Dossier : Libérer des espaces - (…)

Libérer des espaces : résister, créer, militer

Regard extérieur d’un vieux militant

Jean-Yves Joannette

Depuis 35 ans je m’implique dans les groupes populaires de défense de droits. Hier nous étions une nouveauté, aujourd’hui nous faisons partie, selon certaines définitions, de « la gauche traditionnelle ». C’est à titre de « vieux militant » que l’on m’invite ici à réfléchir. J’espère que ce dossier contribuera à renouveler le dialogue entre ceux et celles qui poursuivent la lutte dans le cadre d’organisations structurées et ceux et celles qui, dans le cadre de collectifs plus souples, cherchent à construire de nouveaux espaces.

En discutant avec des militants et militantes de ces réseaux, en visitant leurs sites Internet et en fouinant dans leur littérature, j’ai eu une impression de déjà vu. Un peu comme si ma jeunesse avait continué à vivre sans moi. Comme si l’Enfanfare avait changé de nom et qu’aujourd’hui on nomme végétaliens ceux qui hier se disaient macrobiotiques ! Je retrouve les mêmes deux courants majeurs qui s’entrecroisent à l’intérieur de ce qui se veut une grande mouvance. Celui qui développe des manières de vivre individuelles et celui qui cherche à confronter les pouvoirs établis. Bref, de vieilles odeurs de contre-culture me reviennent et je n’ose utiliser des termes trop rétro pour ce qui cherche à se définir comme éminemment nouveau. Il y aurait sûrement une recherche historique à faire sur l’évolution de l’« underground » et de son influence sur l’évolution de la pensée de la gauche. Cette recherche nous démontrerait possiblement combien « la gauche » peut être conservatrice face aux nouvelles réalités sociales. Ainsi, on se rappellera avec amertume les réactions de certaines organisations syndicales ou politiques à la montée des revendications des femmes et des homosexuels. Bref, il me semble que, malgré certaines similitudes entre la contre-culture d’hier et les réseaux de « militances contemporaines », il y a aussi de grandes différences.

Bien entendu, entre hier et aujourd’hui, l’espoir a déguerpi et la naïveté l’a suivi. Les réalités sociales se sont durcies. Paradoxalement la société, par le biais des médias, se donne l’impression d’être beaucoup plus ouverte. L’humanité semble balancer entre sa disparition et une civilisation technologique démente. Les grandes idéologies porteuses de changement ont peine à se relever dans le chaos et sont possiblement en gestation de nouveaux idéaux, de nouvelles façons de les vivre et surtout, espérons-le, de nouvelles manières de changer le monde.

Dans cette recherche de nouvelle formulation d’idéaux, il me semble encourageant de constater l’élargissement des sujets de préoccupations et des manières de vivre ces révoltes. Hier, les hippies découvraient le riz. Depuis, une critique virulente de l’industrie agroalimentaire s’est élaborée. La réflexion sur la démocratie interne me semble aussi avoir mûri. Les conditions d’appartenance à un collectif ou à un groupe semblent s’être assouplies et l’idée de groupe d’affinité me semble être un acquis. Hier, les hippies se paraient de fleurs, aujourd’hui, d’autres idéalistes lancent des bombes de graines pour faire fleurir la ville. Les formes d’intervention changent : hier l’arrivée des médias de masse a permis un renouvellement des formes d’actions directes, aujourd’hui Internet ouvre de nouvelles formes de dénonciations et de mobilisations. La vie continue et je devrais être content. Mais...

Mais j’ai grandi dans l’espoir des grands soirs et même lorsque ceux-ci sont tombés dans le noir j’ai continué à courir après les lueurs et espéré la naissance de l’aube. J’ai cru à de grands mouvements collectifs et je me retrouve émerveillé par de petits collectifs. Et je me découvre du coup déstabilisé par de profondes interrogations.

Est-ce que je suis hypercritique lorsque je me décourage de voir la conscience environnementale s’incruster dans l’acte individuel de composter plutôt que dans des combats politiques ? Est-ce que je me pose les bonnes questions lorsque je demeure perplexe devant l’adulation de l’action locale dans un contexte de mondialisation ? Est-ce que je me leurre lorsque je souhaite que des impératifs stratégiques dépassent la diversité des tactiques ?

L’implication à la carte semble favorisée dans ce type de réseau mais n’est-ce pas là une autre forme de rapport marchand ou de truc à jeter après utilisation ? J’ai l’impression que ce type d’engagement militant est simplement adapté à l’individualisme régnant. Vivons-nous, à gauche, un phénomène semblable à l’évolution récente du religieux où les individus se bricolent une spiritualité ? Et dans le fond, est-ce si néfaste que des individus se confectionnent des pensées politiques et cherchent à redéfinir le politique ? Après le siècle des Lumières, serions-nous entrés dans le siècle du stroboscope ?

Enfin, lorsque l’on me demande de jeter un regard de vieux militant sur les nouvelles réalités militantes, est-ce seulement pour mesurer l’épaisseur de mes cataractes ? Je ne sais pas où nous allons. Pour moi l’espoir, c’est qu’il y ait toujours des gens qui s’enragent, qui s’engagent et cherchent à libérer de nouveaux espaces.

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