Le Venezuela bolivarien entre ombres et lumières

No 47 - déc. 2012 / jan. 2013

Lendemain d’élections

Le Venezuela bolivarien entre ombres et lumières

Pierre Mouterde

Des élections présidentielles vénézuéliennes du 7 octobre 2012, on gardera sans doute la claire victoire d’Hugo Chávez. Réélu pour six nouvelles années, après déjà treize ans de présidence, il l’a en effet nettement emporté sur son adversaire Henrique Capriles Radonsky, obtenant 55,25 % des suffrages et quelque un million et demi de votes de plus que celui-ci.

Sa victoire électorale est donc incontestable, d’autant plus qu’elle a non seulement été confirmée par les observateurs de l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) venus sur place pour observer le scrutin, mais encore été avalisée par l’opposition qui n’a pas jugé bon d’en contester la validité. Doit-on pour autant considérer, ainsi que l’a affirmé le président, qu’il s’agissait d’une « victoire parfaite », et que dans son sillage, la révolution bolivarienne allait continuer à s’approfondir sans plus obstacles sur son chemin ? Pas si sûr, car là comme ailleurs, les apparences peuvent être trompeuses !

La montée électorale de l’opposition

Il y a eu de la part de l’opposition vénézuélienne un changement de ton qui aurait dû attirer l’attention des observateurs : pour la première fois celle-ci ne s’est pas attaqué à la transparence du scrutin ni non plus rechigné à reconnaître la victoire de son adversaire une fois les résultats connus. Comme si après de multiples tentatives de déstabilisation, elle s’était enfin décidée à jouer le jeu de la démocratie, et comme si ses factions les plus putschistes avaient perdu une partie de leur influence. C’est que depuis son coup d’État raté de 2002 et l’échec de l’insurrection des gérants de 2003, l’opposition a été poussée à donner une inflexion électorale grandissante à sa stratégie. Et non sans un certain succès, puisqu’à partir de 2007 où elle parvint à faire échec à la réforme constitutionnelle du président, elle n’a cessé de gagner du terrain.

Qu’il suffise de rappeler qu’aux élections présidentielles précédentes, en 2006, le candidat de l’opposition d’alors, Manuel Rosales, n’avait récolté que 36,9 % des suffrages pendant qu’Hugo Chávez en obtenait 62,84 %. Quant aux élections législatives de 2010, l’opposition avait été à un doigt de gagner la majorité à l’assemblée, et n’eussent été les modifications que le président avait fait apporter quelques mois auparavant au mode de scrutin (le rendant moins proportionnel), elle l’aurait certainement emporté. Certes, elle a à nouveau perdu le scrutin présidentiel de 2012, mais alors que le camp bolivarien n’a récolté que 752 976 votes de plus qu’en 2006, l’opposition, elle, en a récolté près de 2 175 984 de plus. Un gain majeur !

D’où la nouvelle assurance de l’opposition, qui en sort d’autant plus revigorée que son candidat a su pendant la campagne électorale se doter d’un discours séduisant, largement relayé et encensé par les agences de presse internationales et de grands journaux européens comme El País ou Le Monde. Cherchant à se présenter comme un adepte de l’ancien président brésilien Lula da Silva, reconnaissant au passage la valeur des « missions » sociales (en santé, éducation, logement, etc.) mises en place par Chávez, il est parvenu à pointer du doigt avec habilité les failles de la gestion gouvernementale de son adversaire, notamment au plan de la perpétuation de la violence urbaine ou de ses promesses non tenues. Il a aussi su jouer sur l’incertitude liée à la candidature même d’Hugo Chávez, touché par un grave cancer et une récente récidive en février dernier. Manière de donner crédit à bien des clichés qui, par la presse sensationnaliste de droite, étaient en passe de définir la campagne en cours en opposant le jeune, élancé et plein d’avenir Capriles Radonsky (40 ans) au bouffi, vieux et malade Hugo Chávez (58 ans).

Le retour appréhendé de l’agenda néolibéral !

Il faut toutefois rappeler qu’au-delà de ces grossières images, les enjeux de fond étaient tout autres. Et ce fut justement un des tournants de cette campagne présidentielle, lorsqu’à l’occasion de la publication du livre de Romain Mingus El programa de la Mud [1], le grand public put réaliser – preuves à l’appui – que derrière les promesses séduisantes du candidat Capriles Radonsky existait un accord secret passé le 12 janvier 2012 entre les diverses factions de la droite vénézuélienne. Un accord de type clairement néolibéral prévoyant de manière détaillée comment celle-ci, une fois au pouvoir, s’engagerait dans une série de mesures visant à libéraliser l’économie. De quoi permettre au Comando Carabobo (la coordination de campagne d’Hugo Chávez) de marteler l’idée qu’avec Capriles Radonsky on avait à faire, non seulement à un candidat ayant participé au coup d’État raté de 2002, mais encore à quelqu’un qui voulait rééditer le fameux « paquete » néolibéral du 27 février 1989. Paquete de triste mémoire qui, ayant à l’époque provoqué une véritable émeute populaire, elle-même réprimée sauvagement par l’armée (plus de 300 morts), avait été à l’origine du réveil d’une opposition de gauche dont Chávez parviendra à rassembler les différentes tendances derrière sa candidature en 1998.

