Résistances à la crise

No 51 - oct. / nov. 2013

International

Résistances à la crise

Espagne

Laurence Guénette

MADRID. Dans les rues, des milliers de nouveaux itinérants dans leur sac de couchage, blottis ensemble par douzaines ou peaufinant leur cabane en carton. Dans les médias, les images terribles d’un nouveau suicide, celui d’une professionnelle au chômage de 54 ans, accablée par son éviction imminente, et que l’étouffement financier a fait se jeter par la fenêtre de son immeuble.

Pendant ce temps, à travers tout le pays, le désespoir a su prendre une autre tournure, et une scène tout à fait distincte est devenue quotidienne : une centaine de voisins munis de pancartes bloquent obstinément l’accès à la petite maison de Miguel contre l’assaut des policiers qui sont venus procéder à l’exécution hypothécaire dictée par la banque et les tribunaux. Les policiers intimident, frappent et menottent, mais rien n’y fait : d’autres militant·e·s viennent en renfort, pendant que le concierge de l’immeuble décide spontanément d’entraver le travail des policiers en refusant de leur remettre les clefs du portail. La solidarité et l’action directe porteront leurs fruits et Miguel évitera l’éviction quelques semaines de plus, pendant que la lutte continue sans relâche face à la violence économique de la crise et de l’austérité.

La spécificité de la crise espagnole

Car aucun doute possible, en Espagne, c’est bien la crise. Celle du capital et du crédit, celle de la dette publique et de l’emploi, celle de l’immobilier, le tout accompagné de scandales de corruption colossaux. La population espagnole subit bien entendu les conséquences des mesures d’austérité, ainsi qu’une série de réformes répondant aux « besoins de flexibilité » de l’économie capitaliste, qui dans les faits consacre un recul brutal des droits et des conditions de travail de la population. Les Espa­gnol·e·s ont tout contre eux : les pouvoirs obscurs des fluctuations de l’économie capitaliste, le gouvernement national (des conservateurs à leur meilleur), la puissante Troïka européenne [1], les banques sans scrupules, les médias de masse, les patrons qui profitent du recul de la liberté syndicale et du chômage massif, et bien entendu la police qui « protège » cette crise, si l’on veut bien me permettre l’expression, à coups de bâton, de gaz lacry­mogène et d’arrestations.

En réaction à toute cette violence, les mouvements sociaux connaissent également une effervescence enthousiaste, et surgissent de toutes parts des initiatives et alternatives populaires, souvent admirables par ce qu’elles ont de créatif et d’horizontal. Dans les places publiques et les édifices occupés se réunissent en assemblées des gens de toutes générations et de tous horizons cherchant avidement des espaces d’organisation collective, de solidarité et de résistance. L’un des exemples les plus impressionnants et efficaces de ces manifestations de résistance face à la violence de la crise est sans aucun doute la Plateforme des affecté·e·s par l’hypothèque (PAH), plus connue sous le nom de sa principale campagne, « Stop Desahucios  » (halte aux expulsions), qui existe depuis 2009 grâce à l’indignation et la mobilisation de milliers de personnes aux quatre coins du pays.

Bref portrait des évictions

Les Espagnol·e·s ont acheté à crédit, pendant de nombreuses années, des maisons surévaluées, profitant de prêts bancaires faciles et surdimensionnés. Près de 10 millions de personnes avaient une hypothèque quand la crise des subprimes aux États-Unis se répercuta sur l’économie espagnole, entraînant une augmentation alarmante du chômage, lequel atteint à l’heure actuelle 27 %. Un bon nombre de gens ayant par ailleurs conservé leur emploi ont vu leur salaire réduit du tiers ou de la moitié. Ce sont donc des centaines de milliers de personnes qui n’ont plus été en mesure de payer leur paiement hypothécaire mensuel et qui ont souffert des évictions sous différentes formes. On estime à plus de 450 000 les ménages ayant redonné leur maison à la banque ou ayant été juridiquement évincés depuis 2007.

Les banques acceptent rarement de renégocier les versements hypothécaires à payer : nombre d’entre elles ont même décidé dans les dernières années d’augmenter le montant du paiement obligatoire. De nombreux propriétaires rendent « volontairement » la maison à la banque pour une fraction de sa valeur actuelle réduite, ce qui ne les libère nullement du fardeau de leur endettement. Dans le cas contraire, entre trois et cinq mois de non-paiement suffisent pour que la banque fasse parvenir aux propriétaires un avis « d’exécution hypothécaire » – expression juridique, mais également terriblement ironique... Si les clefs n’ont pas été volontairement remises au juge à l’intérieur des 30 jours suivant cette procédure, c’est la police qui est envoyée sur les lieux avec un avis d’éviction.

