Dossier : Le printemps érable - (…)

"The revolution will be televised" - CUTV

Le front médiatique du printemps québécois

Dossier : Le printemps érable - Ses racines et sa sève

Philippe de Grosbois

Le 23 avril dernier, le lendemain de la manifestation monstre contre le pillage de nos ressources naturelles, le Conseil du patronat du Québec déplorait le fait qu’il soit de plus en plus difficile de « faire passer » le message patronal auprès de la population, notamment en raison de l’arrivée des médias sociaux [1]. Cette réjouissante anecdote illustre que le printemps québécois fut aussi une bataille communicationnelle. Depuis quelques années, le Québec avait des échos de l’apport des médias sociaux dans certaines mobilisations citoyennes de par le monde ; en 2012, ce fut à notre tour d’être saisis par cette force de frappe. Comment expliquer cette efficacité des médias sociaux pour les mouvements citoyens ?

Ce qu’on appelle le « web 2.0 » est structuré autour de la participation et de la collaboration, et ce, même dans une perspective capitaliste : la valeur marchande des mastodontes du web social (YouTube, Facebook, Twitter et autres) est directement reliée au contenu que les usagers y apportent et aux interactions qui en découlent. Plus l’information circule, plus le nombre de sources est grand, plus le potentiel de revenus augmente.

Effets politiques des médias sociaux

Les conséquences politiques de cette structure médiatique sont aussi nombreuses qu’importantes : les organisations et les mouvements qui misent le plus sur la décentralisation et l’expression individuelle sont ceux qui bénéficient le plus de ces médias. À l’inverse, une organisation militante plus centralisée, aux frontières plus rigides et qui attache plus d’importance au contrôle du message aura plus de difficulté à en profiter puisque ses manières de faire se trouvent en porte à faux avec le mode de fonctionnement des médias sociaux. Dans un contexte de loi spéciale, par exemple, où les organisations qui mobilisent en désobéissant à celle-ci sont menacées d’amendes salées, c’est par ce type de médias que l’idée des concerts de casseroles a pu être diffusée et rediffusée. Ces rassemblements spontanés ont l’inconvénient d’être souvent éphémères, mais permettent l’expression d’une radicalité percutante, ce qui est plus difficile pour des organisations structurées et donc surveillées.

Plus concrètement, les médias sociaux facilitent l’atteinte de plusieurs objectifs que poursuivent tous les mouvements sociaux :

* Ils contribuent à une prise de conscience collective et brisent l’isolement en rejoignant les gens autour de pages Facebook ou de mot-clics (hashtags) sur Twitter, tels que #ggi ou #manifencours. Ils ont permis la diffusion de messages de solidarité du Mexique, du Chili, de France, etc. ;

* Ils participent à l’humanisation de la contestation, en montrant que le mouvement et ses idées sont aussi portés par des individus ordinaires (pensons au site arretezmoiquelquun.com, dans lequel des individus de tous horizons ont affiché leur intention de désobéir à la loi spéciale) ;

* Ils sont des outils de mobilisation d’une étonnante efficacité : en repartageant une invitation, chacunE participe à sa diffusion massive, et en annonçant son intention de participer à l’événement, on contribue à mousser l’intérêt autour de celui-ci.

Entre dialogue critique et guerre ouverte

Par ailleurs, les médias sociaux et leur usage militant permettent la constitution d’un espace de dialogue critique avec les médias de masse traditionnels :

* Ils entretiennent un discours de contestation des idéologies dominantes par la production et diffusion de textes, photos, vidéos, caricatures. À l’aide de la culture de partage et de remixage propre à Internet, les symboles circulent sans avoir de véritable propriétaire et sont donc réutilisés et relancés jusqu’à prendre la forme d’une petite contre-culture. De plus, la décentralisation encourage la critique créative et individualisée en offrant un auditoire à de nombreux individus ;

* Ils encouragent un travail collaboratif de filtrage du contenu médiatique dominant et de sélection de l’information pertinente. Les médias traditionnels fournissent de nombreux articles et reportages de qualité, mais ceux-ci sont souvent perdus dans un océan d’éléments beaucoup moins pertinents. Lorsque plusieurs individus font suivre à leurs contacts une nouvelle diffusée discrètement par un grand journal, ils amplifient la portée originale de celle-ci ;

* Ils offrent un portrait de la réalité très différent de ces mêmes médias et en cela, font pression sur ceux-ci. Plus les individus sont nombreux à être outrés devant la couverture d’un événement, plus il devient difficile pour les médias traditionnels d’ignorer cette insatisfaction sans rectifier le tir. Comme l’a affirmé une journaliste-militante de CUTV (un exemple majeur de cette force nouvelle) lors d’une de leurs nombreuses couvertures en direct : « Notre biais expose le biais des autres médias. »

« Si la tendance se maintient », comme l’affirmait notre saint-patron électoral, il faut s’attendre à une critique de plus en plus ouverte et offensive des médias traditionnels de la part des opposants à l’austérité néolibérale. Suite aux dernières élections mexicaines, dans lesquelles les étudiantes et étudiants se sont aussi fortement mobilisés, notamment autour de la formule #yosoy132 (je suis le 132e), des actions de perturbation ont ciblé les conglomérats médiatiques du pays pour leur couverture biaisée de la campagne [2]. En Grèce, dans le cadre de soulèvements populaires contre les mesures d’austérité, certains journalistes ont vu leur équipement détruit par des militantEs, simplement parce qu’ils étaient entrés dans une zone de contestation [3]. Ce phénomène troublant ramène à l’avant-plan une question soulevée par plusieurs : les médias sociaux risquent-ils de créer un effet de « bulle », dans lesquels les convaincuEs se trouvent exclus du reste de la population ? Cette hypothèse mérite d’être explorée. Chose certaine, pour d’autres raisons encore, il n’y a pas que des avantages à s’organiser dans une agora appartenant à une corporation milliardaire.


[1Éric Desrosiers, « L’État et les entreprises sont victimes des médias sociaux », Le Devoir, 24 avril 2012.

[2« Des milliers de manifestants bloquent la principale télévision mexicaine », Le Monde, 27 juillet 2012.

[3« Batsi, gourounia, dolofoni ! », Là-bas si j’y suis, 17 décembre 2008. Reportage sur la-bas.org.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème