Dossier : L’université entre (…)

Une proposition de relance

Refonder l’université

Normand Baillargeon

Je fréquente des universités depuis plus 30 ans. J’y ai été étudiant, puis étudiant-chercheur, puis chargé de cours et enfin professeur. C’est à l’université que j’ai passé la plus grande partie de ma vie. Au fil des ans, comme bien d’autres, j’ai assisté à ce qui m’est apparu, à moi aussi, comme une très substantielle mutation de cette institution qui, peu à peu, est devenue une organisation. Dans le texte qui suit, je voudrais expliquer la nature et les effets de cette mutation, ensuite proposer une voie de sortie qui m’est inspirée d’une proposition mise de l’avant il y a près d’un demi-siècle par le philosophe et universitaire libertaire Paul Goodman (1911-1972).

« Institution », « organisation » : ces mots sont empruntés à Michel Freitag. Il convient de saluer ici ce sociologue québécois qui, dès le milieu des années 1990, examinait en ces termes, de manière rigoureuse et implacable, la profonde transformation de l’université qui s’était alors amorcée. Plus et mieux que quiconque à ma connaissance, Freitag a pressenti toutes les implications de la mutation qu’il décrivait et ses prédictions, hélas, se sont largement réalisées [1]. De quoi s’est-il agi ? Pour le comprendre, rappelons d’abord ce qu’est une université.

L’idée d’université

Historiquement, une université est une corporation qui réunit des professeures et des étudiantes. Elle n’est ou du moins ne devrait être rien d’autre que cette institution où s’accomplit « la vie de l’esprit de ces êtres humains qui […] sont portés vers la recherche et l’étude » – pour reprendre les mots de von Humboldt auxquels il n’y a rien à rajouter. Une université est tout entière définie et structurée par cette ambition et par les valeurs qu’elle implique et elle n’a de sens et de raison d’être que par elles.

Mais ces valeurs entrent souvent en conflit avec celles du monde au sein duquel vit l’université et rendent problématique et souvent conflictuel son rapport à lui. Tout cela est encore exacerbé du fait que l’université est largement financée par ce monde extérieur – l’État, des citoyens, des corporations – qui a à son endroit diverses exigences dont certaines sont souvent difficilement compatibles, voire carrément incompatibles, avec « la recherche et l’étude ». L’université, en ce sens, est une institution essentiellement parasitique.

Pourtant, cette institution, pour des raisons faciles à deviner, s’est aussi avérée extrêmement rentable et utile sur plusieurs plans, y compris économique. Pour ces seules raisons, la société ne pouvait refuser à l’université d’exister.

L’histoire de l’université est marquée par le conflit entre ces deux principes – celui, interne, de la vie de l’esprit et celui, externe, des exigences de toutes sortes de « rentabilité » – et par sa résolution sous la forme de constants réajustements. Cette histoire est en somme celle du pari de maintenir un lieu de réflexion et d’éducation qui soit indépendant des régimes politiques et suffisamment à l’abri des exigences du monde environnant et de la pression de l’opinion pour que ceux qui le fréquentent puissent se consacrer à la vie de l’esprit.

Une pièce maîtresse de ces compromis est le principe de la liberté académique, destiné à mettre les universitaires à l’abri de ces exigences et de cette pression, leur permettant de poursuivre leurs aspirations à la recherche et à l’étude. Noam Chomsky a pu écrire, avec raison, que sa capacité à permettre la satisfaction de telles aspirations est un indice du degré de développement d’une civilisation donnée. Ce à quoi on a assisté, depuis une vingtaine d’années, se comprend à partir de là. J’y arrive.

La grande transformation et ses effets

Avec Freitag, beaucoup conviennent qu’un certain discours dit « néolibéral » et les pratiques qu’il a inspirées depuis plus de deux décennies ont causé un indéniable tort (jugé plus ou moins important selon les observateurs) à l’idéal porté par l’université et transformé cette institution en organisation.

L’éducation, la recherche, la vie académique ont ainsi été sommées de s’inscrire dans une logique de rentabilité et d’adaptation fonctionnelle des individus aux exigences de l’économie, toujours données pour indiscutables et décisives. L’université tendait ainsi à être de moins en moins définie par les exigences internes de son activité spécifique et de plus en plus par des critères extérieurs à elle. Certains des vocables avec lesquels on parle désormais si souvent de l’université – clientèle, capital humain, compétence, rentabilité, investissement, subvention, etc. – témoignent de la diffusion et de l’acceptation de ces déplorables idées.

Cette transformation de l’institution s’est en outre accompagnée d’une véritable métamorphose de son fonctionnement interne : l’université se gère de plus en plus comme une organisation, avec des principes administratifs et une bureaucratie qui conviennent peut-être à l’entreprise qu’elle est en voie de devenir, mais qui souvent la conduisent à des pratiques qui sont aux antipodes de ce qu’exigerait l’université-institution.

