Dossier : L’avortement, un droit

Le droit à l’avortement au Brésil

Quand l’hypocrisie provoque l’hémorragie

par Elsa Beaulieu et Karine Peschard

Elsa Beaulieu, Karine Peschard

Le 4 avril dernier, 10 000 femmes étaient accusées par un tribunal brésilien d’avoir pratiqué un avortement dans une clinique clandestine entre 1999 et 2001. Il n’est pas clair comment le tribunal s’acquittera de cette tâche titanesque. Une chose est sûre, cette mise en accusation massive témoigne d’un durcissement de la répression.

En vertu du Code pénal brésilien, l’avortement représente un crime contre la vie, passible de un à huit ans d’emprisonnement. L’avortement n’est permis qu’en cas de viol ou quand la vie de la mère est en danger – avec des conséquences dramatiques pour la vie et la santé des femmes. En effet, près de 200 000 femmes sont hospitalisées chaque année pour des complications découlant d’avortements clandestins, une des principales causes de mortalité maternelle.

Si l’avortement est illégal, il n’en est pas moins couramment pratiqué. Bien qu’il n’existe pas de données officielles, on estime qu’un million d’avortements clandestins sont pratiqués au Brésil chaque année. Pratiqués, mais pas dans les mêmes conditions pour toutes, car si les femmes qui en ont les moyens se font avorter dans des cliniques privées (sinon légalement, tout au moins de façon sécuritaire), les femmes de milieux populaires, elles, mettent leur vie en danger en ayant recours à des avortements « maison » [1].

Le Brésil demeure un pays profondément catholique, où l’avortement est un sujet extrêmement sensible. Un sondage récent (mars 2006) révélait que seulement 10 % des Brésiliennes étaient en faveur de la décriminalisation de l’avortement. C’est ce contraste entre le nombre élevé d’avortements clandestins et le peu d’appui populaire pour le droit à l’avortement que dénoncent les slogans « Essa hipocrisia gera hemorragia ! » (Cette hypocrisie provoque les hémorragies) et « Eu aborto, tu abortas, todas somos clandestinas » (J’avorte, tu avortes, nous sommes toutes clandestines).

Stratégies et état actuel des luttes

Lors de la rencontre féministe latino-américaine et caribéenne de 1990, le 28 septembre fut désigné Journée pour la décriminalisation de l’avortement. Au Brésil, le Réseau national féministe de la santé et des droits reproductifs organise des actions annuelles à cette date. Dans la deuxième moitié des années 1990, la stratégie principale du mouvement consiste à essayer de garantir des services publics d’avortement pour les cas d’exception prévus par la loi ou la jurisprudence, au moyen d’activités de lobbying et de relations publiques. Alors que le mouvement des femmes se garde bien de demander d’élargir le droit à l’avortement, la droite, elle, se déclare contre l’avortement en toute circonstance et tente de faire inscrire à la constitution le droit à la vie dès la conception.

Avec la Marche mondiale des femmes, en 2000, le mouvement des femmes au Brésil renoue avec la mobilisation de masse, les actions de rue et la construction d’alliances sociales et politiques larges, en particulier avec la gauche et les syndicats. En 2004, sous le gouvernement Lula, le vent commence à tourner : la première Conférence nationale sur les politiques publiques pour les femmes recommande que les lois sur l’avortement soient révisées. Une Commission tripartite est formée pour donner suite à cette recommandation. Elle conclut ses travaux en 2005 par un avant-projet de loi proposant la décriminalisation de l’avortement.

Pour réussir à transformer ces ouvertures historiques en gains concrets, les féministes redoublent d’efforts. En 2004, les organisations qui suivent les travaux du Congrès se réunissent sous la bannière des Jornadas pelo direito ao aborto legal e seguro (Journées pour le droit à l’avortement légal et sécuritaire), sous la coordination de l’ONG Católicas pelo direito de decidir (Catholiques pour le droit de choisir). En 2007, la Marche mondiale des femmes, les Jornadas ainsi que des femmes d’organisations politiques de gauche et du mouvement étudiant créent des comités pour la légalisation de l’avortement dans plusieurs des 25 états du Brésil. À titre d’exemple, le comité de l’état de São Paulo ne compte pas moins d’une quarantaine de groupes, réseaux et organisations. En 2007, la deuxième Conférence nationale sur les politiques publiques pour les femmes recommande de nouveau clairement au gouvernement de légaliser l’avortement.

L’actuel gouvernement du Parti des travailleurs (PT) s’est prononcé ouvertement en faveur de la décriminalisation de l’avortement. Le ministre de la Santé avance, prudemment, qu’il s’agit avant tout d’une question de santé publique. La partie est toutefois loin d’être gagnée, bien au contraire : deux initiatives du gouvernement dans ce sens ont récemment été défaites, et une offensive des secteurs catholique et conservateur est en cours. Une campagne anti-choix, « Fraternidade e Defesa da Vida » (Fraternité et défense de la vie) a été lancée en février 2008 par la Conférence nationale des évêques du Brésil, avec l’appui du pape Benoît XVI.

Par ailleurs, un projet de loi déposé récemment propose de verser un salaire minimum (montant d’ailleurs bien insuffisant pour vivre dignement) pendant 18 ans à toute femme victime de viol qui choisit de ne pas se prévaloir de son droit d’interrompre la grossesse. Cette initiative vise à délégitimer une des deux seules exceptions à la loi actuelle, et s’inscrit dans la volonté conservatrice de la rendre encore plus restrictive. Face à cette offensive, les ripostes féministes ne se sont pas fait attendre. Le 8 mars, Journée internationale des femmes, a été l’occasion de manifestations et de déclarations en faveur du droit à l’avortement partout au pays. Les militantes de la Marche mondiale des femmes continuent leurs actions et campagnes d’affichage, et il y a fort à parier que les actions du 28 mai (Journée internationale pour la santé des femmes) et du 28 septembre 2008 (Journée pour la décriminalisation de l’avortement) feront parler d’elles !


[11. Un avortement en clinique coûte entre 2 000 et 5 000 reais, alors que le salaire minimum mensuel est de 412 reais (243 $CA).

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème