Éthique consommée

No 51 - oct. / nov. 2013

Débat politique

Éthique consommée

Le meilleur des mondes serait-il à vendre ?

François Doyon

La consommation peut-elle être une façon d’agir politiquement ? Une somme d’actes de consommation individuels peut-elle améliorer le monde ? « Acheter, c’est voter » est la prémisse fondamentale du discours des organismes qui font la promotion de la consommation « responsable » comme Équiterre. C’est la croyance qu’un monde meilleur peut s’acheter. Vous voulez sauver l’environnement ? On vous dira d’acheter des aliments biologiques. Vous voulez combattre la pauvreté dans les pays en voie de développement ? Tournez-vous vers les produits « équitables ». Vous êtes contre la domination des marchés par les multinationales ? Achetez desproduits locaux. Malheureusement, malgré toutes les bonnes intentions du monde, il semble que tout ce qu’on réussit à acheter avec les produits dits « responsables », c’est une bonne conscience.

L’argent citoyen ?

Comment changer les choses si on réduit le citoyen à n’être qu’un consommateur ? Les pauvres sont-ils de moins bons citoyens parce qu’ils ont moins les moyens de contribuer à l’achat d’un monde meilleur ? Les aliments traditionnels coûtent souvent moins cher que les aliments biologiques et équitables et ne sont pas toujours facilement accessibles dans les quartiers pauvres. Comment voter avec le peu d’argent qu’on a s’il n’y a pas vraiment de choix moral sur le marché ? Il reste le boycottage, me dira-t-on. Quand on n’achète pas un produit inéquitable ou mauvais pour l’environnement, comme la viande, cela n’en stimule pas la production. Les pauvres peuvent donc faire leur juste part en adoptant un régime végétalien, car une épicerie végétalienne peut être très économique si on est bien informé. Mais qui s’assure que les personnes défavorisées sont bel et bien informées ? Bien sûr, il est possible de manger sainement avec très peu, mais les gens ne peuvent pas vraiment le faire en raison d’un manque d’éducation. Or la pauvreté nuit souvent à l’éducation. Nous sommes pris dans un cercle vicieux qui nécessite pour en sortir l’élimination des causes de la pauvreté. Il faut comprendre que le problème est politique.

On me répondra que même si les pauvres n’ont pas les moyens de consommer de façon responsable, cela n’est pas une raison de ne pas le faire si nous en avons les moyens, que les bienfaits sont tout de même là. Vraiment ? Essayons de voir ce qu’on encourage réellement lorsque nous faisons la promotion de l’achat d’aliments biologiques, équitables ou produits localement. Nous verrons que toutes ces étiquettes de consommation responsable ne sont que les images de marque d’un commerce d’indulgence.

Des indulgences bourgeoises

Commençons par les aliments biologiques. Il n’a jamais été prouvé scientifiquement que les aliments biologiques sont meilleurs pour la santé ou plus nutritifs que ceux issus de l’agriculture traditionnelle [1]. Nous avons aussi des raisons de penser qu’ils ne sont pas meilleurs pour l’environnement, car l’agriculture biologique nécessite la mise en culture d’une plus grande superficie de terres pour produire la même quantité de nourriture que l’agriculture traditionnelle, comme le révèle une méta-analyse de 66 études effectuée en 2012 [2]. Grâce aux engrais chimiques, la production mondiale de céréales a plus que doublé entre 1961 et 2001, une augmentation largement issue de la croissance du rendement par hectare et non pas de l’accroissement de la superficie des terres cultivables [3]. L’agriculture biologique n’arriverait jamais à nourrir la population mondiale actuelle à elle seule. Elle est un cercle vicieux d’inefficacité alors que l’humanité vit des crises alimentaires et ne cesse de croître démographiquement. D’après Claus Felby, professeur en technologie du bois et de la biomasse à l’Université de Copenhague, les effets climatiques de l’agriculture bio sont « une question très épineuse, qu’il est politiquement incorrect d’évoquer haut et fort. […] Si nous n’étions que 4 milliards d’habitants sur la Terre, cela ne poserait pas de problème. Mais nous sommes 6,5 milliards, et bientôt 9 milliards si l’on en croit les pronostics de l’ONU. Il est donc impératif d’envisager, sans idées préconçues, la meilleure façon d’exploiter les terres agricoles de la planète. [4]  » L’agriculture traditionnelle n’est pas sans poser de graves problèmes, mais acheter bio, c’est malheureusement encourager la baisse des rendements agricoles et par suite la déforestation de nouvelles terres pour parvenir à satisfaire une demande mondiale de plus en plus à la hausse.

Parlons maintenant commerce équitable en prenant l’exemple du café. Un café équitable est un café payé plus cher que la valeur marchande afin d’assurer une stabilité de revenu aux petits producteurs. C’est une idée qui a pour origine l’effondrement des prix du café au début des années 2000. En réalité, acheter du café équitable, c’est aggraver la cause du mal que l’on tente d’éliminer. En effet, l’effondrement du prix d’une marchandise est généralement causé par la surproduction. Par conséquent, payer un produit plus cher que la valeur marchande, c’est encourager sa surproduction, ce qui fait davantage baisser les prix sur le marché, appauvrissant finalement encore plus les producteurs de café. De plus, seulement 10 % du surplus de prix des produits équitables parvient réellement aux producteurs [5]. Le café équitable fait donc baisser les prix sur le marché tout en ne rapportant presque rien aux producteurs.

