiction totale de l’assurance privée en matière de santé, sans justification aucune ni démonstration de la nécessité de cette mesure radicale pour conserver le système public de santé que nous connaissons. Mais la Cour suprême n’interdit pas de réglementer strictement et précisément le recours à l’assurance privée pour préserver ledit système. La solution proposée par le ministre Couillard pourrait alors constituer une base à cette réglementation, mais alors pour toutes les chirurgies ou soins de santé, sans distinction.

La Cour suprême reproche clairement au gouvernement du Québec de ne pas avoir démontré en quoi l’interdiction du recours à l’assurance privée était essentielle au maintien de notre système public de santé. C’est là un tort immense. Fort de son succès en première instance, et conforté par une décision unanime de la Cour d’appel du Québec, le Procureur général du Québec n’a pas cru bon de constituer une preuve à cette fin. Cette démonstration de la nécessité de l’interdiction du recours à l’assurance privée aurait-elle pu être faite ? Sans avoir exploré cet aspect, nous présumons que oui. Ce n’est certes pas sans raison que les élus de l’époque avaient conclu en ce sens...

Quoi qu’il en soit, dans la perspective de nouvelles offensives contre le système public de santé québécois, l’urgence, selon nous, est avant tout d’entreprendre d’identifier et de développer des arguments justifiant nos choix de société en prévision du jour prochain où nous devrons, de nouveau, défendre nos valeurs et nos acquis sociaux.

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