Révolution et Guerre civile

No 15 - été 2006

Espagne 1936-1939

Révolution et Guerre civile

par Louis Gill

Louis Gill

Il y a soixante-dix ans, le 18 juillet 1936, éclatait en Espagne une insurrection militaire dirigée par le général Francisco Franco, dont l’objectif était de renverser le gouvernement républicain démocratiquement élu cinq mois plus tôt, le 16 février, et d’écraser la révolution sociale en marche depuis lors. C’était le début d’une guerre civile qui allait durer près de trois ans, jusqu’en mars 1939, faire près d’un million de morts et se solder par la victoire de Franco et l’instauration d’une dictature qui a étouffé le pays pendant trente-six ans, jusqu’en 1975. La guerre civile espagnole a eu une importance majeure dans la politique mondiale du 20e siècle. Le soixante-dixième anniversaire de son déclenchement est l’occasion d’en rappeler les traits saillants et d’en dégager les enseignements.

Un coup d’œil sur l’histoire

Rappelons d’abord que l’Espagne du début du 20e siècle était une société semi-coloniale et sous-industrialisée toujours dominée par des structures autoritaires et hiérarchiques héritées du féodalisme, sous l’emprise de la monarchie, de l’Église catholique et de l’Armée. Proclamée en 1873, la première République espagnole avait été renversée dès l’année suivante et la monarchie, alors restaurée, devait survivre jusqu’en 1931 grâce à l’appui, de 1923 à 1930, de la dictature militaire du général Miguel Primo de Rivera, venue à sa rescousse devant une agitation sociale de plus en plus menaçante. Mais cette dictature tombait à son tour sous le poids d’un puissant mouvement de grèves ouvrières, de soulèvements paysans et de protestations étudiantes entraînant dans leur sillage de larges secteurs de la population, dont l’aboutissement a été la proclamation de la deuxième République en 1931.

Les cinq années suivantes furent marquées par une suite ininterrompue d’affrontements (grèves générales et insurrections armées suivies d’une féroce répression) entre les défenseurs de la république qui ont exercé le pouvoir au cours des deux premières années et les partisans du retour à la monarchie qui les ont succédé, procédant alors à la mise en pièces des réformes démocratiques réalisées. Le rappel de ces faits permet de comprendre que la guerre civile qui a débuté en 1936 n’avait rien d’un acte spontané, mais plongeait ses racines dans des intérêts inconciliables au sein de la société, lesquels avaient donné lieu depuis des décennies à une lutte sans merci entre le passé et l’avenir, entre les forces du progrès et celles de la réaction.

Aussi, lorsqu’une coalition républicaine de Front populaire, chargée des immenses aspirations d’émancipation de la population travailleuse, fut portée au pouvoir en février 1936, on pouvait s’attendre à ce que la réaction monarchiste n’accepte pas sans mot dire d’être jetée aux poubelles de l’histoire. On pouvait s’attendre aussi à ce que, dès le moment où elle passerait à l’attaque, ses alliés étrangers viennent à sa rescousse. Et, effectivement, dès le lendemain de l’insurrection militaire du 18 juillet, le camp franquiste a pu compter sur une aide militaire massive de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, ainsi que des intérêts économiques et financiers internationaux. Par contre, les « démocraties » européennes voisines qu’étaient la Grande-Bretagne et la France ont refusé de venir au secours du gouvernement républicain légitime que le putsch militaire franquiste tentait de renverser. Pourquoi ce refus ? Parce que le peuple espagnol ne s’était pas uniquement dressé contre Franco mais qu’il avait, dans son mouvement pour faire échec à l’insurrection militaire, entrepris une transformation de fond en comble de la société : les paysans avaient saisi les terres, les syndicats avaient pris le contrôle de nombreuses usines, des moyens de transport et de communications. Il va sans dire que les puissances capitalistes étaient d’abord préoccupées par la sauvegarde de leurs intérêts et que, selon toute évidence, l’instauration d’un régime militaire constituait à leurs yeux une meilleure garantie de leurs investissements en Espagne.

