Dossier : Mutations de l’univers

Critique, censure et riposte

À l’ère des médias participatifs

Anne Goldenberg

Cette ère n’est pas toute jeune. Cela fait bientôt quinze ans que le Web héberge des médias citoyens alternatifs, autogérés. Les formes de censure qui lui sont propres non plus. Elles se reproduisent, se globalisent, prennent des boucs émissaires. Les pouvoirs menacés par ces formes médiatiques comprennent de plus en plus les risques associés à ces fuites, ces inscriptions, ces circulations, ces prises de parole, mais ils comprennent rarement leur mode de fonctionnement. Au contraire, les réponses et la riposte à ces formes de censure se renouvellent et s’organisent en un réseau de solidarités de plus en plus souple et conscient de ses forces.

Selon Dominique Cardon et Fabien Granjon, auteurs de Médiacti­vistes, les plateformes de médias alternatifs des années 2000 auraient laissé place à une forme de médiatisation moins concertée, plus diffuse, relayée par les réseaux sociaux qui impliquerait une population plus large, mais risquerait de se fragmenter au gré de l’individualisation expressive et des mobilisations plus ponctuelles et superficielles.

Dans ce contexte, faisons-nous face à un affaiblissement ou à une réorganisation des mobilisations informationnelles ? Quelles sont les formes de liens sociaux qui émergent de ces nouvelles formes de critique médiatique ? Permettent-elles de contourner les formes de censure propres à cette nouvelle ère ?

Pistes de réponses

Auparavant, j’avais l’habitude de distinguer trois formes différentes d’organisation sur le Web : les communautés épistémiques, les réseaux sociaux et le journalisme alternatif. Les médias alternatifs s’appuieraient notamment sur la contribution de journalistes amateurs à des plateformes autogérées dans le but de fournir une contre-information concertée afin de contrer les biais étatiques, commerciaux et technocrates de l’information de masse.

Les réseaux sociaux, eux, feraient avant tout office de support du lien social. Ce qui prime est l’identité des participantes et les liens qui les unissent. Les réseaux sociaux numériques viennent donc renforcer et alimenter un réseau social existant. Ces liens permettent notamment de diffuser de l’information (construite ailleurs, sur d’autres plateformes).

Enfin, les communautés épistémiques se définiraient au contraire comme des projets où c’est la co-construction des connaissances qui prédomine. Les liens sociaux sont secondaires, ils émergent au fur et à mesure des collaborations et le sentiment d’appartenance se noue autour de la contribution à une œuvre collective. C’est le cas de Wikipédia ou des sites de journalisme participatifs, alternatifs et autogérés.

Depuis quelque temps, il y aurait un glissement, ou plutôt une accolade entre ces trois ensembles, notamment autour de la construction d’une écologie médiatique participative et critique. Plus exactement, je pense que ces trois médiums constituent désormais une écologie informationnelle. À l’intérieur de cette écologie, je voudrais m’intéresser à l’émergence de dynamiques collectives et participatives dans la lutte contre la censure, qui associe intention journalistique, diffusion informationnelle, solidarités médiatisées et co-construction des connaissances.

Vers une nouvelle écologie des médias participatifs critiques

• Né en 2006, WikiLeaks est un site Web dénonciateur qui donne une visibilité aux fuites d’informations en publiant des documents ainsi que des analyses politiques et sociales, tout en protégeant ses sources et ses auteures. Le site reste relativement peu connu du grand public jusqu’à avril 2010, lorsque WikiLeaks donne à voir une vidéo titrée Collateral Murder qui met en lumière une bavure américaine lors d’un raid aérien à Bagdad. En juillet 2010, à la suite d’une délation d’un de ses proches, les autorités américaines désignaient Bradley Manning comme l’informateur de cette vidéo et l’emprisonnent pour haute trahison. Dès lors, les révélations de WikiLeaks sont relayées par de grands quotidiens nationaux. En novembre 2010, le site révèle des télégrammes de la diplomatie américaine. Cette fois, de nombreux grands journaux collaborent à filtrer l’information, ce qui permet de conférer aux révélations un style journalistique plus facile à appréhender et d’occulter d’éventuelles mentions dangereuses pour des particuliers. En 2011, après avoir été la cible de plusieurs attaques sur ses serveurs et d’un blocus financier orchestré à son encontre par de nombreuses compagnies de transfert d’argent, WikiLeaks suspend officiellement ses activités éditoriales, mais une kyrielle de sites miroirs voient le jour et le processus continue.

