Dossier : Nous sommes héritiers (…)

Quelques notes sur le féminisme aux États-Unis en 1968

« Sisterhood is powerful » ? ... O yes mama !

par Véronique Dassas

Véronique Dassas

La fin des années 1960 est un moment charnière dans l’histoire du mouvement des femmes aux États-Unis. Après un certain essoufflement d’un féminisme réformiste focalisé autour de la question de l’égalité des droits dans la Constitution et malgré la création en 1966 d’une nouvelle organisation, NOW (National Organization for Women), qui cherche à le ressourcer, un mouvement plus radical va se mettre en place. Il prendra, au cours des années 1970, l’ampleur et l’importance qu’on lui connaît.

Radicales

Ce radicalisme revendiqué autour de 1968 n’est pas sans équivalent dans l’histoire du mouvement. Les suffragettes du début du siècle, qui finirent par obtenir le droit de vote en 1920, puisent leur inspiration dans la Declaration of Sentiments d’Elizabeth Cady Stanton et Lucretia Mott, document présenté à la première conférence qui entend aborder les problèmes et les droits des femmes, à Seneca Falls en 1848. Il s’agit d’une dénonciation véhémente de la domination des femmes sur le plan individuel et sur le plan politique, d’un cri de révolte et de rage. « L’histoire de l’humanité, peut-on y lire, n’est qu’une suite de préjudices et d’usurpations que les hommes ont fait subir aux femmes, et qui vise directement à établir une véritable tyrannie à leur endroit [1] ». Suit une liste de ces préjudices et usurpations et un appel à l’organisation et à la lutte.

La lutte pour le droit de vote finira par aboutir. Par contre, celle voulant que l’égalité des droits soit inscrite dans la Constitution et qui mobilisera les femmes par la suite ira de trahisons en déconvenues. Toujours est-il que le radicalisme des féministes américaines jalonne leur histoire, avec des hauts et des bas certes, mais il n’en est pas à ses premières manifestations à la fin des années 1960, et cela malgré des années de maccarthysme et de chasse aux sorcières. Betty Friedan par exemple, que les féministes radicales ont beaucoup critiquée pour son livre The Feminine Mystique (1963), où elle focalise son analyse sur l’aliénation des femmes de la classe moyenne piégées dans leur rôle de mères de famille, a tout un passé de militante de gauche dans les années 1950, avec des positions autrement plus corrosives que celles qu’elle défendra par la suite [2].

Il n’est pas nouveau non plus que les femmes se décident à prendre leurs affaires en main après avoir tenté de se faire entendre à l’intérieur d’organisations vouées plus généralement à l’émancipation de l’humanité et à la justice pour tous. C’est en luttant contre l’esclavage des Noirs que les premières féministes américaines prirent conscience de leur propre servitude. C’est en se voyant refuser le droit de parler lors d’une convention abolitionniste à Londres en 1840 que deux d’entre elles prennent toute la mesure de leur condition et qu’elles décident, une fois rentrées aux États-Unis, de commencer leur lutte pour les droits politiques.

Militantes

Bon nombre de femmes qui vont s’engager sur la voie du féminisme radical et autonome à la fin des années 1960 ont un passé de militantes. Elles ont, pour les plus âgées, comme Betty Friedan ou Gerda Lerner, un passé militant hérité de l’antifascisme ou du communisme de leurs parents. Les plus jeunes viennent de groupes qui luttent pour les droits civils des Noirs, comme le Student Non-Violent Coordinating Council (SNCC) ou de groupes d’étudiants de gauche comme Students for a Democratic Society (SDS). Elles participent de cette New Left, cette nouvelle gauche qui se démarque d’une gauche plus traditionnelle par le fait qu’elle entend dépasser la critique reliée au travail et à la production pour s’attaquer plus largement à l’ensemble des rapports sociaux. Seulement, elles constatent rapidement qu’elles n’occupent dans ces organisations que des positions subalternes et qu’on ne les écoute guère quand elles s’avisent d’évoquer leur condition particulière.

Révoltées

Dans un texte écrit en 1969, Marge Piercy décrit ainsi le fonctionnement de cette gauche qu’à l’époque on appelle The Movement : « La véritable base, c’est la force de travail, surtout féminine et généralement non payée qui assure le travail quotidien. Comme dans l’ensemble de la société capitaliste, il n’y a aucun prestige rattaché au travail concret. Les travailleurs sont invisibles. Ce sont ceux qui écrivent, ceux qui font des discours et les protagonistes qui tiennent les rôles spectaculaires qui se tiennent en vue et sont respectés. Produire des analyses théoriques sur ce qu’on devrait faire, produire du jargon technique, c’est cela qu’on admire, beaucoup plus que ce que tout le monde appelle le sale travail (shitwork) [3]. » La critique est acerbe, on l’entendra à satiété un peu partout en Occident dans les années suivantes : les hommes ne prennent pas les femmes au sérieux, ils les manipulent et les méprisent, s’en servent quand ça les arrange, les rejettent quand elles ne leur servent plus. Mais plus que tout, les hommes, même de gauche, considèrent, au mieux, l’oppression des femmes comme secondaire, au pire, ils la nient.