Seule l’Union soviétique, avec quatre mois de retard, est finalement intervenue en défense de l’Espagne républicaine, poussée à le faire d’abord et avant tout par ses intérêts stratégiques en prévision de la guerre mondiale qui se préparait, mais aussi par la menace que représentait la révolution sociale en marche en Espagne, pour ce régime où la révolution avait d’ores et déjà été étranglée par Staline. Dès lors, la guerre civile au sein de laquelle fleurissait la révolution sociale n’eut plus rien à voir avec une simple guerre entre Espagnols de deux camps opposés, républicains et monarchistes, mais se transforma en terrain d’affrontement entre grandes puissances militaires et champ d’expérimentation de leurs nouvelles armes et techniques de guerre en vue de l’affrontement majeur qui pointait à l’horizon, et en enjeu de la révolution socialiste mondiale.

Armer la république pour désarmer la révolution

En intervenant en Espagne sous le mot d’ordre de la « lutte antifasciste » et de la défense de la république bourgeoise, l’URSS armait la république espagnole tout en désarmant la révolution, et elle déployait à cet égard tous les moyens répressifs qui avaient jusqu’alors été utilisés chez elle par la terreur stalinienne. Elle faisait table rase des avancées révolutionnaires, directement et par l’intermédiaire des exécuteurs de ses ordres, le Parti communiste espagnol (PCE) et le Parti socialiste unifié de Catalogne (PSUC), et pourchassait et liquidait les militants qui avaient été à leur origine, principalement les membres de la Confédération nationale du travail (CNT), anarcho-syndicaliste, et du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), petit parti antistalinien accusé de « trotskysme ». La justification officielle de ces actes était la nécessité de ne viser qu’un seul objectif, celui de gagner la guerre, et, à cette fin, d’en finir avec le « chaos révolutionnaire ». Quiconque, dans cette perspective, tenterait de transformer la guerre civile en révolution sociale ferait le jeu des fascistes et serait de facto un traître. Il va sans dire que cette politique ne pouvait qu’avoir des effets stratégiques négatifs sur la conduite de la guerre elle-même, dans laquelle les milices anarchistes et poumistes occupaient une place importante, mais étaient systématiquement privées des armes fournies par l’Union soviétique et distribuées par le PCE et le PSUC.

Les émeutes de mai 1937 à Barcelone, déclenchées par une provocation de la police dirigée par le PSUC, mais dont la responsabilité a été faussement attribuée au POUM par les autorités staliniennes, ont été un point tournant de l’organisation de la répression et de l’achèvement de la liquidation des réalisations de la révolution sociale. Fait paradoxal s’il en est, la CNT, qui par principe rejetait toute forme d’État et toute participation à un gouvernement, s’était jointe au gouvernement en avril 1937 en dépit du fait que ses militants étaient l’objet d’une intense persécution par ce gouvernement et que les réalisations auxquelles elle avait apporté une contribution majeure étaient mises en pièces par lui ; elle y est demeurée jusqu’à la fin de la guerre civile, en mars 1939. Le POUM quant à lui avait été exclu de la Junte de défense de Madrid et du Conseil de la Généralité de Catalogne (nom que porte le gouvernement en Catalogne) à la fin de 1936, à la suite d’injonctions dictées personnellement par l’ambassadeur de l’URSS, Marcel Rosenberg, et le consul à Barcelone, Vladimir Antonov-Ovssenko.

La victoire sur la révolution allait-elle permettre de mieux mener la guerre contre Franco ? D’ores et déjà, en mars 1938, devant la progression de l’armée franquiste et la reconnaissance officieuse de Franco par l’Angleterre et la France, la défaite semblait aussi probable qu’imminente. L’Union soviétique qui, pendant toute la guerre, avait livré ses armes au compte-gouttes au gré de l’application de ses diktats, sacrifiait maintenant définitivement l’Espagne au nom de ses intérêts propres, ceux du « pays du socialisme », et s’en désengageait progressivement dans la perspective d’une réorientation de sa politique qui l’a amenée à signer, en août 1939, son pacte germano-soviétique avec Hitler, prélude à la Deuxième Guerre mondiale.

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