Pire encore, puisque qui dit surproduction dit utilisation inefficace des ressources, encourager la surproduction de café, c’est encourager les producteurs agricoles à utiliser les terres pour la production de café alors qu’ils pourraient produire des cultures vivrières pour nourrir la population locale. Résultat : on produit trop d’une marchandise destinée à l’exportation vers les pays riches et on sous-produit les aliments nécessaires à la consommation locale, ce qui fait augmenter le prix des aliments dans les pays producteurs de café. En résumé, comme le dit Pierre Chaigneau, professeur à HEC Montréal : « Sous de nobles intentions, le commerce équitable est intrinsèquement discriminatoire, et génère des effets pervers considérables. Il freine la réorientation des pays en voie de développement vers des productions à plus forte valeur ajoutée, ralentit les transferts de main-d’œuvre et les progrès technologiques. En maintenant certains prix artificiellement élevés, il encourage une surproduction qui exerce des pressions à la baisse sur les prix mondiaux. En définitive, il aggrave le sort des petits exploitants qu’il prétend aider. Enfin, en entravant le développement économique des pays pauvres, le commerce équitable contribue à les maintenir dans leur état. [6] » Autrement dit, acheter du café équitable dans une économie de marché, c’est aggraver la misère dans les pays pauvres.

Mais depuis que les aliments biologiques et équitables sont devenus trop populaires pour nos élites culturelles, un nouveau type d’indulgence est apparu : l’achat local. La réduction de la distance de transport des aliments serait en effet moins dommageable pour l’environnement. Voilà de très nobles intentions encore une fois, mais il ne faut pas oublier que la plupart des gens vivent plus près d’un supermarché que d’un agriculteur. Imaginez quelqu’un qui prend sa voiture pour aller acheter des fraises directement chez un producteur près de chez lui. C’est bien plus écologique que d’acheter des fraises des États-Unis au supermarché ! Imaginez maintenant que tous ceux qui veulent des fraises fassent la même chose. Vous voyez le nombre de voitures sur les routes ? Un kilomètre parcouru par un camion rempli de casseaux de fraises n’équivaut pas à un kilomètre parcouru par une voiture familiale qui n’en transporte qu’une dizaine… Autrement dit, acheter localement c’est très souvent encourager le gaspillage d’énergie et la sur-utilisation de l’automobile.

Penser globalement, agir politiquement

L’appétit d’une partie de la population pour les produits « responsables » s’explique notamment par un grand sentiment d’impuissance et de culpabilité. Il est aussi le reflet de l’hypercompétitivité d’une société individualiste qui érode de plus en plus l’esprit de communauté [7]. Cette perte du sens de la communauté a pour conséquence de faire reposer de plus en plus sur les individus le poids de la responsabilité de problèmes collectifs, comme la pollution ou l’échange inégal. Ce n’est pas avec un panier d’épicerie que le monde va changer, mais par la mise en place d’institutions politiques plus justes. Nous avons vu la difficulté de réformer le système capitaliste sur la base de nos choix individuels de consommation. Les vraies solutions sont politiques : les actions réellement utiles sont celles qui permettraient de changer la structure fondamentale du système politique et économique. On peut ici penser à une réforme des règles du commerce international, à l’abolition des tarifs douaniers sur les produits agricoles venant des pays pauvres ou, mieux encore, à la mutualisation des sociétés et à la nationalisation des terres agricoles et des ressources naturelles. Inutile de faire reposer le poids de la responsabilité sur les individus si on ne commence pas par améliorer les lois. À un problème collectif, la solution doit être politique.


[1Katrin Woese, Dirk Lange, Christian Boess, Klaus Werner Bögl, « A Comparison of Organically and Conventionally Grown Foods—Results of a Review of the Relevant Literature », Journal of the Science of Food and Agriculture, vol 74, no 3, (juillet 1997), p. 281–293.

[2Verena Seufert, Navin Ramankutty, Jonathan A. Foley, « Comparing the yields of organic and conventional agriculture », Nature, 25 avril 2012.

[3Food and Agriculture Organization, 2002. Internet database : http://www.fao.org. et P.J. Gregory, J.S.I. Ingram, « Global change and food and forest production : future scientific challenges », Agriculture, Ecosystems and Environment, 82 (2000), p. 3-14.

[4Lars Attrup, « Les limites de l’agriculture biologique », Courrier international, 21 janvier 2010.

[5Tim Hardford, The Undercover Economist, Oxford University Press, 2005.

[6Pierre Chaigneau, « Le commerce équitable », www.eclaireco.org/CommerceEquitable

[7Pour une description de ce phénomène, voir Andrew Potter, Je suis vrai : tomber dans le piège de l’authenticité, Montréal, Les Éditions Logiques, 2011.

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