No 43 - février / mars 2012

Débat politique

Avocasseries

La justice est-elle égale pour tous et toutes ?

Claude Vaillancourt

De nos jours, les avocats triomphent. La justice impose des procédures semblables à d’interminables labyrinthes dont ils sont les guides obligés. Les ententes avec les grandes entreprises se concluent en contrats volumineux au langage obtus qu’eux-mêmes parviennent mal à décrypter. Leur salaire grimpe à la mesure de la confusion des textes qu’ils créent et interprètent à n’en plus finir. Les citoyens, quant à eux, non seulement y perdent leur latin, mais aussi l’accès à une justice qui devrait les protéger.

Rien de nouveau dans cette tendance des avocats à compliquer eux-mêmes les choses pour mieux les démêler. Dans leurs mondes utopiques, Thomas More et Jonathan Swift éliminaient sans hésitation les membres de cette profession qui, selon le second, « sont formés dès leur jeunesse à l’art de démontrer, à force de paroles, que le blanc est noir et que le noir est blanc, selon les consignes de celui qui les paye. » Mais aujourd’hui plus que jamais peut-être, certains grands cabinets flairent l’odeur de la richesse, mettent leur art de couper les cheveux en quatre au service des multinationales et renforcent la domination de ces dernières à coup de procédures et d’imbroglios langagiers.

Ce qui fait la preuve une fois de plus, comme La Fontaine le disait dans Le loup et l’agneau, que la raison du plus fort est toujours la meilleure. Mais surtout, cette soumission de la justice devant les intérêts des multinationales laisse en plan les citoyens et citoyennes, forcément dépourvus dans un système qui les dépasse et ne cherche plus trop à les protéger. Et cela, encore moins quand l’adversaire a les moyens de se payer autant d’avocats qu’il le veut, aussi longtemps qu’il en a besoin.

Des cas révélateurs

Trois causes récentes au Québec font la preuve de ce triste état de fait. Le cas le plus médiatisé a été celui de Claude Robinson, un auteur qui se bat contre Cinar, une compagnie qu’il accuse de l’avoir plagié. Après quinze ans de procédures, après une victoire au tribunal qui a condamné le défenseur à payer 5,2 millions $ à l’auteur, ce dernier n’a toujours pas touché un sou de ce magot. La défense s’acharne : tant qu’elle n’aura pas épuisé le moindre de ses recours, tant qu’il lui restera une part du labyrinthe judiciaire dans laquelle s’engouffrer, elle ne donnera rien. Et elle laissera un homme brisé, qui a dû sacrifier une grande part de sa vie à une kafkaïenne démarche judiciaire, aux dépens de sa créativité, d’une vie de citoyen utile et imaginatif.

C’est justement ce véritable calvaire que se sont refusés à subir les auteurs de Noir Canada et les éditions Écosociété, poursuivis pour 6 millions $ pour diffamation par la compagnie minière Barrick Gold. Ils ont payé cher le prix de la liberté, à la suite d’une entente hors cours, par un acte de censure injustifiable de la part de la grande compagnie, qui n’aimait pas l’image d’elle qu’on leur donnait, pourtant conforme à celle évoquée dans de nombreux documents mentionnés dans Noir Canada. La victoire de Barrick Gold est sans mérite, honteuse, à la fois pour la compagnie qui a écrasé la liberté d’expression et pour notre système judiciaire, qui n’a pas permis aux petits de se défendre convenablement.

Cette victoire inquiète d’autant plus qu’elle impose la primauté du langage juridique sur toute autre façon de comprendre la réalité. Ainsi, le livre n’a pas été examiné selon sa valeur intellectuelle ou sa véracité, mais selon la formulation de certaines phrases tirées hors contexte, valides ou non dans un contexte de plaidoirie. Comme l’a justement souligné un collectif d’auteurs dans Le Devoir : « Les arguments et thèses avancés peuvent s’appuyer sur une documentation solide et permettre la formulation d’interrogations légitimes sans pour autant prendre la forme d’une preuve juridique. » Ce qui constitue une menace réelle, selon les auteurs, pour la recherche au Québec et au Canada. Combien de chercheurs se priveront désormais d’entreprendre des travaux critiques contre ceux qui pourraient les assommer par une poursuite, avec ou sans loi anti-SLAPP ?

Les victimes de l’écroulement du viaduc de la Concorde ont dû elles aussi démissionner devant la complexité d’un recours juridique. Rappelons que leurs indemnités ont été ridiculement basses et qu’aucun coupable n’a été identifié, bien que l’accident a fait cinq morts, des blessés et qu’on ait instauré une commission d’enquête à ce sujet. La dramaturge Annabel Soutar a cherché à aider les victimes, réussissant même à obtenir les services – coûteux ! – du célèbre avocat Julius Gray. Mais celles-ci ont refusé de se lancer dans une aventure trop accaparante qui aurait entraîné des années de procédures complexes et éprouvantes, des montants élevés en frais, ne serait-ce que pour payer les experts qui témoigneraient, tout cela sans garantie de victoire à la fin du parcours. Annabel Soutar a néanmoins fait de ce cas une remarquable pièce de théâtre intitulée Sexy Béton.

