Les idéologies totalitaires

No 13 - février / mars 2006

Chronique de l’émancipation créatrice

Les idéologies totalitaires

par Ricardo Peñafiel

Ricardo Peñafiel

Lors de ma chronique précédente, j’abordais la naissance et la remise en question de la Raison émancipatrice en annonçant trois formes distinctes de sa remise en question, soit : 1) l’expérience des totalitarismes ; 2) la rupture, par la linguistique moderne, du rapport signifiant signifié ; et 3) le dévoilement du caractère autoritaire (surdéterminant) de la Raison. Les contraintes d’espace m’obligent ici à n’aborder que le premier de ces thèmes et à laisser les deux autres pour la suivante.

S’il est un moment historique marquant la crise de la raison émancipatrice, c’est bien le développement de régimes totalitaires dans les années 20 en Europe. En effet, selon l’interprétation que Hannah Arendt fait du système totalitaire [1], ce type de régime découle de la prétention à appliquer une idéologie de manière tout aussi cohérente que son exposition. Mouvement d’enfermement tautologique d’une pensée réduisant le monde à une logique mécanique découlant d’un principe unique connaissable et connu. Pour le nazisme, nous dit Arendt, ce principe était la race et pour le « soviétisme », la classe. Cependant, il ne faut pas oublier que le capitalisme possède également un principe à l’aune duquel tout est réduit ou interprété : le profit. Ainsi, alors que pour le nazisme certaines races étaient vouées à l’extinction, du fait de leur faiblesse, et que pour le stalinisme certaines classes archaïques comme les koulaks (riches paysans russes) étaient appelés à disparaître (ce qui justifiait pour ces deux cas les exterminations physiques des races et des classes condamnées par la nature ou l’histoire), pour le capitalisme il ne peut exister que des activités générant des profits, condamnant à la disette toute activité qui ne se plie pas à ce principe. Il y a pourtant une différence fondamentale entre le caractère totalitaire du capitalisme et le système totalitaire. Cette différence est la terreur. Alors que les régimes totalitaires, qu’ils soient rouges ou bruns, ont cherché à abolir l’espace privé, le totalitarisme du capital, quant à lui, le phagocyte (l’englobe et le digère).

C’est donc à la première forme de totalitarisme que je fais référence lorsque je lie les régimes totalitaires à la crise de la raison émancipatrice. La terreur, comme pratique systématique d’abolition de l’espace privé et de la « société civile », dépasse la simple imposition d’une idéologie. La terreur, selon Arendt, répond à un principe plus général visant à abolir la contingence (l’indéterminé). En prétendant expliquer le passé, le présent et l’avenir, l’idéologie s’affranchit de la réalité ; elle s’affranchit même de ce qui vient de se passer, puisque le futur est déjà expliqué, en tant que réalité plus vraie que le réel, dissimulée derrière les choses sensibles. L’idéologie dévoile l’être dissimulé dans le paraître. Elle est donc plus vraie que les événements qui la contrediraient. Le but principal de la terreur est alors de faire en sorte que la logique de l’histoire puisse l’emporter sur la spontanéité de l’humain ; qu’aucune action humaine ne vienne entraver le cours de l’Histoire. Et, comme le système totalitaire procède de la logique pure, les conséquences qu’elle tire des actions humaines sont toujours les pires ; ainsi toute action spontanée des humains, qu’elle soit de sympathie ou d’opposition au système, est néfaste. C’est ainsi que l’on peut amener des sympathisants à se déclarer coupables de crimes qu’ils n’ont pas commis, en leur faisant voir que par leur action ils empêchent la prémisse de base, acceptée comme vraie, de se concrétiser. Ce qui permet de former des individus qui peuvent en tout temps être légitimement « bourreau ou victime » à partir du principe de base accepté de tous, l’idéologie. « La tyrannie de la logique débute avec la soumission de la pensée à l’esprit de la logique comme processus sans fin, sur lequel l’homme compte pour engendrer ses pensées » [2]. L’action de l’État totalitaire sera donc d’isoler les individus, pour qu’ainsi, ne pouvant pas exprimer leur pensée et jusqu’à leurs perceptions, la faculté même de penser soit perdue et ne puisse être remplacée que par la logique qui elle, ne requiert pas le contact humain mais une seule prémisse. Cette prémisse est la seule dont on ne puisse douter puisque c’est la seule qu’il soit permis d’entendre.

Je prends le cas paradigmatique des régimes totalitaires pour situer dans le temps et dans l’espace un phénomène plus général s’appliquant à pratiquement tous les projets émancipateurs fondés sur la raison émancipatrice. La désaffection des mouvements de libération eschatologiques tant par les masses que par les intellectuels réside en grande partie dans cette abolition de l’individu et de l’espace privé des militantes. Sans conclure que tout mouvement de libération doit nécessairement conduire au totalitarisme (ce serait faire preuve d’un déterminisme tout aussi mécanique que celui qu’on reproche au totalitarisme), une tendance à l’abolition de la contingence (de l’indéterminé) se constate dans tout projet issu de la raison émancipatrice et tend à abolir l’individu et la diversité au nom de la Vérité libératrice. Il faut préciser que cette critique ne s’applique pas exclusivement aux projets « de gauche ». Le romantisme allemand, le nationalisme, le républicanisme, le libéralisme, le populisme, etc., ont également engendré des formes de terreur. Pourtant, nous ne voyons personne s’interdire de penser des projets républicains en raison de la terreur que cette idéologie a engendrée dans les premières années de la Révolution française ; pas plus que l’on ne bannit le libéralisme au nom de tous les morts qu’il engendre dans son entreprise pour maintenir le dogme d’une forme particulière de propriété.

En bref, les différentes formes de totalitarisme qu’a connues le XXe siècle doivent induire une critique envers le principe général à travers lequel la prétention à une vérité universelle sert de point d’appui à diverses entreprises d’embrigadement de sociétés entières. Pourtant, cette prétention n’est pas propre au XXe siècle. La particularité des totalitarismes contemporains doit donc être cherchée dans le degré de massification nécessaire pour que des sociétés puissent être totalisées (surveillées et conditionnées). C’est toute la technicisation et le productivisme qui se voient alors mis en cause. Plutôt que de s’interdire de penser la libération au nom des dérives totalitaires que la raison émancipatrice a engendrées, ne faudrait-il pas changer l’espace de conception de l’émancipation ? Plutôt que de le situer dans la Raison, ne faudrait-il pas le situer dans la création ? Plutôt que de chercher l’émancipation dans un contenu particulier qu’il faudrait libérer des contraintes l’empêchant d’être, ne faudrait-il pas chercher les formes abstraites permettant à une infinité de mondes possibles d’advenir ?


[1Hannah Arendt, Le système totalitaire, Seuil, Paris, 1972. Voir notamment le chapitre IV, « Idéologie et terreur : un nouveau type de régime », p. 203-232.

[2Arendt, Idem, p. 223.

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