Gouvernance. Le management totalitaire

No 52 - déc. 2013 / janv. 2014

Analyse du discours

Gouvernance. Le management totalitaire

Alain Deneault, Lux éditeur, Montréal, 2013.

Yvan Perrier

Dans cet ouvrage de moins de 200 pages, Alain Deneault s’intéresse à un concept fourre-tout qui est venu récemment pervertir le champ lexical de la vie politique : gouvernance. Ce mot, aux apparences inoffensives à première vue, a engendré depuis la fin des années soixante-dix et quatre-vingt des « ravages » majeurs tant dans les pays du nord que du sud de la planète, tant au sein des organisations publiques nationales qu’internationales.

« Il n’y a pas de société, il n’y a que des individus. » – Margaret Thatcher.

En cinquante courtes prémisses [1], Deneault démontre comment la gouvernance a colonisé plusieurs champs de la pratique sociale. De fait, dans l’actualité, il est beaucoup question de « gouvernance mondiale », de « bonne gouvernance », de « gouvernance souverainiste », de « gouvernance des universités », de « gouvernance des agences gouvernementales », de « gouvernance efficace », de « gouvernance décentralisée » et nous en passons.

La thèse centrale que l’auteur développe dans son opuscule est que la gouvernance, dans la sphère publique, correspond à une « révolution anesthésiante » qui s’accompagne d’une nouvelle ère : la période du management totalitaire. Gouverner aujourd’hui n’a plus rien à voir avec la gestion gouvernementale de jadis comprise « comme une pratique au service d’une politique publique débattue ». La gouvernance « prétend à un art de la gestion pour elle-même. Aucun registre discursif ne semble à même de la dominer ». Il va sans dire que la gouvernance contemporaine a pour effet d’oblitérer « notre patrimoine de références politiques pour lui substituer les termes tendancieux du management ». Deneault souligne qu’étymologiquement, le mot gouvernance est un substantif obtenu à partir d’un participe présent (gouvernant) et que ce temps de verbe est le moins engageant dans la langue française. Se pose dès lors la question suivante : la gouvernance, dans les agences gouvernementales, se réduit-elle vraiment à une simple technique managériale inoffensive ? Dans sa démonstration, Deneault débusque fort brillamment tout ce que ce terme tend à voiler. Voyons cela d’un peu plus près.

L’origine du mot

Dans sa très instructive introduction, Deneault retrace l’historique du mot gouvernance qui, au XVe siècle, signifiait « le fait de bien se tenir ». Il ajoute, « [o]n l’a aussi repéré au XIIIe siècle comme un synonyme de gouvernement. Furtivement employé en ce sens par les Anglais au XVe siècle, le mot s’est évanoui, jusqu’à ce qu’on le retrouve à la fin du XXe dans le domaine managérial de l’anglais, puis dans le discours sociopolitique de la mondialisation contemporaine  ». Ce mot est incontestablement très associé au monde des affaires.

À la suite d’une série de délits commis par des membres aux pratiques douteuses de certains conseils d’administration de grandes entreprises privées (IBM, Kodak, Honeywell, WorldCom et Enron), des programmes visant à redonner confiance aux investisseurs ont été mis en place. Il s’agit des programmes de corporate governance qui impliquent « l’application de méthodes de saine gestion des fonds que les investisseurs confient aux entreprises, par la voie de processus, normes, politiques, règlements et professions de foi éthiques ». Les entreprises privées qui dépendent d’un financement faisant appel à des actionnaires sont invitées à adopter des mesures d’autorégulation ainsi qu’à se doter d’un code d’éthique. La gouvernance est donc présentée comme un « synonyme d’intégrité et de rigueur dans la gestion d’entités privées ».

L’abandon du distinguo public/privé

Margaret Thatcher se chargera d’implanter le concept de gouvernance dans le champ de la vie publique. « La gouvernance justifiera ainsi une mutation du rôle de l’État […] Sous couvert de réaffirmer la nécessité d’une saine gestion des institutions publiques, le terme désignera non seulement la mise en œuvre de mécanismes de surveillance et de reddition de comptes, mais également la volonté de gérer l’État à la manière prétendument efficace d’une entreprise. » La gouvernance publique ne correspond à rien de moins que la gestion néolibérale de l’État : « déréglementation de l’économie, privatisation des services publics, clientélisation du citoyen, mise au pas des syndicats… ce sera cela gouverner. »

Cette innovation sur le plan de la rhétorique politique correspond, selon notre auteur, à un « coup d’État conceptuel ». Le mot « gouvernance » se substitue peu à peu au concept d’administration publique. Pour l’essentiel, il s’agit d’une transformation majeure dans le mode de gestion des institutions étatiques nationales et internationales. Pierre d’assise du New public management, la gouvernance a pour objectif l’assimilation de la gestion de l’État à celle de la grande entreprise. Exit le distinguo public/privé. Les services publics doivent être compétitifs et appliquer les règles de gestion de l’entreprise privée. De plus, l’État doit s’adapter « aux desiderata de l’entreprise et du capital ». Une véritable arnaque, quoi !