Cette incapacité à communiquer avec les hommes sur la situation des femmes était clairement exprimée en 1965 dans un texte que l’on considère généralement comme l’un des premiers documents du mouvement de libération des femmes qui s’amorce. Le ton est posé, presque éteint, comme si les arguments avaient été usés par un passé difficile : « Très peu d’hommes semblent penser, quand ils entendent parler de tout cela, qu’ils ont le droit de participer à ces discussions, puisqu’ils sont profondément impliqués. En même temps, très peu d’hommes peuvent réagir sans être sur la défensive parce que ces problèmes les menacent, les démasquent ou encore sont hors de leur compréhension. Leur réaction, c’est généralement le rire [4]. » Tout cela peut passer aujourd’hui pour anodin, mais qu’on pense un peu à ce rire ordinaire et à sa charge, ordinaire elle aussi, de mépris.

Écœurées

C’est donc sur un fond de ressentiment à l’égard de la nouvelle gauche que vont s’inscrire les premières initiatives des féministes radicales, mais c’est bien sûr également sur sa lancée. Pour mémoire, en 1968, la société américaine semble secouée de l’intérieur comme par une onde sismique : rébellion généralisée contre la guerre au Vietnam, émeutes lors de la Convention démocrate à Chicago, émeutes après l’assassinat de Martin Luther King... Sans compter une forme de contre-culture où se mélangent sexe, drogue et rock’n’roll, selon une expression désormais usée jusqu’à la corde, et qui attaque tous azimuts, y compris bien sûr la gauche politique. Les femmes sont en quelque sorte en porte-à-faux : elles ne se reconnaissent pas et elles critiquent les stéréotypes d’une pornographie dite « libérée », par exemple, mais elles aussi veulent parler (et pas seulement parler) sexualité et normes sexuelles. Elles se reconnaissent dans certains aspects de la lutte des Noirs, mais elles ne sont ni minoritaires ni prêtes à accepter le machiste affiché de certains groupes... Un exemple : à l’automne 1968, le Women’s Majority Union, un groupe de femmes de Seattle, publie le premier numéro d’un journal intitulé Lilith, où l’on peut lire une déclaration de principes du Black Unity Party de l’état de New York réclamant aux « sœurs de ne pas prendre la pilule, [car] c’est la méthode dont se sert le système pour éliminer le peuple noir ». Lilith publie également la réponse de six femmes noires de Mount Vernon, New York, qui commence ainsi : « Les sœurs noires pauvres décident par elles-mêmes si elles veulent ou non avoir des enfants. Si nous prenons la pilule ou pratiquons le contrôle des naissances par d’autres moyens, c’est à cause des hommes noirs et pauvres [...]. Les hommes noirs ont toujours dit aux femmes noires qu’elles étaient noires, laides, mauvaises. Ils nous ont traitées de chiennes et de putains, en d’autres termes, c’est nous qui étions les vrais noirs de la société, opprimées par les blancs, hommes et femmes, et aussi par les hommes noirs [5]. » Il faut d’ailleurs signaler l’apport du Black Feminism (on peut citer Angela Davis parmi les femmes de ce courant) qui, dans les années 1970, va tenter une analyse de la discrimination prenant en compte sexe, classe, race et éventuellement homosexualité.

Déchaînées

Elles vont passer à l’action, ces femmes. Elles vont se regrouper, former des organisations, défiler, protester, déclarer, écrire beaucoup, publier des bulletins, des journaux, des brûlots, des essais qui feront date, organiser des groupes de conscientisation, des groupes de parole, elles vont se raconter encore et encore leurs histoires, elles vont se tomber dans les bras, quitter leur mari, faire des enfants, faire l’amour entre elles et avec d’autres. Elles vont se servir de la littérature, du cinéma, de la musique, elles vont s’emparer de tous les modes d’expression possibles. Certaines vont devenir des icônes : Kate Millet, Gloria Steineim... Elles vont entamer une critique radicale de la société et des rapports de sexes qui n’a pas fini de faire parler, enrager, batailler ; bref, vivre.