• Créé en 2001, Wikipédia est un projet d’encyclopédie basé sur un wiki public, qui constitue à la fois un des plus grands projets collaboratifs ayant jamais existé et l’une des principales sources d’information consultées aujourd’hui. Elle ne constitue pas une plateforme médiatique en soi, mais de par sa popularité et sa visibilité, la plateforme participe de plus en plus à une forme d’écologie médiatique. En 2013, la Direction centrale du Renseignement intérieur (DCRI) de France communique avec la fondation Wikimedia pour demander le retrait de l’article sur la station militaire hertzienne de Pierre-sur-Haute, qui compromettrait le secret militaire. Faute de détail ou d’explication justifiée, la fondation refuse d’agir. La DCRI convoque alors un des contributeurs ayant des droits d’administrateur et le force à procéder au retrait de l’article. Celui-ci doit obtempérer. Il informe la communauté de son geste et des risques encourus par les éventuels contrevenants. La communauté ne tarde pas à réinstaurer l’article, en spécifiant le caractère public des sources d’information concernant celui-ci. Début avril, l’article devient le plus consulté de la Wikipédia francophone, publicisant comme jamais l’information que l’on voulait censurer.

• Établi à Montréal depuis 2004, Koumbit est un fournisseur de services Web œuvrant principalement auprès des organismes sans but lucratif et des groupes communautaires. Il s’est spécialisé dans les CMS (content management systems) et permet à ses utilisateurs et utilisatrices d’être autonomes avec leur site Web. En 2013, un groupe de citoyennes du village de Val-Jalbert impliqué dans la lutte contre l’installation d’une centrale électrique se mobilise pour dénoncer les implications sociales et écologiques du projet ainsi que la corruption politique associée à l’octroi du contrat. La municipalité, qui est notamment connue pour son patrimoine naturel et sa chute remarquable, est menacée de défiguration. Le site Web que le groupe monte parodie certains des acteurs politiques impliqués et fait état des menaces et tensions en cours. Fin mars, Koumbit reçoit un appel de la Corporation du Parc régional de Val-Jalbert lui demandant de dévoiler l’identité des propriétaires du site, ce que l’organisme ne peut faire en vertu de la loi de la protection des données personnelles de ses clients. Il propose de transmettre l’information à son client. Le lendemain, c’est une mise en demeure qui oblige l’organisme à fermer le site. Le soir même, les propriétaires de valjalbert.ca décident de déménager le site sur des serveurs islandais et l’enregistrent sous le nom de sosvaljalbert.com. Le lendemain, Koumbit reçoit une injonction pour fermer le site Web, qui n’est cependant plus sous sa responsabilité.

Le début d’une guerre informationnelle

La production et la diffusion d’informations à caractère social et politique critiques se collectivisent et se socialisent. Ces plateformes ne sont pas sous le contrôle hiérarchique d’un ou plusieurs responsables, mais bien co-construites, alimentées et soutenues par un nombre grandissant de contributeurs et contributrices.

Les médias alternatifs et participatifs n’ont pas de chef, de la même manière qu’une manifestation ou un mouvement social. Leur contenu et leur diffusion sont le fait d’une multitude d’actions, d’écriture, de capture, de transmission, de retransmission. Face à ces multitudes, la réaction des pouvoirs consiste souvent à trouver un bouc émissaire en le faisant passer pour responsable. Ils participent ainsi plus à une démarche d’intimidation qu’à une véritable incrimination. En parallèle, les entreprises privées se dotent de puissantes armes de contrôle de l’information transformant toute tentative de critique sociale en diffamation. Ils font alors appel à un arsenal juridique lourd (mise en demeure, injonction, interpellation, menace de mise en garde à vue, poursuite à l’international, association à des pratiques criminelles ou terroristes), et quand les « délateurs-informateurs » sont enfin appréhendés, les peines encourues sont exemplaires : lourdes amendes ou incarcérations à perpétuité.

Nous avons bien affaire à une guerre informationnelle. De nombreux fiefs des pouvoirs gouvernementaux, militaires, économiques sont en effet menacés par cette socialisation des médias participatifs. Le retour de bâton prend la forme d’une quête de boucs émissaires. Mais si des individus paient injustement les frais de ces actions de masses, ces actions de répression mènent à la fois à un renouvellement des solidarités, à une visibilité démultipliée des informations sensibles et à un déploiement des plateformes de contribution et des formes de diffusion.

Si le passage à une pratique plus étendue de la participation sur les réseaux sociaux peut passer pour une individualisation expressive de plus en plus marquée, la mobilisation et la production informationnelle concertée n’ont pas disparu. Il s’agirait plutôt d’une association, d’un renouvellement et d’une réorganisation tactiques, facilités par la maîtrise d’outils informationnels plus mobiles et plus diversifiés et venant soutenir et prendre le relais de plateformes de publication alternatives. En riposte aux formes de censure appliquées à ces médias participatifs, on voit ainsi émerger une mobilisation populaire élargie qui s’appuie sur une anonymisation des actions, une prise de parole collectivisée, une diversification des tactiques, une solidarité avec les boucs émissaires et un système de relais en cas de censure. Ω

Pour aller plus loin

• Olivier Blondeau, « Become the media ! Du post-media au médiascape », Colloque Internet, Culture, and Society : French and American Perspectives, Austin, Université d’Austin.

• Dominique Cardon et Fabien Granjon, Médiactivistes, Presses de Sciences Po, 2010.

• Félix Guattari, « Vers une ère post-média », Terminal, no 51, octobre-novembre 1990.

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