Ceci (n’)est (pas) mon corps

Dossier : En plein corps

Dossier : En plein corps

Ceci (n’)est (pas) mon corps

Diane Lamoureux

Le corps a toujours constitué un enjeu féministe, d’autant plus que durant des siècles, les « politiques sur notre ventre » se sont longtemps faites sur notre dos. Si des hommes pratiquent de longue date (et encore aujourd’hui) l’échange de femmes en raison des capacités productives et reproductives de leur corps, il n’est pas étonnant que les mouvements et les réflexions féministes aient fait du corps des femmes un enjeu. Cela est d’autant plus important que les mouvements féministes se sont développés à une époque où, si l’on en croit Foucault, les mécanismes de domination passent largement par le biopouvoir.

« Notre corps, nous-mêmes » titrait le collectif de Boston pour la santé des femmes. « Mon corps m’appartient » scandaient des féministes un peu partout sur la planète pour réclamer le droit à l’avortement. Dans Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir, dont on a essentiellement retenu le « on ne naît pas femme, on le devient », consacrait une partie importante de son ouvrage à expliquer comment l’oppression des femmes passait par l’empreinte autant corporelle que culturelle de la féminité.

Dans son sillage (et celui de Maurice Merleau-Ponty), les féministes se sont donc intéressées au corps vécu. Cette expérience du corps vécu peut autant mettre l’accent sur l’oppression que permettre de réfléchir à des modalités d’émancipation des femmes. En même temps, cette vision du corps vécu s’oppose à la vision libérale du corps comme chose et comme propriété (Locke). Paradoxalement, cette expérience du corps vécu a mis du temps à inclure le handicap au rang de ses préoccupations, puisque ce n’est qu’à la fin des années 1980 qu’on voit apparaître les premières problématisations dans ce domaine, ce qui permet d’ailleurs
d’envisager sous un autre jour les notions d’autonomie et d’indépendance.

Si l’on associe le féminisme du début du XXe siècle à la revendication du droit de vote, il faut aussi se rappeler qu’il a initié des débats importants sur les vêtements, la pratique des sports, l’avortement, la contraception et, plus généralement, le rapport au corps. La présence de féministes dans l’espace public pour revendiquer les droits des femmes les a confrontées à l’existence (et au statut) d’autres femmes présentes dans l’espace public, les prostituées. Les femmes qui se sont investies dans les mouvements en faveur de la prohibition de l’alcool (les ligues de tempérance) soutenaient également que les femmes avaient un meilleur contrôle de leur corps que les hommes, ce qui signifiait que la raison n’était pas un monopole masculin. Les défilés suffragistes respectaient une chorégraphie et abondaient en éléments symboliques reliés au corps. Bien avant les prisonniers membres de l’IRA, les suffragettes britanniques ont eu recours à la grève de la faim pour se faire reconnaître un statut de prisonnières politiques, et le pouvoir en place a utilisé à leur encon­tre l’alimentation forcée, comme on le fait aujourd’hui à Guantanamo. Précédant les kamikazes, une suffragette s’est même immolée en se jetant sous les sabots du cheval royal dans une course afin d’attirer l’atten­tion sur la cause politique qu’elle défendait.

Un terrain de luttes…

Il n’est pas étonnant que la thématique du corps ait été également très présente dans le féminisme qui se développe à partir de la fin des années 1960 un peu partout sur la planète, d’autant plus que le monde occidental vivait à l’heure de la « révolution sexuelle », de la diffusion élargie de psychotropes qui questionnaient le rapport corps/esprit des civilisations occi­dentales et d’une remise en cause de l’éthique du travail et donc du corps productif. Pour tenter de débroussailler le terrain, j’analyserai le corps comme site de l’oppression, comme instrument de libération et comme enjeu de controverses entre féministes.

Le mouvement de libération des femmes, à défaut de territoire géographique à revendiquer, a longtemps fonctionné sur l’analogie entre le corps et le territoire à libérer des mouvements de libération nationale. L’avortement, la contraception, la violence domestique des hommes, le viol, le harcèlement sexuel, l’industrie de la mode et de la beauté, la pornographie ont rapidement été identifiés à des politiques sur notre corps qui se pratiquaient sans nous demander notre avis. Certain·e·s en ont même profité pour attribuer une étiquette « victimaire » au mouvement féministe afin de mieux le rejeter.

