Dans le sommeil de nos os

No 19 - avril / mai 2007

Albert Parsons et l’origine de la fête du 1er mai

Dans le sommeil de nos os

par Richard Saint-Pierre

Richard Saint-Pierre

Même si les sources troubles de la « Fête » du 1er mai sont de moins en moins évoquées par les organisateurs des manifestations traîne pieds qui en font encore la commémoration à chaque année, on peut présumer qu’il reste quand même du monde pour savoir qu’aux origines de cette commémoration, il y a eu un mouvement lié à la réduction du temps de travail, et que cette lutte a mené à l’emprisonnement ou à l’exécution de ses principaux meneurs. Néanmoins, puisqu’on ne se fend pas trop pour les « détails » de l’histoire du mouvement ouvrier en cette ère du citoyennisme petit-bourgeois, replongeons-nous dans la tourmente de ce premier 1er mai, celui de 1886. Pour mieux comprendre tant les tenants et les aboutissants de l’affaire que les motivations et le vécu des hommes et des femmes qui l’ont marquée, il me semble intéressant de revenir rapidement autant sur les faits que sur le parcours hors de l’ordinaire de l’un de ses principaux animateurs, Albert Parsons.

Chicago, 1er mai 1886. La journée avait été désignée par les faibles organisations ouvrières de l’époque comme une journée de lutte importante dans la campagne pour les 8-8-8 : huit heures de travail, huit heures de « vie » et huit heures de sommeil. L’objectif des 3 x 8 était ambitieux dans un contexte où la journée habituelle de travail était alors souvent de 12 heures, quand ce n’était pas davantage, et cela cinq ou six jours par semaine. De plus, même si les premières revendications à cet effet dataient déjà de 50 ans, cette grève traduisait un changement significatif dans la conscience ouvrière. Plus qu’une réaction défensive à des coupures dans les conditions de travail comme lors des grandes grèves du passé, le 1er mai 1886 se voulait une offensive prolétarienne pour réaliser un changement positif à la condition ouvrière ; une affirmation sociale vue par ses minorités radicales comme un pas vers son émancipation éventuelle.

Le matin du samedi, 1er mai 1886 donc, le soleil du printemps était au rendez-vous et réchauffait la foule de dizaines de milliers de prolos et leurs familles de Chicago - le centre ouvrier le plus radical - s’apprêtant à prendre la rue pour soutenir leurs revendications. Malgré l’atmosphère chargée causée par la présence massive de policiers, de tireurs embusqués sur les toits, de Pinkertons [1] et de 1350 soldats de la Garde nationale entourant et menaçant le cortège, la manifestation se déroule dans le calme et se termine par un rassemblement et des prises de parole sur les rives du Lac Michigan. Les discours qui y sont prononcés dans plusieurs langues différentes (ce n’était pas de l’accommodement raisonnable mais bien de l’internationalisme prolétarien), sont remplis d’enthousiasme. La joie et l’optimisme étaient de mise car plusieurs employeurs de Chicago avaient déjà cédé et 45 000 salariées, dont 35 000 prolos des abattoirs [2], avaient déjà eu gain de cause et parce que dès le lundi suivant, des centaines de milliers de salariées allaient se mettre en grève à la grandeur des États-Unis pour renforcer et étendre le mouvement. Du côté des patrons, c’est l’inquiétude qui domine et les réunions se multiplient dans les hôtels chics de la ville.

Le lundi matin, 3 mai, la grève est effectivement solide et paralyse le port, le chemin de fer et de nombreuses usines de la ville. Mais des grévistes des 3 x 8, venus soutenir les 1400 prolos lockoutés à la McCormick Harvester Works depuis quelques mois, se feront tirer dessus par un contingent de 200 policiers. Six grévistes sont tués, de nombreux autres blessés. Un appel sera lancé pour un rassemblement de protestation le mardi soir au Haymarket Square. Toute la journée du 4 mai, les policiers et les Pinkertons continueront leurs attaques contre des piquets de grève dans divers endroits de la ville. Le soir, quelque 3000 personnes sont rassemblées au Haymarket pour y entendre des discours, dont celui d’un de leurs dirigeants, Albert Parsons. Celui-ci, ne prévoyant pas d’incidents, s’était déplacé avec sa famille et était reparti avec elle vers 22h00, sitôt après avoir pris la parole. Alors qu’il ne restait plus qu’un millier de personnes sur la place, environ 180 policiers, sous les ordres de leur capitaine John « le matraqueur » Bonfield, ont tenté de disperser la foule. Une bombe tomba à ce moment dans les rangs policiers qui se mirent à tirer aveuglément sur la foule. Bilan : huit policiers tués et une soixantaine blessés ; un nombre indéterminé de morts chez les manifestantes, et plus de 200 blessées. L’auteur de l’attentat ne sera jamais connu. La police affirma que l’attentat était l’œuvre des anarchistes alors que Parsons et la vaste majorité des travailleurs et des travailleuses y virent l’œuvre probable d’un Pinkerton, d’un agent provocateur.

