Les États-Désunis du Canada

No 49 - avril / mai 2013

Culture

Les États-Désunis du Canada

Une vision politique simpliste

Paul Beaucage

Les querelles entourant les négociations constitutionnelles pancanadiennes des années 1980 et 1990 n’ont pas laissé un grand souvenir dans l’esprit de nombreux Québécois, Canadiens anglais et Autochtones. Ces pourparlers se sont principalement soldés par les échecs de l’Accord du lac Meech [1] (1990), suite à l’opposition des parlements de Terre-Neuve et du Manitoba ; et de l’Accord de Charlottetown (1992), après que l’on ait consulté les peuples québécois, canadien-anglais et autochtone par le biais d’un référendum pancanadien portant sur un prétendu renouvellement de la constitution.

Le sentiment de révolte qu’a engendré cette crise géopolitique majeure a subséquemment favorisé l’élection, au Québec, d’un gouvernement indépendantiste du Parti québécois (PQ) en 1994. Ce dernier, conformément à l’une de ses principales promesses électorales, a tenu en 1995 un référendum sur la souveraineté du Québec que le camp fédéraliste a remporté par une faible majorité (l’option fédéraliste a recueilli 50,6 % des voix, alors que l’option souverainiste a récolté 49,4 % des voix). Identifiant la tristement célèbre manifestation « patriotique » organisée par le camp fédéraliste au centre-ville de Montréal, à deux jours du référendum, comme un facteur déter­minant dans le choix fait par les Québécois et Québécoises cette année-là, les cinéastes Guylaine Maroist, Éric Ruel et Michel Barbeau s’interrogent au sujet du sentiment de fierté des citoyennes de différentes provinces du Canada anglais par rapport à leur pays dans Les États-Désunis du Canada (2012).

Certes, le sujet choisi par le trio de réalisateurs paraissait périlleux attendu la complexité de l’ensemble des questions constitutionnelles canadiennes. Cependant, comme Maroist et Ruel avaient précédemment réalisé deux solides moyens métrages documentaires, Bombes à retardement (2007) et surtout Gentilly Or Not To Be (2012), on considérait avec intérêt leur plus récente entreprise cinématographique. En outre, la collaboration du chevronné téléaste Barbeau à ce long métrage semblait favoriser leur démarche.

Les sentiments indépendantistes de nombreux Canadiens Anglais

Sans tergiverser, la commentatrice et coréalisatrice Guylaine Maroist situe le début de la narration de son documentaire sociopolitique en 2010 au Canada anglais. À travers ses pérégrinations d’un bout à l’autre du pays, elle tente de nous faire partager la surprise qu’elle a éprouvée en constatant que de nombreux citoyens des provinces anglo-canadiennes les plus prospères affichent ouvertement leur volonté de voir celles-ci devenir indépendantes du tout politique que représente le Canada.

Pour atteindre cet objectif, ces souverainistes anglophones ont fondé différents partis politiques dont le but avoué consiste à faire de leur province respective des États-nations dans un avenir rapproché. Bien sûr, les représentants de ces nouvelles tendances politiques « sécessionnistes » sont parfois en contradiction l’un envers l’autre. En effet, certains considèrent l’avenir de l’Alberta, de la Saskatchewan et de la Colombie Britannique comme étant collectif, tandis que d’autres perçoivent ces trois entités comme ayant des potentiels distincts d’indépendance. Cependant, les dirigeants de ces formations souverainistes ont en commun de ne plus envisager l’avenir de leur province comme étant indissociable de celui du Canada. Cela s’explique, en partie, par le fait qu’ils ressentent une profonde insatisfaction face aux « politiques centralisatrices » adoptées par divers gouvernements fédéraux au cours des dernières années, mais aussi par le fait que leur province connaît une situation assez enviable sur le plan économique. En conséquence, ces individus souhaiteraient ne plus avoir à contribuer matériellement au mieux-être des habitants et habitantes des provinces qui se trouvent dans une situation financière plus précaire que la leur. Du reste, contrairement aux souverainistes québécois, qui s’appuient sur des considérations d’ordres culturels et identitaires pour justifier leur choix, les indépendantistes provinciaux du Canada anglais s’en remettent surtout à des facteurs économico-politiques pour défendre le leur.

Une œuvre très décevante

À notre avis, Les États-Désunis du Canada se révèle un film fort décevant, voire trompeur en raison de l’incapacité du trio de cinéastes à proposer au spectateur un point de vue documenté, susceptible de démentir les propos fallacieux que l’on entend durant la majeure partie de la narration. Les réalisateurs accordent une attention démesurée à des intervenants partiaux, éhontément partisans et ne permettent pas à la vérité de s’exprimer comme il se doit. Parmi les commentaires les plus irrationnels que l’on entend dans l’œuvre, on se référera à un chanteur terre-neuvien qui accuse gratuitement les Québécois de vouloir « prendre » aux siens « leur » Labrador. Quand on sait avec quel arbitraire le Conseil privé britannique a accordé le territoire du Labrador à la province de Terre-Neuve plutôt qu’au Québec en 1927, on mesure le haut niveau d’inconscience qui caractérise cette intervention. Pourtant, les documentaristes ne prennent pas la peine d’infirmer une telle affirmation.

