Dossier : L’avortement, un droit

Le droit à l’avortement, une lutte exemplaire

Un entretien avec Louise Desmarais

Nesrine Bessaïh, Louise Desmarais

Militante de longue date pour le droit à l’avortement, Louise Desmarais publie en 1998 La lutte pour le droit à l’avortement, histoire d’une bataille inachevée. Elle présente ici les principales caractéristiques et les moments forts, selon elle, de la lutte pour le droit à l’avortement au Québec.

À bâbord ! : Quelle était l’organisation du mouvement pour le droit à l’avortement dans les années 60-70 ?

Louise Desmarais : Le premier groupe québécois qui s’est impliqué dans cette question-là s’appelait le Comité de lutte pour la contraception et l’avortement libres et gratuits. C’est un petit noyau de féministes radicales qui va mener la lutte en donnant en même temps des services clandestins. Par la suite, cette lutte va prendre de l’ampleur et former des alliances très larges. C’est important de le savoir pour aujourd’hui. Le leadership politique et idéologique de la lutte était assumé par des femmes. À partir de 1978, cette lutte a toujours été portée par une coalition de groupes. La première coalition québécoise, la Coalition québécoise pour le droit à l’avortement, est née en 1978 et elle a vraiment fait démarrer la lutte à travers le Québec. À ce moment-là, on parlait de « droit à l’avortement » parce que c’était tout simplement interdit. Plus tard, on a parlé du libre choix. Et à partir de 1984, il va y avoir la Coalition pour le libre choix.

En plus des groupes de femmes et de militantes individuelles, dont des femmes qui travaillaient dans les services d’avortement, la coalition de 1978 était formée de représentantes de comités de condition féminine de syndicats, d’associations étudiantes, de groupes communautaires et de partis politiques, Parti québécois et Parti libéral. Il y avait unanimité sur le libre choix, alors chacun de ces comités de condition féminine faisait avancer la lutte dans son groupe mixte, son parti politique ou son syndicat. Et donc à partir de 1978, la lutte va sortir de Montréal et elle prendra vraiment une ampleur nationale ; c’était à la grandeur du Québec qu’il y avait des développements de solidarité.

ÀB ! : Vous dites que cette lutte-là a été radicale. En quoi était-elle radicale ?

L.D. : La lutte pour le droit à l’avortement, c’était le fer de lance et le symbole d’un nouveau féminisme qui a émergé autant au Québec, aux États-Unis qu’en Europe dans les années 60-70. Et c’est un féminisme en rupture complète avec le féminisme plus classique qu’on appelait libéral qui lui ne remettait pas en question les relations entre les hommes et les femmes. Le féminisme libéral ou égalitaire, dont l’Afeas et la FFQ étaient les porteuses, disait « Les problèmes des femmes sont dus au fait qu’elles n’ont pas accès à l’éducation ni au marché du travail. Réglons ça et il n’y aura plus de problèmes pour les femmes. »

Avec l’émergence du féminisme radical dans les années 70, on voit apparaître un point de vue complètement autre qui était de dire « La base de l’oppression spécifique aux femmes, c’est le corps, et ce qu’il y a de particulier chez les femmes c’est la capacité d’enfanter. Et si on veut changer quelque chose, il faut remettre en question la maternité obligatoire, le fait qu’on ne puisse pas choisir nos maternités. » Donc pour pouvoir exercer cette liberté, il faut que tu aies le choix d’être enceinte, puis il faut que tu aies le choix de ne pas l’être et si tu l’es, il faut que tu aies le choix d’avorter.