Voici quelques exemples de ce qu’elles entreprirent au cours de l’année 1968. Le 15 janvier, arrive à Washington pour demander la fin de la guerre au Vietnam un regroupement qui se nomme Jeanette Rankin Brigade. Cette coalition choisit ainsi de s’identifier à la première femme, connue pour ses convictions féministes et pacifistes, à avoir été élue au Congrès en 1917. Rankin avait voté imperturbablement contre l’entrée en guerre des États-Unis au moment des deux guerres mondiales, son nom était donc de circonstance. Mais finalement les femmes de la brigade rediscutent la finalité première du rassemblement. Elles se rendent compte, raconte Shulamith Firestone, qu’elles interviennent encore une fois à partir de leurs rôles traditionnels : femmes, mères, sœurs, filles. Le rôle des pleureuses, finalement. Un rôle passif dont elles ne veulent plus. Certaines d’entre elles décident donc d’aller enterrer symboliquement la féminité traditionnelle au cimetière d’Arlington : cortège, cercueil rempli de toutes sortes d’accessoires et d’accoutrements typiquement féminins. Sur les banderoles : « Don’t cry, resist. »

Le 8 mars, un groupe de femmes de Chicago célèbre la journée internationale en projetant un film de 1954, The Salt of the Earth (Le sel de la Terre), réalisé par Herbert Biberman avec une équipe de gens ayant été inscrits sur les listes noires d’Hollywood pendant le maccarthysme [6]. Le film raconte la grève de mineurs mexicains qui luttent pour des conditions décentes de travail et de vie. Leurs femmes se mobi-lisent et remportent la victoire malgré la résistance des hommes.

En juin, Valerie Solanas tire sur Andy Warhol. L’année précédente, elle avait écrit le SCUM Manifesto (SCUM : Society for Cutting up Men, ce qui en gros pourrait se traduire par Association pour castrer les hommes, mais qui est parfois plus pudiquement traduit par Association pour tailler les hommes en pièces !). Ti-Grace Atkinson la soutient publiquement, ce qui fait scandale à NOW.

À l’automne, en réaction au féminisme libéral de NOW, Ti-Grace Atkinson fonde le mouvement du 17 octobre, qui sera connu plus tard sous le nom de The Feminists. Les femmes de ce groupe se réclament désormais non plus du mouvement des femmes, mais du féminisme radical. En 1968 également, à New York, naît WITCH (Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell, Conspiration terroriste internationale des femmes venues de l’enfer). Ce groupe fait du théâtre de guérilla. Sa première intervention se déroule à Wall Street le jour de l’Halloween. Il y en aura bien d’autres : le jour de la Saint-Valentin de 1969, par exemple, avec des slogans incendiaires contre le mariage.

Un peu dans le même ordre d’idée, un groupe de femmes vient semer la zizanie lors de l’élection de Miss America à Atlantic City : elles couronnent une brebis et jettent dans une grande poubelle gaines, produits de maquillage, soutiens-gorge, talons hauts, etc. La presse est sur les lieux : les photos du scandale feront le tour du pays donnant ainsi un retentissement considérable à l’événement. La dérision devient une arme politique que les femmes retournent contre ceux qui continuent de ne pas les prendre au sérieux.

Cette année-là, les actions, symboliques ou non, se multiplient. Ce n’est là que le début de l’exercice d’un pouvoir de rébellion hors du contrôle des « rebelles » masculins.

Sisterhood is powerful ? Sans aucun doute.


[1« The history of mankind is a history of repeated injuries and usurpations on the part of man toward woman, having in direct object the establishment of an absolute tyranny over her. » On peut lire l’intégralité du texte à http://www.fordham.edu/halsall/mod/Senecafalls.html.

[2Lire à ce sujet un article de Joanne Boucher paru en 2003 dans New Politics et que l’on peut consulter à http://www.wpunj.edu/newpol/issue35/boucher35.html.

[3Marge Piercy, « The Grand Coolie Damn », 1969. On peut consulter l’intégralité du texte à http://www.cwluherstory.com/CWLUArchive/damn.html.

[4« A Kind of Memo », Casey Hayden et Mary King, 1965. On peut consulter le texte à http://www.cwluherstory.org/classic-feminist-writings/a-kind-of-memo-2.html.

[5« Black Women in Poverty », 1968, à consulter à http://www.cwluherstory.com/CWLUArchive/blackwomen.html.

[6Ce film est libre de droits d’auteur. On peut le visionner à http://www.archive.org/details/salt_of_the_earth.

Thèmes de recherche Féminisme, Mémoire des luttes, Etats-Unis
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