Profiter de traités très lucratifs

Il suffit de jeter un rapide coup d’œil à un accord de commerce international pour comprendre à quel point ce genre de texte peut nourrir grassement des armées d’avocats pendant de longues années. L’ambiguïté y est totale, le langage incompréhensible, les clauses renvoyant à une annexe, puis à une autre encore, donnent place à une large latitude dans l’interprétation. Des heures d’amusements pour qui s’y lance, et pour les avocats, de la bisbille qui n’en finit plus.

Mais la manne la plus généreuse est sans aucun doute les traités internationaux sur les investissements, qui permettent aux compagnies de poursuivre les États. L’abondance de ces accords (plusieurs milliers) et les possibilités qu’ils offrent en guise de poursuites donnent un travail illimité aux spécialistes de ce type de droit.

Une étude du Corporate Europe Observatory (CEO) [1] montre à quel point la multiplication des poursuites devient une poule aux œufs d’or pour de grands bureaux d’avocats. Le taux horaire des firmes spécialisées va de 500 $ à 1 000 $, alors que les poursuites nécessitent des équipes nombreuses et durent en moyenne deux années ou plus. Les arbitres quant à eux ont un salaire de 3 000 $ par jour. Ce qui fait qu’une cause comme celle de Chevron contre le gouvernement de l’Équateur a coûté la jolie somme de 18 millions $ en frais d’avocats seulement.

Une grande compagnie qui n’a pas l’argent pour entreprendre une pareille poursuite peut aujourd’hui y parvenir. Certaines firmes d’avocats proposent en guise de paiement un pourcentage – très élevé – de la compensation qu’elle obtiendra en fin de parcours.

Le CEO s’inquiète de ce nouveau marché inépuisable et particulièrement lucratif pour les avocats. Les poursuites des compagnies contre les gouvernements sont si rentables qu’on cherchera par tous les moyens à les accumuler et qu’un lobbying intensif s’active pour multiplier ce genre de traités. Ce qui est très dommageable pour les populations qui doivent en payer les coûts. Par exemple, une poursuite perdue par l’Argentine lui en a coûté 912 millions $, l’équivalent du salaire mensuel de 75 000 médecins dans le secteur public ! Sans compter que ces poursuites empêchent les États d’adopter des législations en faveur de leurs citoyens. Cas d’école : l’Argentine, qui s’est avec courage reprise en main après l’écroulement de son économie en 2001 en se débarrassant d’ententes désastreuses pour sa population, est aussi le pays qui a essuyé le plus grand nombre de poursuites. Un système de règlement des différends d’État à État permettrait pourtant de mettre fin à ces errements.

Une justice à deux vitesses

La justice évolue désormais dans deux sphères. Celle des affaires courantes pour les citoyens ordinaires, qui suit son bonhomme de chemin avec ses hauts et ses bas. Puis celle des affaires reliées aux entreprises transnationales et aux riches individus, qui se monnaie en montants faramineux au profit d’avocats richissimes et nécessite des sommes qui n’ont plus aucune commune mesure avec celles que peut payer l’immense majorité de la population. Difficile de ne pas y voir une autre manifestation de cette division du monde dénoncée par les indignés, selon laquelle le 1 % des plus riches profite de privilèges indus.

Il n’y a pas trop de problèmes lorsque les riches se poursuivent entre eux à coups de montants fabuleux. Dommage seulement que tout cet argent ne profite pas à de meilleures causes. Mais lorsque ceux d’en haut osent fondre sur ceux d’en bas, en oubliant distraitement que tous ne nagent pas dans les millions, rien ne va plus. Même chose lorsque les firmes secouent l’arbre de l’État afin de ramasser un pactole gigantesque, des sommes qu’elles sont habituées de transiger. Trop de gens sont alors laissés pour compte. Et l’idée d’une justice accessible à tous et toutes n’est plus qu’une vaine intention.

Peut-être craignez-vous pour l’auteur de ces lignes qui risque une poursuite élevée pour avoir critiqué – ou plutôt diffamé – une noble profession ? N’ayez crainte : j’ai fait relire mon propos par un avocat, un renégat de la profession qui a accepté de faire ce travail pour trois fois rien. Ce qui peut rassurer : il en existe encore de très rares parmi eux qui travaillent pour la libre expression et le bien général.


[1Legalised Profiteering ? How corporate lawyers are fuelling an investment arbitration boom.

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