Rwanda, l’histoire secrète

No 14 - avril / mai 2006

Abdul Joshua Ruzibiza

Rwanda, l’histoire secrète

lu par Julien Élie

Julien Elie

Abdul Joshua Ruzibiza, Rwanda, l’histoire secrète, Paris, Panama, 2005

C’est pour quand, le procès ?

Le génocide rwandais nous renvoie sans contredit l’image la plus laide de l’espèce humaine. Si certains ont essayé, plus souvent qu’autrement sans réelle répercussion, d’éclairer avec justesse le drame et démontrer que plusieurs des responsables des massacres sont non seulement en liberté, mais aussi élus démocratiquement et membres d’un gouvernement avec siège à l’ONU, le livre du lieutenant Abdul Joshua Ruzibiza était presque inespéré. Très vite on condamna, et avec raison, les membres du Hutu Power pour le génocide des centaines de milliers de Tutsis. On préféra aussi oublier que pendant et même avant le début des massacres, le Rwanda était plongé dans une guerre civile. Des exilés tutsis, sous la bannière du Front patriotique rwandais (FPR) dirigé par le général Paul Kagamé, voulant mettre fin au régime du président Juvénal Habyarimana et à la répression que subissait la minorité tutsie, attaquaient, depuis le maquis longeant la frontière ougandaise, les troupes de l’armée nationale du Rwanda. Depuis la fin du génocide et la prise du pouvoir par le FPR, des opposant politiques ont sans cesse rappelé les horreurs commises par les troupes de Kagamé. Or, le général avait jusqu’à maintenant joui d’un appui inconditionnel de la communauté internationale. Quiconque osait dénoncer l’implication du FPR dans des massacres était traité de négationniste (du génocide des Tutsis). La logique est implacable. Il ne pouvait y avoir qu’un groupe de salauds et donc qu’un groupe de victimes. Malheureusement pour les Gil Courtemanche, Dominique Payette et autres amoureux de belles histoires, la vérité est tout autre. Encore plus dur pour les amis du FPR, cette fois la critique sans faille, minutieuse et courageuse vient de l’intérieur du FPR. Pire encore, le cri est celui d’un homme fort du régime, d’un officier, fidèle allié de Kagamé à l’époque. Et cette fois, on ne pourra sûrement pas accuser le messager de connivence avec les génocidaires hutus. Le lieutenant Abdul Ruzibiza est non seulement Tutsi, mais sa famille au grand complet a péri sous le coup des machettes des ignobles interhamwe, ces bandes meurtrières entraînées pour décimer la population tutsie.

Ruzibiza va surtout beaucoup plus loin que la plupart des opposants de Kagamé. Généralement, on s’entendait pour dire que les atrocités commises par les forces du FPR ne pouvaient, sur l’échelle de la barbarie, être comparées à celles commises par le Hutu Power. Bien qu’il ne s’agissait pas de simples vengeances, on ne pouvait parler de double génocide (celui des Tutsis versus celui des Hutus). Seuls des gens favorables aux génocidaires hutus osaient mettre sur un pied d’égalité ces crimes honteux. Mais comme un coup de massue dans le camp Kagamé, Ruzibiza annonce en début de livre : « J’affirme sans réserve que les exactions infligées aux Hutus par les militaires de l’Armée patriotique rwandaise [branche armée du FPR] constituent un génocide. Mes collègues et moi, nous le confirmons parce que nous l’avons vu de nos propres yeux. »

Ce qui fait la force du bouquin du lieutenant Ruzibiza, ce sont justement les faits rapportés avec exactitude par l’auteur. Il décrit avec moult détails les débuts dans le maquis, depuis la formation du FPR jusqu’à la prise du pouvoir de Kigali en juillet 1994. Quand Kagamé réclamait la tête d’un tel ou le massacre d’un village, Ruzibiza écoutait les ordres, et surtout prenait des notes. Chaque étape est relatée avec citations à l’appui, chaque mouvement de troupes est expliqué avec le nom du commandant en charge et le nombre de victimes.
Un autre mythe, prisé par les défenseurs du FPR, vole en éclat avec les révélations de l’auteur : celui selon lequel les troupes du FPR avaient pour objectif non pas seulement le renversement du régime Habyarimana mais en premier lieu la protection des civils, les populations tutsies victime du génocide. Non seulement cela est faux, comme plusieurs s’en doutaient, mais plus effrayant encore « les Tutsis jouaient le rôle d’otages pour les agressions du FPR […], les représailles contre eux servaient bien la cause. » Avec preuves et témoignages à l’appui, l’auteur nous explique comment le chaos créé par le génocide servaient les dessins de Kagamé : « Plusieurs exemples sont là pour prouver comment le FPR multipliait les attaques afin d’inciter les populations à s’en prendre aux Tutsis. » Les calculs de Kagamé, selon les conclusions de l’auteur, sont d’une simplicité à glacer le sang : plus les Tutsis périront dans les massacres, plus la venue du FPR sera souhaitable pour la communauté internationale.

À ce sujet, le passage sur l’attentant contre l’avion du président Habyarimana est probablement le plus attendu et le plus convaincant. Contrairement à la croyance populaire qui voulait que l’attentat ait été commis par des membres du Hutu Power (cette hypothèse voulait que des extrémistes hutus aient abattu l’avion pour faire croire à une attaque du FPR et déclencher les foudres des populations), plusieurs clamaient haut et fort que les assassins du président ne pouvaient être que les hommes de Kagamé. Grâce au livre de Ruzibiza, qui était aux premières loges, on a droit à une description méthodique et haletante de l’attentat qui mena à la mort du président Habyarimana. C’est d’autant plus effrayant de confirmer la culpabilité de Kagamé dans ce crime que, comme l’auteur du livre le souligne, toutes les personnes bien informées savaient depuis des mois que des miliciens hutus s’entraînaient dans le but d’exécuter la minorité tutsie, avec listes de noms par rue et maisons à l’appui. Kagamé avait-il conscience qu’en abattant l’avion, un génocide se déclencherait dans les heures suivantes ? Bien sûr. Car comme ce livre nous le démontre de la première à la dernière page, le général Kagamé est un homme politique cruel qui n’avait qu’un objectif en tête, quitte à ce que ses frères et sœurs tutsis en paient le prix : celui de prendre le pouvoir à Kigali. On sait depuis que l’objectif était encore plus grand et plus sinistre.

Écrit parfois schématiquement (l’auteur est un militaire, rappelons-le), avec un canevas qui peut devenir lassant par moment, Rwanda, l’histoire secrète n’en reste pas moins un document de premier plan, essentiel et surtout courageux, peut-être le plus important sur l’histoire récente du Rwanda, attendu par certains et craint par d’autres. Ceux-là même qu’on entendra étonnamment un peu moins souvent à l’avenir. Et ça, c’est déjà une petite victoire.

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