Dossier : L’utopie a-t-elle un (…)

Dossier : L’utopie a-t-elle un avenir ?

Utopies, liberté et négativité

« Soyons réalistes, exigeons l’impossible »

Ricardo Peñafiel

Cet oxymoron, juxtaposant dans le même énoncé deux termes contradictoires, qu’on pouvait lire sur les murs de Mai 68, répond implicitement au dénigrement des utopies en tant que «  pures spéculations  », projections imaginaires dans des mondes impossibles. Plutôt que de renier le caractère imaginaire des utopies («  l’imagination au pouvoir  !  »), il en exalte le plus haut degré de « réalisme  ». De fait, les utopies ne sont rien d’autre que des projections imaginaires. Mais ces projections ne sont pas que des « vues de l’esprit  ». Elles nous permettent de voir «  sous les pavés, la plage  » ; elles sont précisément ce par quoi le «  réel  » se dévoile tel qu’il «  est  » (contingent) plutôt que comme il «  paraît  » (apodictique). Et sans cette mise à distance de l’apparente naturalité, fatalité ou inéluctabilité des rapports sociaux «  réellement existants  », aucun dépassement de ceux-ci n’est possible.

Les utopies : plus réelles que le réel

Ce qui apparaît alors comme «  irréaliste  », comme pure aliénation, c’est de croire que les institutions sociales dans lesquelles nous vivons sont le degré ultime de la réalité. C’est de penser qu’au-delà du salariat, du patriarcat, de l’industrialisation effrénée, de la marchandisation de l’humain et de la nature, de la financiarisation des relations sociales, etc., il n’y aurait aucune autre forme d’organisation sociale possible.

En 1516, lorsque Thomas More écrit L’Utopie, un monde où les gouvernants seraient redevables devant le peuple et agiraient en fonction du «  bien commun  » (plutôt que de leurs intérêts patrimoniaux) apparaissait «  inimaginable  ». Être «  réaliste  », se satisfaire des «  occasions  » offertes par et dans le système politique et socioéconomique [1] , cela aurait voulu dire ne jamais même penser que la démocratie puisse un jour devenir la norme de la vie sociale. Par sa projection dans un monde imaginaire, dans un non-lieu (ou-topia), un espace du bien (eu-topia), More met en évidence l’absurdité, ou le caractère inacceptable, de ce qui se présentait comme naturel, normal, «  réaliste  », voire même souhaitable.

On se demande alors quelle position est la plus réaliste : celle qui réifie (prend pour réel, naturel ou objectif) un système socialement constitué ou celle qui, pleinement consciente du caractère contingent et donc altérable de la « polis  » (cité, État, organisation sociopolitique), cherche à dépasser une situation en imaginant de nouvelles organisations possibles  ?

Les utopies doivent être utopiques…

Il serait toujours possible d’argumenter, pour soutenir le «  réalisme » de l’utopie de Saint Thomas More, que les utopiens, ce peuple imaginaire – qui ne connaît pas la propriété privée et dont les dirigeants sont soumis à la souveraineté populaire – existait bel et bien dans les Sociétés contre l’État – décrites par l’anthropologue Pierre Clastres – peuplant une grande partie des Amériques au moment où More écrit sa «  fiction  ». Mais la fonction et l’efficacité de l’utopie ne dépendent pas de son existence réelle.

Au contraire, la volonté de vérité ou de réalité menace l’utopie d’auto-destitution. En cherchant à se «  réaliser  », les utopies risquent de devenir des idéo-logies [2] ; en cessant d’être des histoires pour devenir l’Histoire, les utopies risquent de soumettre la réalité protéiforme, qu’elles tendent à libérer, à la loi unique et totalitaire (ou du moins totalisante) de l’Idée. Le meilleur des mondes possibles n’écrase-t-il pas la liberté au nom d’un bonheur préfabriqué qui exècre tout ce qui le remet en question  ?