C’est d’abord la perspective qui était radicale. Alors qu’en 1969 le Bill Omnibus au fédéral venait d’accorder la possibilité d’avorter pour des raisons de santé, des femmes osaient dire qu’elles voulaient le droit total à l’avortement. Elles refusaient de se contenter d’une permission partielle, sous condition. Elles voulaient un droit absolu, sans comité thérapeutique composé de trois médecins pour juger de leur santé ou de leurs raisons. C’était le culot d’aller dire publiquement au début des années 70 : « On n’est pas obligées d’être enceintes, on n’est pas obligées d’être mères. Je vais avoir le nombre d’enfants que je veux, et si je suis enceinte, je veux pouvoir avorter. Et cette décision me concerne seule ! »

Ce qui était radical aussi c’était le fait de s’attaquer à ce qu’il y a de plus fondamental dans la conception que la société a des femmes. Socialement, on n’accepte pas qu’une femme puisse choisir. Une femme ça se donne, ça donne la vie et ça va toujours choisir son enfant. Et dans l’imaginaire collectif, le discours du choix est écœurant parce que cette femme-là, dans le fond, elle est égoïste et elle se choisit. C’est à mon avis le nœud de résistance le plus profond qui explique pourquoi c’est si difficile de mener cette lutte. Parce qu’on est dans la mythologie entourant la femme et la maternité. Et on continue de penser que la maternité est ce qui comble fondamentalement une femme et définit son identité. Tandis qu’un homme ne se définit pas par rapport à la paternité. Les petites filles sont élevées dans le rêve fondamental d’être une mère ! Alors que pour les petits gars, le rêve c’est d’être astronaute. Il sera père mais c’est un élément dans sa vie. Ce n’est pas central.

AB ! : Et sur les moyens de lutte utilisés ?

L.D. : On a fait quelques affaires assez irrévérencieuses et ça je trouve que ça manque au mouvement féministe aujourd’hui. Par exemple, la veille d’ un rassemblement pro-vie on avait peinturé les murs de l’oratoire St-Joseph avec des slogans comme « Les femmes ne sont pas nées pour se soumettre. » On avait une radicalité dans le propos et un ton baveux. On avait des slogans, des chansons drôles. Un 8 mars, on avait fait une grosse manif et déposé une pétition à l’ouverture de la session parlementaire. Et c’était Ariane Émond, enceinte de huit mois, qui déposait la pétition. Ou encore une des premières manifs avait été organisée le jour de la fête des mères, c’était culotté. Il y avait eu aussi, à l’occasion d’un rassemblement pro-vie, 100 femmes publiques, des comédiennes, des artistes, des politiciennes, qui avaient publié leur nom dans le journal pour dire « J’ai avorté » ou « J’ai aidé une femme à avorter. » C’était la Déclaration des 100 femmes, on avait acheté une pleine page dans Le Devoir.

Il fallait avoir du front pour pratiquer illégalement des avortements en CLSC, faire sortir clandestinement Chantal Daigle du pays pour son avortement, organiser des autobus pour aller obtenir un avortement aux États-Unis ou avoir un centre de référence en avortement quand c’était illégal. Et c’était extraordinaire comment la lutte politique se nourrissait de la pratique de services. C’est à partir de rencontres avec des femmes, à force d’écouter leurs histoires que ça venait nourrir le discours, lui donner une force.

AB ! : Quels ont été les moments forts de cette lutte ?

L.D. : La lutte s’est menée sur trois terrains. Elle s’est menée sur le terrain juridique par le docteur Morgentaler. Elle s’est menée sur le front socio-sanitaire pour l’accès aux services. Et elle s’est menée sur le front politique par les groupes de femmes.

Un des tournants majeurs a été en 75-76 quand le comité de lutte pour le droit à l’avortement a créé une rupture en décidant de se dissocier, d’arrêter de consacrer l’essentiel de ses énergies à la défense du docteur Morgentaler. Ce n’était pas une désapprobation de Morgentaler mais c’était vraiment pour des questions stratégiques : Morgentaler menait une lutte sur le front juridique et on voulait mettre de l’énergie sur le front politique et idéologique.
Ensuite en 1978, la mise sur pied de la Coalition pour le droit à l’avortement a constitué un autre tournant. La lutte sortait de Montréal pour prendre une ampleur nationale en faisant appel à tout ce qu’il y avait de progressiste au Québec afin de créer une coalition large.

