Dossier : Littérature, fuite et (…)

Aux marges

Regards spéculatifs sur la société

Dossier : Littérature, fuite et résistance

Christian Brouillard

Posant notre regard sur l’époque actuelle, traversée d’incertitudes et secouée par les crises économiques, les désastres écologiques et les scandales politiques, on ne peut s’empêcher, trop souvent, d’adopter une attitude désabusée. Ce désabusement politique est largement relayé par le roman contemporain qui s’est replié, à quelques exceptions près, dans les méandres de l’intimité ou dans des fresques historiques sans véritables liens avec les temps présents. Le roman réaliste ne semble plus pouvoir saisir les sens et les possibilités enfouies dans ce réel qu’il prétend décrire. Dans cette littérature, la temporalité s’est figée dans un éternel présent : «  La prose “réaliste” se situe hors du temps ; ce qui est ancré dans le temps ne serait que pacotille [1].  » C’est sur cette « pacotille » que nous nous pencherons et, plus précisément, sur la science-fiction.

Une littérature « marginale »

Le terme même de science-fiction (SF) apparaît au moment où l’écrivain américain Hugo Gernsback forge l’expression scienti­fiction en 1911, avant de se rabattre plus simplement sur « science-fiction ». Cela dit, cette littérature avait des racines plus anciennes, car on retrouve chez des auteurs comme Voltaire ou Restif de la Bretonne des œuvres qu’on peut qualifier de science-fiction. Malgré ces filiations et sa popularité, la SF sera longtemps perçue comme une littérature de faible qualité et excentrique, paralittéraire comme on la qualifie souvent.

Nous poserons, ici, une hypothèse : c’est le caractère marginal de la SF qui permet à ce genre littéraire de poser un regard critique sur notre réalité. Certes, les principaux thèmes abordés par la SF – voyages dans l’espa­ce ou le temps, catastrophes naturelles ou technologiques, utopies et dystopies, rencontres avec des espèces extra-terrestres, univers parallèles – n’apparaissent pas du tout comme réalistes. Il faut, cependant, voir ces thèmes comme des détours utilisés par les auteurs pour mieux aborder, d’une manière critique, la réalité sociale existante.

C’est très clair si on considère les œuvres de deux précurseurs, Voltaire avec son Micro­mégas et Cyrano de Bergerac (1619-1655) avec ses Voyages à la lune. Par ailleurs, il est vrai que le milieu de la SF, dès les années 1930, s’est enfermé, en bonne partie, dans une codification du genre, axant essentiellement l’écriture sur les gadgets scientifiques, le sclérosant par le fait même. Cette sclérose n’a pu que renforcer le dédain que d’aucuns avaient envers cette littérature, occultant le fait que des jeunes (et moins jeunes) auteurs de SF ont produit, avec régularité, des œuvres qui brisaient les stéréotypes du genre tout en développant une critique sociale.

Lucidité et révoltes

Dès 1947, Robert Heinlein proposait de voir le S de la SF non pas comme Science, mais comme Spéculative. Dans cette optique, il ne s’agit plus de créer des œuvres portant uniquement sur les possibilités portées par la science mais des romans abordant les possibles en germe dans la société.

Si cette tendance s’est pleinement développée durant ces années de subversion que furent les années 1960, il faut signaler une œuvre importante et pionnière parue en 1953, Planète à gogos de F. Pohl et C. Kornbluth, dans laquelle les auteurs soumettent à une critique dévastatrice le capitalisme américain et les stratégies de publicité. C’est aussi à une critique du marketing que se livre Daniel F. Galouye dans Simulacron 3 (1964) tout en développant une vaste réflexion sur la nature de la réalité, réflexion dont on retrouve des échos autant dans les romans de Philippe Dick que dans la trilogie cinématographique La matrice.

Avec l’émergence, durant les années 1960, de la New Thing, une fraction importante de la SF se met encore plus au diapason de l’époque. Pollution, conflits raciaux, contrôle social ou violences urbaines, John Brunner aborde ces questions dans ses romans comme La ville est un échiquier, Tous à Zanzibar ou dans sans doute son œuvre la plus sombre, Le troupeau aveugle. Quant aux rapports des humains avec la machine, l’optimisme n’est pas non plus de mise, ce que développe le courant cyberpunk apparu durant les années 1980, exposant les possibles dérives des réalités virtuelles électroniques.

Faisant montre d’une lucidité implacable, quelques œuvres se tournent vers les utopies possibles et la révolte. Dans son roman Les dépossédés, Ursula le Guin nous présente une « utopie ambiguë » où sur la planète Anarres s’est développée une société libertaire alors que sa voisine, Urras, est restée capitaliste. Le caractère utopique de l’œuvre est tempéré par la description que fait l’auteur des travers bureaucratiques d’Anarres qui ont étouffé l’élan révolutionnaire initial.
On peut établir un parallèle entre cette utopie qui a échoué et la dernière œuvre que nous présenterons, le roman d’Alain Damasio, La zone du dehors. En 2084 (clin d’œil au roman de Orwell), sur Cerclon, une des lunes de Saturne, une société humaine s’est développée selon le modèle social-démocrate. L’abondance matérielle s’accompagne d’un consensus mou et d’une servitude volontaire de la population, le tout sous la haute surveillance d’un puissant ordinateur et de l’État. Rejetant ce bonheur obligatoire, un groupe entreprend d’ébranler cette domination diffuse, en se regroupant dans la Volte. Pour l’auteur, ce livre n’avait qu’un unique but : « Comprendre, en Occident, à la fin du vingtième siècle, pourquoi et comment se révolter.  » Ce qui, dans le roman tout comme dans la réalité, n’est pas si simple, car « … ça fait mal, d’être libre. »


[1Valerio Evangelisti, « La science-fiction en prise avec le monde réel », Le Monde diplomatique, août 2000.

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