Le capital comme pouvoir

No 52 - déc. 2013 / janv. 2014

Économie

Le capital comme pouvoir

Philippe Hurteau

Pour comprendre le monde qui est le nôtre, pour le critiquer et pour le transformer, il faut être en mesure de bien saisir ce qui en constitue la forme dominante. De l’âge d’or de l’économie classique anglaise à ses nombreuses critiques (marxiste, féministe, écologiste, etc.), tenter de bien cerner ce que peut bien être le capital a pris les allures d’un véritable travail sans fin. Et si le capital était en fait l’incarnation symbolique des relations sociales de pouvoir ?

En 2009, Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler ont publié Le capital comme pouvoir : Une étude de l’ordre et du créordre [1]. Traduit en 2012 chez Max Milo, il s’agit d’une contribution majeure à la réflexion critique contemporaine. La prémisse de base des auteurs peut se résumer ainsi selon leur perspective, les théories libérales et marxistes ont le même défaut, soit d’être incapables d’expliquer ce qu’est le capital autrement qu’en recourant à des unités fictives (les « utiles » pour les libéraux et le « temps de travail abstrait » pour les marxistes). Dans chacune de ces conceptualisations du capital, on rencontre le même problème, soit une incapacité de toucher concrètement au capital, d’en définir la forme et surtout d’en expliciter le processus d’accumulation.

Nitzan et Bichler proposent donc de revoir notre compréhension critique du capital en nous éloignant des explications qui le réduisent à n’être qu’une entité économique. Et si, plus fondamentalement, le capital était une quantification symbolique du pouvoir, soit la représentation numéraire d’une quantité de pouvoir à la disposition des groupes dominants leur permettant de créer et de recréer la société à leur image et selon leurs intérêts ? Pour les auteurs, comprendre le capital comme pouvoir, c’est le comprendre du point de vue du rapport de pouvoir et de domination qu’en confère la possession.

Pouvoir et domination

Ce qui rend l’apport de Nitzan et Bichler intéressant se trouve dans leur questionnement de la place centrale de la recherche du profit par les grands capitalistes. Une entreprise peut bien acheter une rivale à perte, non pas pour le profit, mais pour asseoir son hégémonie. Dans un tel cas, le capital n’est pas qu’un stock de « travail abstrait » accu­mulé en vue de sa valorisation, il est une masse de pouvoir qui donne à son possesseur la capacité d’imposer sa volonté. Le pouvoir du capital en est un de coordination par la répartition des ressources, tant humaines que naturelles, mais il est également un pouvoir de création : imposer son hégémonie sur un secteur de l’économie, c’est parvenir à modeler l’ordre social. Par exemple, le pouvoir des cartels énergétiques ne leur vient pas seulement de leurs profits annuels, mais aussi de leur capacité à décider du rythme et des conditions de la transition vers une économie post-pétrolière.

En ce sens, la valeur monétaire du capital équivaut à l’étendue de pouvoir social accaparé par une personne, un groupe, une firme ou un État. Un exemple : la capitalisation boursière d’une entreprise, loin de représenter la valeur de cette dernière sur les marchés financiers, représenterait plutôt le pouvoir à sa disposition. En ce sens, le profit, quoique toujours souhaité, n’est plus nécessairement au centre du processus d’accumulation. Ce qui est visé, c’est l’accroissement de son capital dans une logique comparative. Si je suis une entreprise œuvrant dans le secteur aéronautique, je ne veux pas vraiment maximiser mes profits, je veux maximiser ma capacité d’accumulation de pouvoir par rapport à mon principal compétiteur. Aussi, une telle entreprise aura également à cœur de faire la démonstration qu’elle parviendra à conserver et à accroître son pouvoir dans l’avenir.

La croissance, pour quoi faire ?

Il n’est pas question d’adopter en bloc les propositions de Nitzan et Bichler, mais seulement de reconnaître que, sur certains aspects, elles nous aident à mieux comprendre le capitalisme contemporain. Depuis la crise de 2008, les pays occidentaux sont aux prises avec des taux de croissance économique anémique. Plusieurs intervenant·e·s demandent aux différents gouvernements, afin de pallier ce problème, de mettre de l’avant des politiques de stimulation économique. L’objectif est simple : il faut injecter de l’argent dans l’économie afin de relancer la création d’emplois.

Un fait intéressant toutefois est de voir de quelle manière les capitalistes, dont la recherche de profit est censée dépendre de la croissance économique, sont ceux qui affichent le plus grand désintérêt envers ces stratégies. Du point de vue des salarié·e·s, la croissance s’avère nécessaire pour maintenir les emplois et les salaires. Du point de vue capitaliste, la croissance n’est qu’une disposition parmi d’autres destinées à reproduire un pouvoir social. Nous sommes donc pris avec ce paradoxe : alors que pour les salarié·e·s la croissance est synonyme d’espoir de maintien ou d’amélioration de leur niveau de vie, les capitalistes atteignent leur objectif par le biais de l’élargissement des inégalités. Ce fait paradoxal gagne en clarté à l’aide des outils que nous offrent Nitzan et Bichler : l’important pour les capi­talistes n’étant pas de stimuler une croissance de la production, mais bien de favoriser leur capacité à accumuler plus que les autres.


[1Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler, Le capital comme pouvoir : Une étude de l’ordre et du créordre, Max Milo, Paris, 2012, 755 p

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