Cela dit, les sécessionnistes albertains s’imposent comme ceux qui tiennent les propos les plus sectaires et les plus anti-québécois du film. Ainsi, considérant les citoyens du Québec comme les principaux responsables du caractère humaniste du Canada, ces habitants de l’Alberta déversent leur fiel sur ceux-là, les traitant sottement d’« hypocrites », de « voleurs » et de tyrans. Évidemment, les Québécois n’ont jamais été dominants ou majoritaires depuis que le Canada moderne s’est constitué. Il est indubitable qu’ils ont eu un rôle à jouer dans l’instauration de lois progressistes canadiennes, mais ils n’auraient pas réussi à les faire adopter sans un appui éminemment significatif du Canada anglais. De sorte que les accusations des intervenants albertains en cette matière se révèlent totalement farfelues. En évitant de contester les réponses de leurs interlocuteurs, d’établir un rapport dialectique avec les témoins du film, Maroist, Ruel et Barbeau refusent d’assumer leur fonction didactique et d’instruire le spectateur selon les règles de l’art.

Questions de légalité et de légitimité

Assez curieusement, Guylaine Maroist, Éric Ruel et Michel Barbeau ne s’interrogent point au sujet des questions de légalité et de légitimité relatives à une déclaration unilatérale d’indépendance de l’une des provinces du Canada anglais. Pourtant, si le gouvernement libéral de Jean Chrétien s’est permis de se servir de la Cour suprême du Canada, à la fin des années 1990, pour tenter de diminuer le droit à l’autodétermination du peuple québécois, il est fort probable qu’un autre gouvernement central utiliserait la loi dite de « la clarté référendaire » pour empêcher une province canadienne-anglaise d’atteindre le même objectif que le Québec s’était fixé en 1995. De plus, comme les habitants et habitantes des différentes provinces du Canada anglais ne constituent pas des peuples à proprement parler, mais plutôt des composantes distinctes, régionales, de la nation canadienne-anglaise, il nous apparaît manifeste que des questions constitutionnelles et morales se poseraient d’une manière aiguë si jamais une de ces entités politiques décidait de tenir un réfé­rendum par rapport à son appartenance au pays découvert par Jacques Cartier.

Une représentation manichéenne

Par ailleurs, il faut reconnaître que le trio de cinéastes adopte un style narratif qui n’atténue en rien les carences thématiques de leur œuvre. Au contraire, celui-ci accentue plutôt la portée des faiblesses du long métrage. Pourtant, sur le plan technique, Maroist, Ruel et Barbeau ont effectué un travail professionnel. En outre, ils ont insufflé à leur film un rythme adéquat. Toutefois, la mise en scène du documentaire dépeint un axe spatiotemporel nettement trop manichéen pour convaincre le spectateur exigeant de la véracité de la représentation qu’on lui propose. De fait, en visionnant ce long métrage on éprouve trop souvent la fâcheuse impression que le Canada anglais est composé de gens singulièrement réactionnaires et intolérants, alors que de tels individus ne constituent qu’une minorité existant au sein d’un vaste tout. À notre sens, les trois documentaristes ont sciemment choisi de faire entendre des Canadiens anglais très antipathiques, de manière à susciter un vif sentiment d’indignation chez le public québécois par rapport à « ce ramassis d’individualistes conservateurs qui souhaitent détruire le Canada que l’on connaît  ». Or, cette forme de sensationnalisme est tout à fait préjudiciable au film, à travers lequel les cinéastes cherchent à jouer sur les émotions des spectateurs plutôt que de faire appel à leur raison.

Dans la dernière partie des États-Désunis du Canada, Guylaine Maroist, Éric Ruel et Michel Barbeau mettent en relief l’élection, en mai 2011, d’un gouvernement majoritaire conservateur dirigé par Stephen Harper. Suite à ce résultat, les cinéastes constatent que les indépendantistes du Canada occidental croient beaucoup moins à leur option essentielle que par le passé.

Pourquoi ? Parce qu’ils ont le sentiment que cette administration (irréversible, à court terme) répondra autrement mieux à leurs attentes sociopolitiques que ne le faisaient les précédents gouvernements fédéraux canadiens. Évidemment, les politiques très favorables à l’industrie pétrolière, la loi fédérale portant sur les jeunes contrevenants et les coupes dans les programmes sociaux satisfont déjà les réactionnaires de l’Ouest canadien autant qu’elles mécontentent les progressistes de l’est du pays. Soit. Toutefois, les trois documentaristes mini­misent grandement les ratés connus par les administrations libérales fédérales des trente dernières années, qui ont pavé la voie à une radicalisation du conservatisme canadien. Parmi les choix les plus contestables des libéraux concernés, citons simplement la réforme Axworthy, l’atteinte du déficit zéro, la loi sur « la clarté référendaire » et le programme des commandites. Aussi, lorsque les documentaristes laissent sous-entendre que les Québécois seraient moins souverainistes qu’ils ne le sont actuellement s’ils contribuaient à porter au pouvoir un gouvernement libéral ou néo-démocrate [2] au niveau fédéral, ceux-là oublient commodément que les taux d’appui des Québécois à la cause de la souveraineté étaient très élevés sous les gouvernements libéraux successifs de Jean Chrétien et de Paul Martin… Dès lors, on peut affirmer que le manque de rigueur qui caractérise la démar­che des trois réalisateurs témoigne de leur sérieuse difficulté à créer une œuvre de réflexion politique d’envergure. Tout bien considéré, ils auraient intérêt à renouer sans tarder avec le documentaire envi­ronnemental, un genre narratif dans lequel ils ont indéniablement démontré de brillantes dispositions.


[1Rappelons que l’on affirmait vouloir conclure l’Accord du lac Meech dans le but de permettre au Québec, exclu du processus de rapatriement unilatéral de la constitution en 1981, « de réintégrer le giron constitutionnel dans l’honneur et l’enthousiasme ».

[2Précisons que le Nouveau Parti démocratique (NPD), dirigé par Thomas Mulcair, défend un programme politique centralisateur et nettement moins à gauche que par le passé. De sorte qu’une éventuelle prise de pouvoir du NPD ne laisserait rien présager de particulièrement favorable pour le Québec.

Thèmes de recherche Cinéma, Politique canadienne
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