Dossier : Les classes dominantes au

Dossier : Les classes dominantes au Québec

Quand le privé contrôle les infrastructures

Les firmes de génie-conseil

Jean-François Landry

Au cours des derniers mois, les firmes de génie-conseil québécoises ont fait les manchettes. Ce fleuron du Québec Inc., qui exporte son expertise partout dans le monde, fait toutefois principalement parler de lui en raison d’histoires de copinage avec des élus pour l’attribution de contrats sans appel d’offres. Cet état de fait n’est pas étonnant lorsqu’on remarque l’importance que ces contrats ont prise ces dernières années. Les firmes de génie-conseil sont partout. Les noms des plus grosses firmes sont connus : SNC-Lavallin, Roche, Axor, Dessau, BPR, GENIVAR, etc. Il s’agit là des principales entreprises, qui raflent la majorité des contrats d’infrastructures au Québec.

La déferlante des fusions et des acquisitions

Le secteur a connu une grande vague de fusions et d’acquisitions au cours de la dernière décennie. Depuis l’an 2000, les firmes québécoises de génie-conseil sont passées de 107 à 52. Au cours de la même période, le nombre d’employés a bondi, passant de moins de 8 770 à plus de 21 480 [1]. Le jeu des fusions et des acquisitions a entraîné une concentration des employés dans un très petit nombre d’entreprises. Ainsi, sur les 52 firmes que compte actuellement le Québec, 10 d’entre elles embauchent plus de 83 % des employés du secteur.

Cette concentration, de plus en plus grande, les entreprises la justifient, évidemment, par la nécessité de rester compétitifs au niveau mondial. Non contentes d’être en nombre toujours plus restreint, ce qui leur permet de dominer le secteur, les firmes de génie-conseil se répartissent en plus le travail en créant des consortiums. Il est donc maintenant fréquent de voir des firmes de génie concurrentes s’allier pour des projets spécifiques, arguant qu’elles rassemblent ainsi une expertise plus grande et sont donc en mesure de répondre plus facilement aux exigences des grands projets d’infrastructures. Il ne faut pas perdre de vue que plus un projet d’infrastructures coûte cher, plus il est payant pour les firmes de génie-conseil. Or, ce sont les firmes qui font habituellement l’estimation des coûts dudit projet. Elles sont donc en position de force pour tirer un maximum de profit de leur entreprise.

Le renoncement du public

Comment en sommes-nous arrivés là  ? Depuis plusieurs années, les municipalités et les gouvernements ont en partie confié la planification et la surveillance des chantiers aux firmes de génie-conseil. Ce faisant, ils se sont retrouvés dépendants de l’expertise du secteur privé. Une fois les mains attachées, sans spécialistes à l’interne pour encadrer adéquatement les projets et offrir une contre-expertise, les organismes publics s’en remettent aux firmes de génie-conseil pour mener à leur place leurs chantiers. Les firmes de génie-conseil ont donc investi le domaine public. La frontière entre les entreprises de génie-conseil et l’État est à certains endroits si ténue qu’on la croirait inexistante. Les firmes sont impliquées dès l’élaboration des appels d’offres et jusqu’à la supervision des chantiers. Les firmes de génie-conseil offrent leurs services, parfois même dans le démarchage auprès des élus, bien qu’elles ne soient pas inscrites au registre des lobbyistes.

Particulièrement préoccupante dans les petites villes, cette situation est aussi présente dans les villes plus importantes, par exemple Laval qui confie aux grandes firmes de génie-conseil la responsabilité de préparer, de gérer et d’encadrer tous ses chantiers de construction. La Ville de Laval n’a aucun système en place pour savoir combien de contrats sont accordés aux firmes d’ingénieurs ni quel est le montant total que ces entreprises récoltent chaque année. Les élus n’ont donc aucune vue d’ensemble des contrats accordés ni de l’implication réelle du privé dans le processus d’octroi des contrats [2]. La domination du génie-conseil sur les travaux d’infrastructures ne se cantonne pas au niveau municipal. Le ministère des Transports donne aussi l’exemple en confiant de plus en plus l’élaboration même des projets aux entreprises de génie-conseil.

Des affaires à la politique : allers et retours

L’actuel ministre des Transports, Sam Hamad, est d’ailleurs lui-même issu du milieu du génie-conseil, où, jusqu’à son élection en 2003, il occupait le poste de vice-président de la firme Roche. Il n’est évidemment pas le seul à faire le pont entre la politique et le génie-conseil. L’actualité des derniers mois est parsemée d’exemples de liens à l’éthique douteuse entre les firmes de génie-conseil et le monde politique. Que l’on pense à l’ancien président du comité exécutif de la Ville de Montréal, Frank Zampino, passé chez Dessau juste avant le scandale des compteurs d’eau impliquant la dite compagnie. Les liens des firmes de génie avec le monde politique ont aussi été mis en évidence en août 2010, lorsque la firme Axor plaidait coupable à une accusation de 40 contributions politiques illégales, par l’utilisation de prête-noms, pour un montant total de 152 500 $.

Les grandes firmes de génie-conseil, fleuron du Québec Inc, ont actuellement la mainmise sur les projets d’infrastructures au Québec. En diminuant le nombre de joueurs et en créant des consortiums pour préparer des soumissions sur les appels d’offres, elles s’assurent une place dans les projets, s’autorisent des dépassements de coûts, encaissent des profits plus importants et deviennent un bassin de recrutement pour nouveaux politiciens ou un lieu de réorientation de carrières pour les plus anciens.

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