Parcours de la reconnaissance

No 15 - été 2006

Paul Ricœur

Parcours de la reconnaissance

lu par Mouloud Idir

Mouloud Idir

Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Stock, Paris, 2005.

L’infini univers moral de la reconnaissance

Comme le signalait récemment le philosophe allemand Axel Honneth, qui a posé les jalons du paradigme de la reconnaissance, «  quiconque a suivi de manière attentive l’évolution de la philosophie politique lors de ces dernières années a été témoin de processus théoriques par lesquels l’évolution de concepts centraux s’est accompagnée d’une transformation des orientations normatives ». La suppression de l’inégalité «  ne représente plus l’objectif normatif, mais c’est plutôt l’atteinte à la dignité ou la prévention du mépris, la "dignité" ou le "respect", et non plus la "répartition équitable des biens" ou "l’égalité matérielle" qui constituent ses catégories centrales. Utilisant une formule choc (…), Nancy Fraser a qualifié ce changement de passage de l’idée de "redistribution" à l’idée de "reconnaissance" » [1]. Tandis que le premier concept est associé à l’idée de justice, qui vise la mise en place de la justice sociale à travers la redistribution des biens, conçus comme vecteurs de liberté, le second concept définit les conditions d’une société juste ayant pour objectif la reconnaissance de la dignité individuelle de tout un chacun [2]. C’est dans ce prolongement qu’il faut situer la dernière grande contribution du vivant de Paul Ricoeur.

Ricœur soutient notamment que le concept de reconnaissance revêt des acceptions et traductions multiples. C’est ainsi qu’il justifie le constant recours à la notion parcellaire de parcours. Ricoeur réfléchit ainsi cette singulière capacité humaine « de dire, d’agir et de raconter », à laquelle il ajoute, dit-il, « l’imputabilité et la promesse ». Déplaçant ainsi l’agent humain «  d’un pôle à première vue moralement neutre à un pôle explicitement moral où le sujet capable s’atteste comme sujet responsable. »

Par le pouvoir dire, il faut comprendre une dimension extralinguistique qui renvoie aux règles communément partagées et qui sont à la base du lien social et politique. Le pouvoir agir, lui, s’entend au sens de la possibilité d’agir sur la société et le monde ; signe de la volonté et de la promesse humaines. Cette possibilité transforme la notion d’évènement en avènement, pour reproduire une formule empruntée à la phénoménologie existentialiste : elle introduit la contingence humaine, l’incertitude et l’imprévisibilité dans le sens des choses. Quant au pouvoir raconter, il atteste de cette inscription de l’identité dans un processus narratif permettant sans cesse de bifurquer et de réécrire le récit sur soi-même et son groupe dans une optique indéterminée et ouverte : « une identité qui n’est pas celle du même et qui intègre le changement comme péripétie. »

La notion d’imputabilité se veut une extension morale du principe de responsabilité théorisé jadis par Hans Jonas. L’imputation suggère de s’attribuer une part des conséquences de l’action ; s’agissant d’un tort fait à autrui elle dispose à la réparation et à la sanction finale. Ricoeur élargit ce concept aux « pouvoirs de l’homme sur l’environnement terrestre et cosmique ». Voilà qui est loin des conceptions restreintes de l’imputabilité judiciariste (pardonnez ce terme barbare) et managerielle qui réduisent le social à un volet technocratique, avatar ultime de la rationalité postmoderne. La promesse est, dans cette optique, pour simplifier, l’engagement à tenir parole et d’être fiable. Ce qui permet, ajoute Ricœur, de limiter l’imprévisibilité du futur.

La reconnaissance, dès lors, est une espèce de logique de réciprocité : « l’appel à rendre en retour ». Les enjeux soulevés en filigrane sont multiples. En voici un : le lien social ne se constitue-t-il donc que dans la lutte pour la reconnaissance ? D’autant plus que les demandes en ce genre sont insatiables.

L’appel de Ricœur résonne enfin comme une invitation à fonder la communauté humaine autour d’une « politique de l’amitié essentiellement pacifique ». La trace de celle-ci est visible, conclut-il, «  dans les pratiques de générosité (sans cesse à élargir et à instituer) qui, dans nos sociétés, doublent les échanges marchands et qui échappent à la logique du calcul ». Tout le débat est de savoir – comme s’y attardèrent notamment Mauss et Bourdieu –, si le don et l’acte désintéressés sont possibles.

Voici notre obole en guise de gratitude à un penseur disparu au moment où la réflexion a cruellement besoin de profondeur et d’inventivité. La reconnaissance envers cette œuvre donne sens au mot de René Char : en cette époque, notre héritage tend à n’être précédé d’aucun testament.


[1Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 1992.

[2Je me permets de renvoyer à ma très modeste recension de l’ouvrage de Nancy Fraser contenue dans le numéro 13 de la présente revue, p. 46 plus précisément.

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