La justice détournée contre la démocratie

No 18 - février / mars 2007

Éditorial No. 18

La justice détournée contre la démocratie

Les poursuites judiciaires abusives sont sans doute l’un des moyens les plus efficaces mis en œuvre ces dernières années afin de favoriser le pillage généralisé du bien commun en étouffant la démocratie et les débats publics. Le principe est simple : il s’agit de poursuivre, sous des motifs souvent fallacieux, une organisation dérangeante, et ce, pour un montant exagérément élevé. L’organisation victime de ces poursuites se trouve doublement coincée : elle doit consacrer de précieuses énergies à se défendre et, à cause de moyens financiers restreints, elle voit son existence même menacée.

Le cas récent de l’Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA), poursuivie pour 5 millions $ par la compagnie American Iron and Metal, a beaucoup attiré l’attention au Québec sur le phénomène des SLAPP (de l’anglais Strategic Lawsuit Against Public Participation), à savoir les poursuites stratégiques contre la mobilisation populaire. Ce qu’il faut surtout retenir dans la pratique des SLAPP, c’est la grande offense faite à la liberté d’expression ainsi que le détournement du système judiciaire à des fins ayant peu à voir avec la justice.

Les poursuites abusives mettent bien souvent en opposition de grandes compagnies réalisant d’immenses profits et des petits groupes de citoyennes, mal financés, peu familiers avec les procédures judiciaires, et qui se battent pour des causes sociales. L’affrontement pourrait presque sembler caricatural : d’un côté, une richissime compagnie, avec ses hordes d’avocats et des fonds inépuisables pour financer largement la poursuite ; de l’autre, un groupe désargenté n’ayant que la justesse de sa cause en guise de défense.

Les poursuites abusives peuvent aussi être le fait d’un individu seul. À bâbord ! en est présentement victime, à la suite d’un article de Barbara Legault intitulé « Des hommes contre le féminisme », paru dans notre numéro 16 (octobre / novembre 2006). Se prétendant victime de diffamation, l’homme réclame à l’auteure et à la revue une somme totale de 24 000 $ en dommages moraux et exemplaires (voir notre déclaration page suivante).

Une cause juste n’est malheureusement pas garante de la victoire. Et les poursuites abusives, même en cas de jugement favorable, provoquent des torts irréparables à ceux et celles qui en sont victimes. Les procédures judiciaires coûtent très cher. Inévitablement, elles créent une situation financière périlleuse et difficile à gérer pour l’organisation victime d’une telle poursuite. Elles la forcent à se détourner de ses véritables préoccupations et de sa mission, qui demeure sa raison d’être.

Ces poursuite créent aussi un puissant effet d’intimidation psychologique. Elles n’atteignent pas seulement ceux et celles qu’elles visent directement, mais aussi les autres organisations s’opposant aux grandes entreprises ou à certains groupes de pression : devant la menace de poursuites qui plane, devant les innombrables inconvénients risquant de s’ensuivre, plus d’un militant renoncera à la bataille. Le mot d’ordre est donné : il faut se taire, ne pas encombrer les dominants. Sinon, gare à vous !

La justice se trouve donc détournée contre ceux et celles qu’elle devrait protéger. Les poursuites abusives deviennent l’une des perversions les plus troublantes et les plus nocives de notre système judiciaire. En se servant des tribunaux pour retirer à la démocratie ce qui en demeure le fondement – la liberté de s’exprimer et de débattre –, les accusateurs instaurent une forme de « dictature tranquille » cachant son autoritarisme derrière un recours à la loi en apparence convenable.

Le 6 octobre 2006, le ministre de la Justice du Québec, Yvon Marcoux, annonçait la mise sur pied d’un comité d’experts afin d’évaluer l’opportunité d’adopter des mesures contre les poursuites stratégiques. Cependant, il est loin d’être acquis que le ministre Marcoux jugera opportun de légiférer à cet égard, une fois qu’il aura reçu le rapport du comité. De telles législations existent déjà ailleurs : aux États-Unis, l’État de Washington fut le premier à adopter une telle loi en 1989. En juillet 2006, le California Anti-SLAPP Project recensait 24 États ayant fait de même.

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