Je souscris aux grandes lignes de cette analyse très répandue. J’y apporterais toutefois un important bémol qui concerne le diagnostic ici posé. Je voudrais en effet suggérer qu’à côté de cet ennemi « néolibéral » et extérieur, il existe aussi un ennemi intérieur de l’université, non moins redoutable que le premier, quoique plus pernicieux encore parce que plus difficile à reconnaître. C’est à la lumière de cette correction que prend son sens la proposition concrète inspirée de Goodman que je vais plus loin adresser à ceux et celles qui partageraient mon point de vue.

L’ennemi intérieur

L’idée est toute simple : l’ennemi extérieur n’aurait pas pu pénétrer à ce point au sein de l’université et des cerveaux qu’elle abrite sans la complicité d’un ennemi intérieur qui, par ignorance, par aveuglement, par intérêt personnel ou pour toute autre raison, a contribué à sa victoire.

C’est ainsi que la mutation que j’ai décrite a permi à des gestionnaires et à des professeurs devenus gestionnaires, qui ont tous vite flairé la bonne affaire, d’occuper au sein de l’université une place sans aucune mesure avec leurs mérites académiques. C’est également ainsi que des travaux à la valeur intellectuelle plus que douteuse ont pu être menés – puisqu’ils étaient subventionnés. C’est encore ainsi que des programmes et des cours à la valeur et à l’intérêt intellectuels allant de douteux à insignifiant ont pu être développés, dispensés et, bien entendu, administrés. Et ainsi que l’État ou des corporations ont pu, avec une facilité déconcertante, dicter leurs exigences à l’université.

Les conséquences de tout cela, comme j’ai pu l’observer sur un grand nombre de cas, sont typiquement déplorables. La vie intellectuelle est devenue extrêmement difficile et sa poursuite peut s’avérer carrément nuisible à une carrière ; en certains domaines académiques, on peut sans mal faire carrière en ne sachant à peu près plus rien de la tradition intellectuelle de ce domaine, laquelle n’est désormais et de toute façon plus enseignée ; des pans entiers de cette grande conversation dont la poursuite est le cœur vibrant d’une civilisation sont désormais ignorés, au sein même de l’université, dont une des premières missions est de la préserver.

C’est ainsi qu’à mes yeux, à la débâcle financière et administrative d’une université comme l’UQAM correspond, mutatis mutandis, une débâcle intellectuelle et académique de l’université en général. Ce serait donc une grave erreur de diagnostic de ne pas voir ce que la contribution de l’ennemi intérieur a apporté à la récente transformation de l’université en quelque chose qui en porte encore le nom, mais qui est à certains égards méconnaissable. Tout cela a créé, chez bien des professeures et des étudiantes, une profonde insatisfaction qui s’exprime de plusieurs manières, tandis qu’ils se demandent ce qu’ils pourraient faire. Voici une proposition à ce sujet.

Une proposition

Envisagée dans la longue durée, cette crise de l’université n’est qu’un épisode de plus du conflit entre les deux principes que j’évoquais plus haut. Or, qu’ont fait, à divers moments de son histoire depuis le Moyen Âge, certains universitaires et certains étudiants quand la forme prise par l’université ne leur convenait plus du tout ? Ils ont fait sécession. Et c’est souvent à travers cette dissidence que l’université a trouvé de quoi se régénérer. De telles sécessions ponctuent l’histoire de l’institution. La dernière et la plus célèbre en date est celle de la création de la New School of Social Research, de New York, née de la sécession de professeures dissidents de Stanford et Columbia.

Faisons-le une fois de plus, suggérait Paul Goodman en 1962. Je reprends son idée et j’imagine au Québec une cinquantaine de professeures et quelque trois cents étudiantes fondant un Institut universitaire voué au Studium Generale, à l’abri du contrôle extérieur administratif et bureaucratique et dans le but de fonder une véritable communauté intellectuelle.

Bien des questions concrètes restent sans réponse, j’en suis conscient, et il faudra leur répondre. Elles concernent notamment le financement de cette communauté, ses ressources matérielles et humaines – bibliothèque, locaux, équipement, personnel – et sa relation aux institutions officielles devant garantir aux étudiantes qu’ils pourront obtenir des diplômes reconnus. Mais il me semble que ces problèmes ne sont pas insurmontables, d’autant que les universités, le ministère et la collectivité ont, pour des raisons diverses, des intérêts à la poursuite et au succès d’une telle expérience. Alors ? Chiche ?


[1Ce qui suit ne prétend toutefois aucunement refléter son point de vue et j’assume seul ce que j’avance.

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