Dossier : Littérature, fuite et (…)

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Anticipation libertaire du monde

Dossier : Littérature, fuite et résistance

Jean-Pierre April

Imaginez un météorite gigantesque fonçant vers la Terre. Voilà un thème récurrent de la science-fiction. D’habitude, cette situation provoque un branle-bas, des scientifiques découvrent une solution et l’armée résiste à la menace. Dans le roman de Mathieu Blais et Joël Casséus [1], au contraire, personne ne s’en préoccupe ; la population a d’autres chats à fouetter, au niveau de l’asphalte. L’immense métaphore frappe fort : pendant que les dirigeants politiques du Sommet de la ZIPPO doivent se réunir pour se partager les dernières richesses de la Terre, on néglige complètement la catastrophe imminente.

Une nouvelle science-fiction

La science-fiction traditionnelle était axée sur le pouvoir technologique des humains et leurs conquêtes des espaces sidéraux. Aujourd’hui, à l’ère de la postmodernité et de la décroissance, les envolées glorieuses de la SF sont en perte de vitesse, à l’instar de l’explo­ration spatiale. Albert Jacquart nous l’annonçait il y a longtemps : Voici le temps d’un monde fini (Seuil, 1994). Dans notre futur proche, la seule échappée promise par l’astronautique ne concerne que le tourisme suborbital : quelques minutes à 100 km de la Terre, un trip de millionnaire, bientôt répandu et répandant dans la stratosphère « une suie très fine et très efficace pour piéger le rayonnement solaire [2] ».

Dans l’anticipation terre à terre de ZIPPO, l’astronef de la SF conquérante a cédé la place à un météorite fatal. Le grand rêve spatial retombe brutalement sur la Terre devenue un enfer. Ou on monte, ou on tombe. Ici, l’espoir a chuté, les personnages sont en perdition, le récit saccadé se démène en pleine jungle urbaine, au ras de la pestilence et de la violence, tandis que se répand la peste brune.
En retrait, toujours invisibles, les leaders mondiaux s’invitent à un sommet qui rappelle celui du G20 de 2010 à Toronto, avec ses 1105 arrestations à l’aveuglette. Les « macoutes » nettoient la ville en jetant des dépouilles d’itinérants et de « pornoputes » dans des camions collecteurs. Ça ne suffit pas : des cadavres s’accumulent dans les égouts, au point de les boucher. C’est le « retour d’une nouvelle barbarie » (p. 95). On pense à la vision de Thérèse Delpech évoquée dans L’ensau­vagement, le retour à la barbarie au XXIe siècle (Grasset, 2005). Nous sommes plongés dans une Socio-Fiction engagée, porteuse d’une résistance anarchique tout à fait actuelle, à l’heure de l’activisme altermondialiste, du Printemps arabe, des « indignés » européens et – soyons optimistes – des « dégriseurs » québécois.

La guerre des mots

Seul signe réjouissant : la vitalité du langage, faisant des flashs traversant les teintes trash. Les phrases de ZIPPO frappent comme des matraques, griffent façon graffitis : « Mort à la violence !  » (p. 94), lance une sentence. Des néologismes imagés émaillent le récit : « claquedent » au lieu d’itinérant, « crache-poumons » à la place de cigarette, « jus de cervelle » pour alcool. Contrairement à la SF traditionnelle qui regorge de néologismes scientifiques ou anglophonisants, Blais et Casséus inventent des termes inspirés par le français de la rue. Des néo-mots, purs et durs, contre la scénarisation des événements par les autorités médiatiques.
La guerre de l’information, capitale, remue dans les tripes du roman. L’action gravite autour d’un journaliste, Nuovo Kahid, chargé de couvrir le congrès international de Villanueva, ville tentaculaire dont le nom évoque le jeune Freddy Villanueva, abattu par un policier paniqué à Montréal-Nord en 2008. Kahid s’intéresse plutôt au sort des défavorisés qu’on chasse des rues afin de présenter des images télégéniques. Mais quand la politique-spectacle cache les misérables et que les politiciens se cachent pour comploter, que peut un journaliste ?
Il n’y a pas seulement le météorite qui chute ; l’information s’effrite, les idéaux basculent, la société se désagrège. La seule organisation qui tienne, c’est le pouvoir de la répression, inépuisable. Ironiquement, après tout le chaos urbain provoqué par les autorités, le sommet est annulé. Mais on songe déjà à « la réincarnation du projet d’une zone de libre-échange sous un autre acronyme » (p. 129).

Apocalypse now !

ZIPPO s’inscrit dans un courant de la science-fiction alimenté par la dystopie, l’apocalypse, la Speculative-Fiction et « l’anticipation sociale [3] ». Ce courant passe par des œuvres illustres : Le meilleur des mondes de Huxley, 1984 d’Orwell, La route de Cormac McCarthy. Par ailleurs, ZIPPO rappelle quelque peu la SF politique française des années 1970-1980, alors contestataire, assertive et manichéenne. ZIPPO évite cependant les simplifications de l’époque. La révolte se répand toujours, mais les agitateurs prennent de l’âge, l’horizon de l’espoir recule et la fameuse fenêtre d’opportunités est carrément bouchée. À la fin, Kahid est « devenu ce millénariste en fuite. Désengagé, absent et cynique  » (p. 127).
Dommage pour les rêveurs, il n’y a aucun gadget de science-fiction pour sauver Villanueva in extremis. On attend le météore comme on s’attend à la mort. Une montagne extra-terrestre dégringole du ciel, le futur chute comme la fatalité, mais on l’ignore. La lumière de la métaphore-météore est éblouissante.


[1Mathieu Blais et Joël Casséus, ZIPPO, Montréal, Leméac, 2010.

[2Sylvestre Huet, « Le tourisme spatial : une menace climatique », Libération, 22 octobre 2010.

[3Voir Wikipédia à l’item « Le roman d’anticipation sociale anglo-américain ».

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