Quelques remarques sur la fuite de documents de la National Security Agency (NSA)

25 juin 2013

Quelques remarques sur la fuite de documents de la National Security Agency (NSA)

Philippe de Grosbois

If you’re doing nothing wrong, you have nothing to hide from the giant surveillance apparatus the government’s been hiding.

Stephen Colbert [1]

Il y a bientôt trois semaines, les quotidiens The Guardian (britannique) et The Washington Post (américain) amorçaient la publication d’informations sur les activités de surveillance de la National Security Agency (NSA) américaine, mais aussi du Government Communications Headquarters (GCHQ) britannique et de l’alliance de surveillance électronique Five Eyes, qui réunit les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande... et le Canada.

Si vous n’avez pas suivi cette affaire, on y a appris :

 que la NSA collecte de la part de la compagnie téléphonique Verizon les méta-données de tous ses clients américains (les méta-données sont les informations qui entourent la conversation elle-même : les personnes contactées, le moment, le lieu et la durée de la communication, etc.). Elle fait probablement de même avec d’autres compagnies téléphoniques ;

 que la NSA a accès aux serveurs des corporations Microsoft, Yahoo, Google, Facebook, Apple, Skype et d’autres pour y puiser des informations auprès d’usagerEs à travers le monde, tels que le contenu des courriels, le transfert de fichiers, l’historique de recherche, les chats, etc. ;

 que le GCHQ britannique interceptait les communications de déléguéEs étrangerEs lors du G20 tenu à Londres en 2009 (y compris de déléguéEs de pays alliés), allant même jusqu’à construire de faux cafés internet pour intercepter leurs courriels ;

 que ce même GCHQ s’abreuve à même 200 câbles de fibre optique pour amasser au moins autant d’informations que la NSA sur l’usage d’Internet par des citoyenNEs du monde entier.

Et ce n’est pas tout : d’autres divulgations sont à venir, nous dit-on...

Au moment où j’écris ces lignes, Edward Snowden, l’individu à l’origine de la fuite, est introuvable et est recherché par le gouvernement américain pour être formellement accusé d’espionnage.

Ces événements m’ont inspiré quelques remarques.

* * *

1. Il y a deux ans, je m’interrogeais dans les pages d’À bâbord ! à savoir si un nouveau mouvement social émergeait autour de l’informatique libre, étant donné que ses principes et ses valeurs s’étendent à de plus en plus de domaines, et que ses défenseurs, de plus en plus politiséEs, tendent à faire davantage de bruit qu’auparavant.

La récente divulgation de documents secrets de la National Security Agency (NSA) et le tumulte politique qui s’en suit me semble une confirmation supplémentaire de cette tendance. Edward Snowden a étudié l’informatique (sans toutefois obtenir de diplôme). Bradley Manning, qui a fait parvenir les fameux câbles diplomatiques américains à WikiLeaks, était analyste de renseignements et s’était rapproché de la communauté hacker à partir de 2008 (c’est d’ailleurs un autre hacker, Adrian Lamo, qui a obtenu les confessions de Manning dans un chatroom). Julian Assange était également un hacker durant son adolescence, avant de devenir programmeur informatique. Plusieurs informaticienNEs occupent maintenant une place de choix dans les luttes sociales actuelles. J’en présente quelques-uns.

Mentionnons également que Snowden a récemment reconnu qu’il s’était fait embaucher par Booz Allen Hamilton (la firme privée travaillant pour la NSA - les partenariats public-privé exposés dans cette affaire mériteraient aussi d’être commentés !) dans le but d’amasser des informations sur les programmes secrets de la NSA. Le militantisme de certainEs informaticienNEs dépasse de loin le simple hobby, les menant même à sacrifier le confort de leur existence en défense d’une cause.

* * *

2. Lorsque Wikileaks a commencé la publication des câbles diplomatiques américains, en 2010, certainEs se sont également demandés si des mouvements de la sorte contribuaient à ce que la notion même de vie privée ne soit plus qu’une antiquité du 20è siècle.

Si la question du destin de la vie privée à l’ère des médias sociaux est des plus pertinentes, la fuite des documents de la NSA montre que du côté des militantEs informaticienNEs, les données privées des individus sont d’une importance capitale. Leur lutte est toujours orientée vers une plus grande transparence pour les organisations (gouvernements et corporations) et un plus grand droit à l’anonymat et à l’opacité pour les individus.