Les indéniables réussites du régime

On touche ici à l’essentiel : à une époque où le néolibéralisme se déploie comme jamais à l’échelle du monde et où l’amplification des écarts entre riches et pauvres est partout la règle, il a été possible au Venezuela bolivarien – véritable leçon pour les gouvernements d’aujourd’hui – d’aller à contre-courant. Notamment en développant de vastes politiques de redistribution de la rente pétrolière vers les secteurs les plus démunis. Et cela sur un mode non clientéliste, puisqu’il s’est agi initialement d’encourager l’implication collective, l’auto-organisation populaire sous toutes ses formes et que ce n’était qu’à cette condition qu’il devenait possible pour les secteurs populaires d’avoir accès aux subsides gouvernementaux. Avec à la clef des résultats impressionnants : le taux de pauvreté a été ramené de 49 % qu’il était en 1999 à 27,4 % en 2011 et celui de l’extrême pauvreté est passé de 21 % à 7,3 %.

Ces résultats sont d’autant plus symptomatiques que durant toute cette période, le Venezuela a continué d’être gouverné selon les principes de la démocratie représentative. En presque quatorze ans, il s’est tenu seize scrutins au Venezuela. Hugo Chávez en a gagné quinze, et dans des conditions suffisamment bonnes pour que les résultats en soient régulièrement validés par des observateurs étrangers. Plus encore, en un peu plus de treize ans, Chávez lui-même est passé à travers cinq scrutins (1998, 2000, 2004, 2006, 2012), dont un référendum révocatoire. Difficile dans ces conditions de voir en lui ce « dictateur » tant décrié par certains, à moins d’être vraiment de mauvaise foi. D’ailleurs comme le disait le célèbre écrivain uruguayen Eduardo Galeano : « Combien de présidents de n’importe quel pays du monde, oseraient le faire ? Et combien continueraient à être présidents après l’avoir fait ? […] Lui qui a créé une Constitution qui admet que le peuple le renverse, et a pris le risque que cela se produise au cours d’un référendum révocatoire que le Venezuela a réalisé pour la première fois de l’histoire universelle. »

Des ombres inquiétantes

Mais rappeler cela, ne veut pas dire que tout aille bien au pays de la révolution bolivarienne. La montée de la droite aux dernières élections présidentielles comme la persistance de problèmes importants (insécurité chronique, manque de suivi dans les projets entrepris, absence de contrôle et d’efficacité, lourdeurs bureaucratiques, etc.) en sont les signes les plus évidents. De manière plus fondamentale, on doit constater qu’Hugo Chávez ne s’est pas résolu à faire sauter une série de verrous institutionnels et économiques qui ne cessent de paralyser le processus révolutionnaire et d’en restreindre le caractère démocratique et participatif.

Ainsi en est-il de l’orientation économique générale donnée au pays qui, tout en favorisant la redistribution de la rente pétrolière, ne questionne ni le modèle de monoproduction pétrolière ni la présence croissante d’un secteur privé qui, contrairement à ce qu’on imagine, reste largement dominant au Venezuela et continue à imposer ses implacables logiques de profit marchand [2]. Ainsi en est-il aussi de « l’hyper-leadership » du président, contrôlant non seulement d’une main de fer le gouvernement, mais aussi le PSUV et le Grand Pôle patriotique, laissant ainsi peu d’espace à des mouvements sociaux ou des partis véritablement indépendants de la gestion gouvernementale. On retrouve là l’expression même des contradictions qui hantent cette révolution par ailleurs si stimulante : elle qui ne cesse d’en appeler au protagonisme populaire et qui en même temps dépend tant des seules décisions de son charismatique leader.

Après sa victoire, Hugo Chávez mènera-t-il une nouvelle campagne de rectification, comme il avait tenté de le faire après le référendum perdu de 2007, afin de raviver le processus révolutionnaire ? Ou au contraire cherchera-t-il à calmer le jeu et à se rapprocher de la droite, ainsi que le laissent supposer certaines de ces déclarations faites dans le sillage de sa victoire ? Rien à l’heure actuelle ne nous permet de trancher définitivement dans un sens ou dans un autre ; autre signe de ces ombres et lumières inextricablement nouées entre elles, de ces tensions et contradictions qui restent au cœur de cette révolution en marche !


[1Mesa de unidad democratica (Table d’unité démocratique), regroupement des différentes tendances de l’opposition vénézuélienne.

[2La part du secteur public dans le PIB n’a cessé de diminuer depuis 1998, passant de 34,8 % à 29,1 % de 1998 à 2008.

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