Mais en vérité, il importait peu aux capitalistes de savoir qui avait effectivement lancé la bombe. Des accusations seront portées, un procès intenté. Parsons sera condamné, tout comme sept autres de ses camarades, non pas pour avoir lancé une bombe, mais pour avoir contribué à créer un climat encourageant des attentats de la sorte. La leur était la pire des conspirations : vouloir alléger la souffrance. Un tel crime méritait un châtiment terrible. Parsons et trois autres innocents seront pendus, un se suicidera en prison, les trois autres passeront de longues années en détention. Au moment de mourir, l’ouvrier tapissier August Spies déclara : « Le jour viendra où notre silence sera plus puissant que les voix que vous étranglez aujourd’hui. » En effet.

Revenons à Parsons, pourquoi diable vouloir à tout prix parler de lui en particulier ? Il s’avère que l’ouvrier imprimeur, le futur martyr, l’ouvrier révolutionnaire, l’internationaliste qui aimait d’un amour fou sa belle compagne et camarade Lucy, une femme noire, avait vingt ans plus tôt combattu loyalement, et ce, durant quatre ans, dans les rangs de l’armée sudiste pour défendre la Confédération et l’esclavage ! La fin de la guerre et le constat des injustices liées à la reconstruction du Sud lui avaient fait l’effet d’une opération de la cataracte : il voyait les choses différemment et il agirait différemment, avec dévouement et conséquence, jusqu’à ce que le système capitaliste en vienne à l’assassiner.

Albert Parsons, le confédéré devenu dirigeant ouvrier ? C’est ainsi que les crises sociales importantes peuvent agir sur la conscience des hommes et des femmes. Les préjugés et les certitudes d’hier étant ébranlés, la conscience de classe peut éclore là où on s’y attend le moins. L’incrédulité devant une telle conversion est d’autant plus grande lorsque l’on a une conception idéaliste des luttes et des personnes qui les mènent ; une conception souvent plus proche du mythe du péché originel chrétien que des conditions matérielles et sociales déterminant généralement la prise de conscience.

Sur le chemin qui le mènera à son destin à Chicago, il deviendra un défenseur de la cause des noires, prenant même deux balles dans la peau pour cette raison au Texas. Parsons, Spies, Engel, Fisher, Ling, Fielden, Fischer, Schwab, c’étaient des types bien. On me fera sans doute observer que c’était aussi des anarchistes. Cela est bien vrai et cela n’empêchera pourtant pas les marxistes de les défendre et de les honorer. En 1889, c’est le Congrès de la Deuxième Internationale Socialiste qui déclarera le 1er mai journée internationale de revendications des travailleurs et des travailleuses en l’honneur du combat pour les 3 x 8 qu’ils et elles ont mené. La prochaine fois qu’un membre du service d’ordre syndical vous dira que les anarchistes et les marxistes n’ont pas d’affaire à participer à la manif du 1er mai, vous saurez quoi lui répondre…

En novembre 1886, Éleanor Marx, la fille de Karl Marx et une militante reconnue du mouvement ouvrier britannique était alors en tournée aux États-Unis et se trouvait à Chicago. Malgré les menaces proférées à son endroit par les principaux quotidiens de la ville (il fallait la pendre…), elle visita les ouvriers condamnés dans leur geôle. Le même soir, elle prononça un discours devant des milliers de personnes qu’elle termina en citant ce que son père avait écrit au sujet des assassins du Paris de la Commune une quinzaine d’années plus tôt : « Ses exterminateurs, l’histoire les a déjà cloués à un pilori éternel, et toutes les prières de leurs prêtres n’arriveront pas à les en libérer. »

Cent vingt ans plus tard, le temps de travail a recommencé à augmenter, le capitalisme a étendu la pourriture des abattoirs de Chicago jusqu’à l’air que l’on respire et à l’eau que l’on boit, l’exploitation et l’oppression s’exercent maintenant jusqu’aux confins de la planète. Le temps n’est-il pas venu de reconstituer la grande armée des Parsons et des Spies, la grande armée du travail ?


[1Des détectives et des gardes de sécurité privés, notoires à la fin du XIXe siècle pour leur rôle dans la répression sanglante de plusieurs conflits ouvriers.

[2Quarante années plus tard, le grand écrivain socialiste américain Upton Sinclair traitera des abattoirs de Chicago dans son célèbre roman La jungle. Les conditions de travail et d’hygiène dans les abattoirs de Chicago étaient tellement inhumaines que même le président Theodore Roosevelt avoua avoir eu la nausée lors de la lecture du roman. La publication du livre et la polémique qui s’ensuivit le forceront à promulguer le Meat Inspection Act en 1906.

Thèmes de recherche Mémoire des luttes
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