Or, de manière typiquement orwellienne, le gouvernement américain accuse Edward Snowden d’espionnage. Pour le gouvernement, c’est la quête d’une plus grande transparence de l’État qui est de l’espionnage, et non l’accumulation de quantités astronomiques de données sur des millions d’individus de par le monde.

* * *

3. Certains enjeux soulevés par ce type de surveillance sont parfois mal compris. CertainEs se diront, bien sûr, que n’ayant rien à cacher, ils et elles n’ont rien à craindre. Plusieurs ont déjà répondu à cet argument classique à la Big Brother :

 l’argument suppose une présomption de culpabilité des individus surveillés ;

 le fait de n’avoir rien à cacher ne justifie pas la violation de la vie privée ;

 on peut ne rien faire d’illégal mais néanmoins souhaiter que certains aspects moins socialement acceptables de notre existence demeurent inconnus de d’autres individus.

Je remarque aussi de l’incompréhension à l’égard de la nature de la collecte des informations et du traitement des données auquel on doit s’attendre de la part des organismes de surveillance. Une telle quantité de données ne peut être analysée « à la mitaine », comme on voit dans le film La vie des autres, sur le travail de la Stasi est-allemande. Ce qu’on appelle le Big Data (l’amas d’une si grande quantité d’informations) permet de surtout de dresser des portraits généraux de la vie quotidienne des individus, de leurs déplacements courants, et surtout des relations qu’ils et elles entretiennent avec leurs proches. Ainsi, on peut éventuellement repérer les individus dont le parcours s’écarte de la norme selon des critères spécifiques. Cela permet également de développer une vue d’ensemble de l’existence humaine, qui n’était absolument pas envisageable il y a à peine 10 ans.

Lorsque j’explique à des amiEs ou collègues pourquoi je n’ai pas de compte Facebook, je me fais souvent répondre : « mais tu sais, je ne poste rien de vraiment compromettant, j’échange avec des amiEs et de la famille, c’est tout ». C’est déjà énorme. Une si large partie de notre existence a maintenant son extension sur Internet. C’est d’ailleurs pour cette raison que le qualificatif de virtuel pour décrire Internet m’apparaît comme extrêmement nuisible. En continuant de croire qu’Internet ne fait pas partie de la réalité, on banalise les enjeux soulevés par une telle surveillance : à savoir que l’entièreté de nos vies quotidiennes peut désormais être épié. La protection de la vie privée va bien au-delà de « avec qui vais-je partager mes photos de voyage sur Facebook ».

* * *

4. Lors du Colloque d’À bâbord ! sur les Mutations de l’univers médiatique, en avril dernier, je plaidais pour une plus grande collaboration entre journalistes institutionnels d’une part, et journalistes citoyenNEs et mouvements sociaux d’autre part. Avec les fuites de la NSA, le Guardian et le Washington Post marquent un pas de plus dans cette direction. Par ailleurs, Glenn Greenwald, qui mène la charge à propos de ces fuites, n’est pas formellement un journaliste mais un blogueur. Si de grands journaux ont accepté de se joindre à l’entreprise, et que des journalistes participent à la divulgation de ces nouvelles, on voit que la collaboration a d’abord eu lieu entre une source et un individu en marge de la profession journalistique.

Il faut également souligner qu’une bonne part de la confrérie journalistique américaine s’est liguée du côté du gouvernement, contre la fuite de documents, comme ce fut le cas lors du Cablegate. Dernièrement, David Gregory de Meet The Press a d’ailleurs demandé à Greenwald : « dans la mesure où vous avez collaboré avec Snowden, pourquoi ne devriez-vous pas vous aussi être arrêté ? » Sachant que ce même Gregory entretient des liens d’amitié avec l’épouse de Dick Cheney, on se dit que la route menant à un retour d’un journalisme en opposition frontale avec le pouvoir promet d’être ardue. Heureusement, de plus en plus d’individus semblent prêts à se lancer dans la bataille.


[1« Si vous ne faites rien de mal, vous n’avez rien à cacher du gigantesque système de surveillance que le gouvernement a caché » https://twitter.com/StephenAtHome/status/344297005616611328

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