Alors que le ménage se retrouve à la rue, sa dette demeure écrasante puisque la maison est reprise par l’institution bancaire pour une fraction de sa valeur et que les milliers d’euros de frais juridiques de la procédure d’exécution hypothécaire sont également facturés à la personne évincée. Le gouvernement espagnol n’offre strictement aucun filet de sécurité sociale à ces gens qui se retrouvent soudainement sans logement et croulant sous les dettes. Cette détresse légalement fomentée paraît encore plus ridicule quand l’on sait que la fièvre immo­bilière des dernières décennies a semé dans le pays des centaines de milliers de logements qui demeurent inhabités. Seulement en Andalousie, on esti­me à 70 000 la quantité d’habitations vides, pendant que quelques 15 000 ménages évincés n’ont nulle part où vivre. Des gens sans maisons, et des maisons sans gens...

« Il n’y a que deux options : on paye la dette, ou on se joint à la lutte ! » – Assemblée de Vallecas

Le premier acte de résistance prend forme quand une personne peinant à payer l’hypothèque tout en s’alimentant correctement, ou recevant un avis d’exécution hypothécaire, brise la « normalité » de sa situation, en mesure l’injustice et la cruauté et se rend pour la première fois à l’assemblée de la PAH de son quartier. C’est dans cet espace fondamental que la communauté prend un sens nécessaire pour la résistance. Chaque personne sort de l’isolement de sa propre détresse ; chaque éviction cesse d’être un problème personnel pour devenir une question publique et politique. Les victimes ne sont désormais plus seules devant l’enchevêtrement juridique et bureaucratique qu’elles devront affronter. Si elles choisissent la voie de la résistance, elles seront accompagnées et accompagneront également des camarades de lutte. L’auto-organisation depuis la base est véritablement la source première de l’ensemble du mouvement, celle d’un « empowerment » collectif nécessaire. L’appui et l’apprentissage mutuels ont permis en peu d’années la formation d’un bassin de militantes et militants aguerris et expérimentés qui travaillent dorénavant aux côtés de participantes et participants fraîchement débarqués.

De chaque assemblée de quartier à la coopération des différentes Plateformes au niveau national, les efforts de coordination et la mobilisation massive depuis la base ont également permis de développer une capacité d’action majeure. Le mouvement Stop Desahucios attire l’attention surtout par ses blocages d’éviction, sa résistance qui passe par l’action directe, la solidarité et la désobéissance civile. En date du mois d’août 2013, la PAH avait réussi à freiner plus de 750 évictions à travers tout le pays, par l’obstruction physique des lieux où se présente la police pour exécuter l’ordre d’éviction. Malgré la non-violence évidente des manifestant·e·s et leur légitimité de plus en plus importante dans l’opinion publique, l’escouade anti-émeute est souvent déplacée sur les lieux, où elle procède à des arrestations, joue de la matraque, remet des constats d’infraction pour « grave altération de l’ordre public ».

Si cette répression aux visages multiples arrive à dissuader certaines personnes de poursuivre dans la stratégie de désobéissance, elle a pour la plupart l’effet contraire d’exacerber le sentiment d’indignation qui les pousse à résister ! Toute la violence que subissent les gens au nom de la crise est légale, les évictions pratiquées par les banques, les tribunaux et la police étant parfaitement conformes à la loi. Stop Desahucios rappelle donc que c’est précisément dans l’injustice qu’abrite la loi que repose le droit et le devoir de résister par la désobéissance civile : « La légalité est celle de la classe dominante : la classe ouvrière pourra difficilement se libérer de l’oppression par la voie de la légalité !  », affirme Pepe, avocat et militant de Stop Desahucios.

Fruits et espoirs de l’ébullition sociale

La Plateforme des Affecté·e·s par l’hypothèque est parvenue à donner une grande visibilité à la problématique des évictions et à ses revendications. Elle a ouvert des espaces, obtenu des gains et acquis des proportions qui étaient inimaginables au départ lorsqu’en 2009 les premiers collectifs d’Affecté·e·s commencèrent à s’organiser, cherchant à tâtons la façon de se défendre ensemble contre la violence économique qu’ils et elles subissaient. En plus des blocages physiques, la présentation d’une pétition de plus d’un million et demi de signatures, les manifestations, les actions d’occupation dans les banques, les squats, les recours judiciaires et la création autonome de logements sociaux constituent les multiples tactiques adoptées par le mouvements durant les dernières années. Un recours judiciaire a également été porté devant le Cour européenne des droits de l’homme, lequel a reconnu il y a quelques mois que le gouvernement espagnol violait les droits de la personne et l’a contraint de modifier certains aspects de la loi concernant les évictions. Une victoire très partielle, qui n’a absolument pas résolu l’ensemble du problème, mais qui reste non négligeable.

Additionnées à l’ensemble des mouvements sociaux qui s’éveillent en Espagne, toutes ces facettes de la lutte initiées par les citoyen·ne·s à partir des assemblées de quartier ont rompu le monopole du discours dominant concernant la crise et l’austérité. C’est sans aucun doute le premier pas à franchir pour multiplier les possibilités de changement.


[1Formée de la Banque centrale européenne, de la Commission européenne et du Fonds monétaire international.

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