Le corps comme lieu matériel de l’oppression a constitué une thématique féministe de première importance. On insiste alors sur les contraintes (Guillaumin) vestimentaires (les vêtements qui gênent le mouvement), gestuelles (la retenue) ou comportementales (la réserve) ; on peut aussi mettre l’accent sur le potentiel violent (Dworkin, Romito) des rapports hétérosexuels (viol, violence physique et psychologique) et sur l’objectivation du corps féminin qui les sous-tend dans une société patriarcale ; certaines ont aussi insisté sur la maternité contrainte (Rich). Beaucoup ont remis en question les normativités corporelles, concernant le poids, la forme, la couleur, l’habillement, le maquillage, mais aussi certaines coutumes de mutilation génitale féminine (Thiam). Un peu plus tard, on a interrogé la construction sociale du handicap comme incapacité.

En même temps, le corps n’était pas vécu uniquement sous le mode de la contrainte, mais aussi comme une source de plaisirs. Sans nier l’ambiguïté possible, puisqu’une conférence de 1992 sur la sexualité des femmes s’intitulait Pleasure and Danger. Mouvements de santé et d’auto-santé des femmes, expérimentation d’une sexualité qui déborde les cadres de la maternité, réflexions sur l’alimentation, l’apparence ou l’habillement, techniques d’auto-défense ou activités sportives participaient de la vision d’un corps féministement repensé et remodelé. Les mouvements d’art féministe ont aussi transformé nos visions du corps féminin et de ses modes de (re)présentation.

La libération des femmes passait donc aussi par l’exploration de nos désirs qui ne se limitaient ni à la maternité ni à l’orgasme vaginal, mais incluaient la célébration d’un corps qui fait sexes de toutes parts (Irigaray), où biologique et culturel, sexe et genre, sont imbriqués. Le multiple des corps féminins s’oppose donc à l’Un patriarcal et totalitaire, de la même façon que l’on célèbre, plutôt que de mépriser, les expériences corporelles propres aux femmes (menstruation, grossesse, allaitement). Le corps sert alors de support à une « culture au féminin » qui s’écrirait à l’encre blanche du lait maternel (Cixous). Le corps devenait ainsi le lieu de construction d’un nouveau rapport à soi, aux autres et au monde.

On peut aussi s’intéresser aux paradoxes du corps, que ce soit à la manière queer qui insiste sur la malléabilité et la performativité et sur les possibilités de déstabilisation de l’hétéronormativité sur le mode parodique (Butler), ou encore en préconisant le passage au cyborg (Haraway). Dans ce dernier cas, il s’agit de remplacer le corps socialement construit par le corps fabriqué qui permet de rompre avec le dualisme nature/culture, être humain/animal ou encore corps/machine, dualismes qui tirent tous leur origine dans l’opposition entre le masculin et le féminin. Dans les deux cas, il s’agit de s’extirper du dualisme corps/esprit.

… et de débats

En même temps, des divergences éclataient entre féministes sur des enjeux reliés au corps : pornographie, prostitution, nouvelles technologies de repro­duction humaine, mutilations génitales, voile. Plus récemment, l’apparition des Femen a suscité la controverse : ce type d’utilisation politique du corps est-il émancipateur ou relève-t-il de l’aliénation ?

Ces divergences s’expliquent largement par les différentes conceptions de l’autonomie des femmes et par le rapport au corps que cela entraîne. Si l’on conçoit l’autonomie sur le mode du sujet néolibéral performant qui subvient à ses besoins économiques et ne voit la société que sous l’angle de son réseau de proches, on peut concevoir le corps sur le mode de la possession et de la réification. Si je possède mon corps, dans une société marchande, je peux choisir de me prostituer, procréer pour autrui, vendre mes organes non vitaux, le mettre en valeur par la chirurgie esthétique, etc. Bref, considérer le corps comme un capital à faire fructifier et, compte tenu de la division sociale, sexuelle et raciale du travail, comme un de mes rares atouts économiques.

Si l’on conçoit l’autonomie dans un cadre sociétal, on insiste beaucoup plus sur l’interdépendance des êtres humains et donc sur l’idée que le corps fait partie de la personne humaine, mais qu’il doit être soustrait à la logique marchande. Dans ces conditions, on insistera plus sur la nécessité de faire participer toutes et tous au travail du care dans un cadre non marchand, surtout les personnes bénéficiant actuellement de privilèges dus à la classe, au genre ou à la race. On mettra également plus l’accent sur des rapports sociaux exempts de domination, y compris de domination physique, ce qui ramène la question du handicap comme question à problématiser socialement plutôt que comme déficience individuelle. Une partie de la tradition socialiste utopique avait tenté au XIXe siècle de s’engager dans cette voie en voulant « changer la vie » et pas simplement l’usine ou les institutions politiques. Pas étonnant que tant de femmes s’y soient engagées.

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