Mais il ne faudrait pas conclure de ces remarques que toute utopie, se transformant en idéologie politique, serait inéluctablement condamnée au totalitarisme. N’est-ce pas là l’adage des appareils idéologiques d’État qui, d’une main, dénigrent les utopies comme «  pures chimères  » et, de l’autre, condamnent les idéologies (utopies en actes) comme des hydres, trop réelles, qu’il vaudrait mieux garder dans l’imaginaire, du fait de leurs dangers totali­taires  ? Dans les deux cas, l’enjeu est de conjurer les menaces que ces imaginaires politiques font planer sur l’ordre établi.

La force «  désagrégeante  » et « reconfigurante  » de la négativité

Cette menace que l’utopie représente pour l’ordre établi est celle de la négativité  : cet « excès de sens  » qui empêche un ordre symbolique de s’objectiver, en montrant que la « réalité  » le déborde de part en part, en montrant que les mots ne sont pas identiques aux choses, que la propriété c’est le vol, que le travail n’est pas la santé, que les moutons mangent les hommes… En contrastant ce qui est (positivité) par rapport à ce qui pourrait être (négativité), en se projetant dans une terre sans mal, dans un ailleurs libéré des contraintes sociales oppressantes, l’utopie permet non seulement de mettre en exergue le caractère contingent (artificiel, conventionnel, socialement construit) et inacceptable de ces contraintes, elle permet aussi de donner un sens et une cohérence à une série de frustrations et de désirs qui, autrement, ne produiraient que des révoltes éparses.

Par contre, si elle parvenait à se «  réaliser » au pied de la lettre, l’utopie cesserait d’être (négative ou utopique), elle changerait de nature au point de devenir l’inverse de ce qu’elle est. Plutôt que de libérer les forces « désagrégeantes  » et «  reconfigurantes  » de la négativité, elle tendrait à les contraindre à entrer dans le moule étroit d’un monde « apaisé  », sans contradictions, sans conflits, sans histoire, sans politique, sans liberté [3] .

Car heureusement, le monde (la réalité) n’est pas aussi cohérent et harmonieux que le phantasme de la société idéelle. Cette simplification des rapports sociaux est sans doute nécessaire pour donner au social une image unifiée de lui-même et pour entreprendre, à partir de cette volonté commune, une lutte pour le dépassement des structures oppressantes. Par contre, cette énergie sociale canalisée par la force symbolique de l’utopie doit rester ce qu’elle est, c’est-à-dire une surface d’inscription ou un horizon (de lutte) qui, certes, s’éloigne à chaque pas mais qui n’oriente pas moins l’action collective.


[1Le contexte historique de L’Utopie correspond à la naissance du capitalisme par la «  privatisation » des terres communales, via le mouvement des enclosures, chassant de leurs terres les paysans pour les remplacer par des moutons : «  ces bêtes, si douces, si sobres partout ailleurs, sont chez vous tellement voraces et féroces qu’elles mangent même les hommes, et dépeuplent les campagnes, les maisons et les villages  » (More, L’Utopie).

[2Nous parlons d’idéo-logies dans le sens entendu par Hannah Arendt dans Le système totalitaire, c’est-à-dire en tant que logique totalisante de l’idée ou prétention à appliquer une idéologie de manière tout aussi cohérente que son exposition. Mouvement d’enfermement tautologique d’une pensée réduisant le monde à une logique mécanique découlant d’un principe unique connaissable et connu.

[3L’opposition que Friedrich Engels cherche à établir entre Socialisme utopique et Socialisme scientifique, par exemple, essaie d’hégémoniser l’ensemble des luttes de l’époque au nom de la plus grande Vérité, concrétude ou scientificité du marxisme. Par contre cette prétention à la vérité – scientiste, mécaniciste ou dogmatique, plus que scientifique (critique) – fait en sorte que les concepts de l’entendement (l’Idée, pourrait-on dire, pour exagérer le paradoxe du matérialisme historique) deviennent plus vrais que le réel et que se développent des concepts comme les intérêts objectifs de classe ou la fausse conscience, méprisant les formes d’auto­constitution de la «  conscience de classe » surdéterminant l’existence même de la classe, comme le montre Tompson, dans La Formation de la classe ouvrière anglaise.

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