Le modus operandi de la gouvernance contemporaine

À l’ère de la gouvernance contemporaine, une nouvelle forme de « pouvoir collaboratif » se met en place entre les « partenaires sociaux » que sont l’État, les grandes entreprises et la société civile. Dans le cadre de ce nouveau « système de gouvernance », l’État cesse d’être l’organisation centrale d’une société ou d’un peuple, il est dorénavant réduit à un ensemble d’organisations publiques soumises aux mêmes règles de gouvernance que les organisations privées. « Le gouvernement, restreint lui-même au simple rôle de partenaire dans l’ordre de la gouvernance, n’encadre plus l’activité publique, mais y participe à la manière d’un pair. Il se voit donc lié au « consensus » qui se dégage des groupes de discussion donnant la part belle au plus fort – lire les multinationales, les investisseurs privés et les défenseurs d’intérêts particuliers qui sont le plus à même d’entreprendre des projets menés selon l’orthodoxie de la gouvernance. » La gouvernance renvoie incontestablement à la fragmentation de l’autorité et du pouvoir de l’État au bénéfice d’acteurs privés qui ont les moyens de mener à terme leurs « projets ».

Le processus par lequel sera décidé qui peut prendre part à une décision donnée est fondé sur une logique de « l’exclusion ». Seront invités à s’engager dans le processus décisionnel celles et ceux qui peuvent jouer « le jeu de la bonne gouvernance ». Les groupes de discussion sont composés exclusivement de personnes qui ont des « intérêts » autour de la réalisation d’un « projet ». Participeront donc à la discussion-décision uniquement celles et ceux qui sont capables d’adhérer à une position consensuelle. Les militant·e·s et les « agitateurs indésirables » seront d’office exclus du cercle des « partenaires ».

Nous sommes loin ici d’une démarche compatible avec les exigences de la « démocratie directe  ». La vie politique se voit soumise aux règles du management et de la gestion efficace. Les citoyennes et les citoyens constituent les grands perdants de cette nouvelle manière de gouverner. Ils se retrouvent éloignés de la prise de décision et, par conséquent, la démocratie se fragilise. Le choix, sans équivoque pour le citoyen et la citoyenne, consiste en ceci : être « partenaire » ou s’effacer. Le vivre-ensemble se définit dorénavant dans le cadre d’une démarche propre à « l’entreprenariat institutionnel ».

Suppression des dirigeant·e·s ou « forme dure de domination politique  » ?

Deneault s’intéresse aux travaux du principal théoricien francophone de la gouvernance : le professeur émérite Gilles Paquet. Aux yeux de notre auteur, Paquet « caresse toutefois l’utopie d’un monde où les dirigeants seraient supprimés, non pas en vue d’une émancipation des dominés mais parce qu’ils régneraient en le for intérieur de ceux-ci  ». Les théoriciens de la gouvernance ont beau fonder leur théorie sur un aspect majeur de la théorie de la « communication » d’Habermas, celui-ci ne sera pas dupe : il dira, en réponse à notre question initiale, que « le joli mot de « gouvernance » n’est qu’un euphémisme pour désigner une forme dure de domination politique ». Difficile de ne pas donner raison au philosophe allemand ici.

Conclusion

Le mot gouvernance est un incontournable de la vie publique contemporaine. Ce mot se substitue à celui de politique et les expressions plus lénifiantes de « partie prenante » ou de « partenariat » ont pour effet d’évincer les termes de « citoyenneté » et de « société ». Deneault est d’avis que par son nom sémantiquement désincarné, la gouvernance prive les peuples de leur tradition philosophique et leur emprise sur le réel leur échappe de plus en plus.

Ce petit livre offre des repères intéressants pour saisir la portée de certains changements importants qui sont à l’œuvre dans les sphères sociale et politique depuis les trente-cinq dernières années. Changements qui altèrent le contrat social et nous ramènent un peu plus vers un « état de nature » où domine le règne des plus forts. Tout au long de sa démonstration, Deneault a osé braquer les lumières de sa pensée critique sur les conséquences désastreuses que la gouvernance, ce nouveau mode opératoire de la politique du XXIe siècle, a comme impact sur la démocratie et la justice sociale. Cet ouvrage est par conséquent utile à celles et ceux qui souhaitent participer au renou­vellement de la vie publique.

Néanmoins, l’auteur n’arrive pas à nous convaincre pleinement de la justesse de sa position dans sa conclusion. Se rendre « digne » et « s’indigner », cela peut sembler intéressant à première vue. Mais se pose forcément une question incontournable ici : cela suffit-il pour déboucher sur la mise en place d’un véritable modèle alternatif à la gouvernance néolibérale ? Rappelons-nous que celles et ceux qui n’ont pas de plan de route dépendent, en bout de piste, de celles et ceux qui en ont un. Manifestement, la droite néolibérale a un plan de route qu’elle réussit à nous imposer avec en prime son choix de mots, aux apparences inoffensives, mais ô combien saccageur du bien commun.


[1Chez Deneault, une prémisse correspond à « une assertion de départ de laquelle découle une série de conséquences ».

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