Puis en 82-83, la pratique illégale d’avortements en CLSC. Jusqu’en 1988, c’est la loi fédérale qui en principe s’applique. C’est-à-dire que c’est illégal de pratiquer un avortement s’il n’est pas dans un hôpital, s’il n’y a pas un comité d’avortement thérapeutique qui l’a approuvé à la condition que la vie de la mère ou que sa santé soit menacée. L’inceste, le viol et ta propre volonté ne sont pas des motifs reconnus. Alors, il suffisait d’avoir une majorité de médecins anti-choix pour décider que l’hôpital ne formait pas de comité thérapeutique ou qu’il y en avait un bidon, qui refusait toutes les demandes d’avortement. Un des objectifs de la lutte était de rendre l’avortement accessible et de faire en sorte que ça puisse se faire en dehors des hôpitaux, qui utilisaient une méthode lourde, avec anesthésie générale, alors que ce n’était pas nécessaire dans la plupart des cas.

Là, il va y avoir une alliance entre le centre de santé des femmes de Montréal et des intervenantes du réseau de la santé pour agir illégalement et faire en sorte qu’il y ait des avortements dans les CLSC. C’est sûr que quand ton comité de condition féminine de la CSN a fait adopter le libre choix et que les filles qui travaillent dans les hôpitaux sont affiliées à la CSN, ça te fait une belle alliance. Et à partir de 82-83 et pendant un an, des avortements vont être pratiqués illégalement, conjointement par des praticiens de CLSC et le centre de santé des femmes. Et quand c’est sorti dans les journaux, le gouvernement n’a pas fait de poursuite et c’est comme ça que la pratique des avortements dans les CLSC s’est implantée.
C’est un élément majeur et caractéristique de cette lutte-là. Contrairement à d’autres luttes féministes, le développement de services parallèles en dehors du réseau n’a jamais vraiment été une priorité. On voulait l’accès aux services partout au Québec dans le réseau de la santé, on ne voulait pas de petits groupes communautaires à part, sous-payés.

AB ! : On célèbre cette année les 20 ans de la décriminalisation. Que s’est-il passé en 1988 ?

L.D. : Au niveau fédéral, il y a eu le jugement de la Cour suprême dans le cas Morgentaler. C’était l’abolition des deux articles qui portaient sur l’avortement dans le Code criminel. C’est important de faire la différence entre légalisation et décriminalisation. Quand on dit qu’il y a légalisation c’est rendre légal par opposition à illégal mais il n’y a pas de loi sur l’avortement comme il y a une loi sur la santé ou sur l’habitation. La seule façon pour le gouvernement fédéral de légiférer sur cette question, c’était de faire intervenir le Code criminel, parce que la santé relève des provinces. Aujourd’hui, ce n’est plus un acte criminel. C’est encadré, mais par des règles médicales et non par des règles juridiques.

En 1989, c’était l’affaire Chantal Daigle. Une jeune femme de 20 ans qui ne se considérait pas féministe, qui ne rentre aucunement dans les stéréotypes et les préjugés que les gens ont sur les féministes, mais, pour qui c’était un acquis de pouvoir avorter. Elle n’aurait jamais pensé une minute qu’un homme pouvait aller chercher une injonction pour lui interdire d’avorter. Ça nous permettait de voir le chemin qui avait été fait depuis 70, d’entrevoir combien le message avait porté. Chantal Daigle était la seule femme au Canada qui n’avait pas le droit de se faire avorter. C’était des pro-vie qui payaient les avocats du bonhomme dans une tentative concertée du mouvement anti-choix d’essayer d’attaquer la question sous un nouvel angle : le droit du géniteur. Puis il y avait aussi la tentative de faire reconnaître des droits au fœtus. Et la Cour suprême a statué que le fœtus et la mère sont indissociables et que tu deviens une personne une fois sortie du ventre de ta mère.

C’était aussi une victoire politique parce que spontanément 10 000 personnes sont descendues dans la rue après une soixantaine de jours de mobilisation. Je considère que la lutte pour le droit à l’avortement est la seule lutte qu’on a gagné sur tous les fronts par rapport aux objectifs visés en 1970 : libre, accessible, gratuit.

AB ! : Cette lutte comportait également un volet politique. Comment se définit-il ?

