Le corps des femmes de couleur

Dossier : En plein corps

Dossier : En plein corps

Le corps des femmes de couleur

Lieu de lutte pour un nouveau féminisme

Leila Bedeir, Anahi Morales-Hudon

L’instrumentalisation du corps des femmes comme symbole politique par les systèmes patriarcaux a rapidement été repérée par les féministes comme un enjeu majeur dans la lutte pour l’émancipation des femmes. Les féministes ont rappelé comment l’appropriation du corps des femmes par le système patriarcal constitue un enjeu central pour comprendre la domination des femmes, mais aussi pour mieux penser la résistance. En d’autres mots, le corps est conçu comme lieu de pouvoir, en tant qu’objet mais aussi sujet de pouvoir. Aujourd’hui, au sein même du mouvement féministe, le corps des femmes immigrantes et racisées devient objet de débat et sujet de résistance.

Ce corps, en tant que lieu de pouvoir, traduit bien plus que les rapports de domination liés au genre. D’autres rapports y sont en jeu, comme ceux issus du colonialisme et du racisme. Il y a notamment une imbrication des discriminations, c’est-à-dire que non seulement les femmes immigrantes et racisées subissent de la discrimination parce qu’elles sont femmes, mais aussi parce qu’elles sont noires, autochtones, portent un vêtement facilement identifiable à un groupe confessionnel, parlent avec un accent non local, ne sont pas diplômées d’une université québécoise, vivent dans la pauvreté, etc. Tous ces facteurs se conjuguent de multiples manières dans la vie des femmes immigrantes et racisées de façon à les marginaliser davantage, notamment en les constituant en « Autres ».

Effectivement, les femmes immigrantes sont systématiquement renvoyées à leur différence, qu’elle soit physique (couleur de la peau) ou symbolique (hijab). D’ailleurs, le discours de la construction de la nation est un lieu particulièrement fécond pour illustrer ce phénomène. Au Québec, le recours à l’argument de l’égalité des sexes a permis à certaines franges politiques de mieux tracer les « frontières » de la nation. Sirma Bilge l’explique très bien dans un article intitulé « La Patrouille des frontières au nom de l’égalité de genre » [1]. Cette patrouille des frontières « implique, dans le contexte où le discours de l’égalité de genre est employé de manière tendancieuse, des pratiques symboliques qui déprécient les relations de genre et les relations intergénérationnelles associées aux groupes minoritaires, par exemple en ravalant leurs conceptions et normes sur la féminité, la masculinité, le mariage ou la sexualité, au rang d’archaïsmes ou de pathologies (marqués par la dépravation, la violence, la soumission, etc.) ». Cette démarcation des frontières a un effet très concret pour les femmes, voyant leur corps réduit à un symbole de différences.

Pour un féminisme à plusieurs visages

Pour nous il est primordial de reconnaître ces femmes comme sujets de pouvoir, et donc de dépasser cette objectivation de leur corps. Nous croyons que cette perspective est une opportunité de penser la résistance des femmes dans toute sa complexité. Le refus grandissant des femmes immigrantes et racisées de voir leur lutte compartimentée provient d’une conscience de l’impossibilité de faire des gains réels sans constamment rappeler la convergence des discriminations diverses. Cette reconnaissance nous invite à porter attention au vécu et aux luttes de résistance des femmes, en évitant d’envisager la résistance comme ne pouvant porter qu’un seul visage ou prendre une seule forme. Le travail des féministes autochtones est d’une grande inspiration. Comme l’explique Widia Larivière, cofondatrice d’Idle No More au Québec : « La violence envers les femmes auto­chtones est ce qui est le plus dévastateur actuellement. Saviez-vous que les femmes autochtones ont trois fois plus de chance d’être victimes de violence que les non autochtones ? Cette violence est symptomatique de tous les problèmes qui touchent notre communauté. Pour améliorer la situation, il faut donc d’abord améliorer les conditions de vie des autochtones et redonner aux femmes leur pouvoir traditionnel. [2] »

Il ne fait aucun doute que les femmes immigrantes et racisées sont aussi victimes du système patriarcal et qu’il est tout à fait dans leur intérêt de lutter contre celui-ci. Ce qu’elles font d’ailleurs. Et il est important que le mouvement des femmes adopte une approche qui permette de reconnaître leurs luttes et leurs résistances dans toutes leurs spécificités, et réussisse à penser le corps des femmes racisées et immigrantes non plus comme objet de domination, mais comme sujet de résistance à des systèmes d’oppression qui s’entrecroisent.

En reconnaissant la diversité des formes de résistance de nos féminismes, nous, femmes et féministes d’ici et d’ailleurs, pourrons formuler une critique plus complexe des oppressions et transformer les structures sociales et politiques qui perpétuent l’exclusion des femmes, notamment immigrantes et racisées.


[1Sirma Bilge, « « ... alors que nous, Québécois, nos femmes sont égales à nous et nous les aimons ainsi » : la patrouille des frontières au nom de l’égalité de genre dans une « nation » en quête de souveraineté », Sociologie et Sociétés, vol. 42, no 1, 2010, p. 197-226.

[2Roxane Léouzon, « Idle No More : des femmes au front », Métro, 8 mars 2013.

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