Une parole insoumise

No 13 - février / mars 2006

Une parole insoumise

Une rencontre avec Jean Ziegler

Karine Peschard, Claude Rioux, Jean Ziegler

C’est à Montréal que nous avons rencontré Jean Ziegler début novembre. Auteur de plus d’une vingtaine d’ouvrages touchant pour la plupart à la sociologie du tiers-monde, l’homme, né en 1934 en Suisse, est un véritable monstre sacré de l’internationalisme. Questionné sur les origines de son dévouement à la cause de la libération des peuples du Sud, il relate sa rencontre avec le Che en 1964. «  Le Che est venu à Genève comme délégué de la première Conférence du sucre, six mois avant qu’il ne disparaisse au Congo. J’ai été son chauffeur personnel durant 12 jours ». La dernière nuit avant son départ, Ziegler lui dit « commandant, je veux venir avec vous. » Le Che, montrant les banques et les bijouteries que surplombe l’hôtel Intercontinental de Genève, lui répond : « Toi, c’est dans le ventre du monde que tu dois lutter. » Blessé par ces paroles, Ziegler est néanmoins reconnaissant aujourd’hui : « J’aurais été un des multiples internationalistes inutiles, je serais mort depuis longtemps, quelque part au Venezuela…  »

Depuis, Ziegler a le don de se mettre là où il dérange le plus : député de Genève à l’Assemblée fédérale, il pourfend les banquiers suisses devant des députés outrés et, après qu’il eut publié Une Suisse au-dessus de tout soupçon puis La Suisse lave plus blanc, ses « collègues » votent la levée de son immunité parlementaire, permettant ainsi aux banques de lui faire de ruineux procès. Membre du Bureau de l’Internationale socialiste, association des partis sociaux-démocrates du monde, on imagine la gueule que devaient faire les François Mitterrand et Carlos Andrés Pérez (ex-président du Venezuela) à entendre ses diatribes contre le néocolonialisme ! Maintenant Rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, il y dénonce les ogm, l’occupation des territoires palestiniens et la dictature des « nouveaux maîtres du monde », titre d’un de ses récents ouvrages. Les États-Unis se sont bien sûr opposés à sa nomination, ont voté contre chacun de ses rapports et ont réclamé sa destitution à deux reprises…

Ziegler : « Le révolutionnaire doit être capable d’entendre pousser l’herbe, disait Marx. » Aujourd’hui, le monde est devenu illisible. L’émergence de la société civile planétaire, incarnée par les Forums sociaux mondiaux, cette « fraternité de la nuit » en rupture avec l’ordre du monde, soulève certes des espoirs énormes. Cette internationale de l’espoir est pourtant sans programme. « Ces hommes et ces femmes qui résistent le font en fonction de l’impératif moral qui les anime : “je ne veux pas vivre dans un monde où cent mille personnes meurent de faim chaque jour”. » Devant cette illisibilité, il faut se rappeler, dit Ziegler, des paroles d’Antonio Machado, poète antifasciste espagnol mort en exil après l’écrasement de la révolution espagnole : « Caminante no hay camino, el camino se hace al andar ; Marcheur, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant. C’est-à-dire que le monde n’est pas illisible quant à l’intolérable, pas illisible quant à l’horizon qu’on veut rejoindre, mais il est illisible quant à la méthode pour y parvenir. »

Entre-temps, Jean Ziegler ne tarit pas sur la « reféodalisation » du monde. « Les 500 plus grandes firmes internationales privées contrôlent plus de 52 % du produit planétaire brut tandis que la pyramide des martyrs s’élève : entre 2003 et 2004, dix millions de personnes sont tombées dans la sous-alimentation de façon grave et permanente. Toutes les trente secondes, un enfant meurt de la malaria. »

Devant ce triste constat, l’écrivain reste cependant optimiste, faisant, comme les « vieux marxistes allemands, la distinction entre justice visible et justice exigible ». Tandis que la première régresse («  il n’y a pas de fatalité : un enfant qui meurt de faim est assassiné et ce massacre quotidien est induit par les structures inégalitaires du monde »), la conscience de ce que l’humain perçoit comme étant juste, la justice exigible, progresse. À preuve, l’exigence de plus en plus généralisée de l’abolition pure et simple de la dette des pays du tiers-monde.

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