L.D. : Sur le front politique c’était le discours sur le libre choix et sur comment c’est fondamental pour la vie des femmes. Et aujourd’hui, je pense qu’on redécouvre l’importance de cette lutte-là, parce qu’à chaque fois que la droite prend du poil de la bête, la première chose à laquelle elle s’attaque c’est le droit à l’avortement. Parce que c’est un symbole des rapports de domination hommes femmes excessivement puissant. Il faut se rappeler que c’est le seul droit qui est spécifique aux femmes, que les hommes ne peuvent pas revendiquer, contrairement au droit au travail, à l’égalité, à la non-discrimination.

À partir du moment où un homme et une femme font l’amour ensemble, il y en a une des deux dont la vie risque d’être changée complètement du seul fait qu’elle peut tomber enceinte : on n’est pas égaux ! La seule façon de l’être, c’est la contraception et si la contraception n’a pas fonctionné, je dois pouvoir mettre fin à cette grossesse. C’est la seule façon de maintenir une égalité avec cet homme qui lui n’aura aucune conséquence dans sa vie. S’attaquer au droit à l’avortement c’est mettre en péril le droit fondamental à l’égalité. Surtout dans une société qui ne soutient pas la maternité, où tu es pénalisée financièrement quand tu as un enfant. Donc, même si je suis ménopausée, même une femme de 35 ans qui est ligaturée, elle a tout intérêt à ce que le droit à l’avortement existe parce que c’est un fondement de l’égalité entre les hommes et les femmes.

Et en ce sens, c’est très important de faire reconnaître la lutte pour le droit à l’avortement surtout pour constituer une mémoire. Et en particulier pour que les jeunes femmes comprennent que derrière la lutte pour le droit à l’avortement, c’est une lutte pour la liberté. La liberté comme femme qui ne t’est pas donnée à la naissance. On ne t’éduque pas à être un être libre. Être libre de contrôler pas juste tes rêves, mais ta vie, comment tu te projettes et ce que tu veux être.

AB ! : Quelles sont les menaces, les enjeux, les défis auxquels le mouvement pro-choix doit faire face ?

L.D. : On a passé 20 ans à déconstruire la mythologie autour de la nature de la femme qui serait d’avoir des enfants. Là, le discours qui prétend qu’on avorte trop nous ramène en arrière en introduisant l’idée qu’on serait irresponsables, irréfléchies. Certains prétendent que s’il y a des problèmes de dénatalité au Québec c’est parce qu’il y a trop d’avortements. Alors que ça n’a aucun rapport. Si tu te fais avorter, c’est parce que tu n’en veux pas. Le problème de la dénatalité c’est de faire en sorte que les gens qui en voudraient en aient. Si on veut qu’il y ait plus de natalité au Québec, il faut faire en sorte que les conditions pour avoir des enfants soient favorables. Puis pour ce qui concerne l’avortement, il faut de l’accessibilité à la contraception et à l’avortement et de l’éducation sexuelle.

On en revient à un des enjeux majeurs de la maternité. Les femmes n’ont pas beaucoup de choix parce que les conditions pour garder un enfant ne sont pas nécessairement faciles. Et les conditions socioéconomiques des femmes ayant des enfants ont toujours fait partie de la lutte. D’un côté, on se bat pour le droit à l’avortement, pour la liberté de choix et pour l’accès à la contraception et de l’autre côté, on se bat pour que les femmes qui veulent avoir des enfants les aient dans de bonnes conditions. Et la lutte pour l’avortement, dans toute son histoire a toujours tenu ces deux pôles-là. Ce n’est pas vrai de dire que c’est un mouvement qui rejette les enfants, au contraire, dans tous les textes, toutes les publications, il y a toujours une préoccupation pour la contraception, pour les garderies, pour le travail à salaire égal, pour des conditions socioéconomiques pour avoir des enfants.

L’autre menace à mon avis va nous venir par le biais des avortements tardifs sous prétexte que la science médicale sauve des bébés prématurés à 26 semaines de gestation. Sinon ça va être la reconnaissance du fœtus comme personne. Le mouvement pro-vie est en guerre, il a des moyens financiers, des puissants lobbies. C’est certains que c’est par ce bout là qu’on va être attaquées, par les soins prénataux, les technologies de reproduction, la néonatalogie. Les attaques seront idéologiques et politiques. Et la plus grosse menace ça va être la réélection de Harper !

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