Quelques réflexions stratégiques

No 27 - déc. 2008 / jan. 2009

Solidarité avec le peuple Palestinien

Quelques réflexions stratégiques

Rachad Antonius

L’action en faveur de la justice et de la paix au Proche-Orient fait face à des défis importants dans le contexte actuel. Le texte qui suit se veut une réflexion sur l’approche stratégique qu’on pourrait adopter dans les milieux militants. Il ne prétend aucunement être une réponse définitive aux questions posées, mais plutôt une invitation à une réflexion et à un dialogue sur ces questions.

Il faudrait d’abord prendre acte de deux contraintes majeures qui rendent le travail de solidarité difficile, puis évaluer les possibilités d’action, les marges de manœuvre, les obstacles et déterminer les priorités qu’on pourrait se donner.

La première contrainte est la position hégémonique (par rapport à la politique étrangère au Proche-Orient), au cœur du système politique canadien, des courants qui appuient la colonisation des territoires occupés, et l’agressivité accrue qu’ils manifestent et qui est rendue possible par cette position hégémonique. L’élite économique, politique et intellectuelle au Canada, même si elle est quelque peu critique de certaines actions israéliennes, a intériorisé la vision israélienne dominante du conflit et de sa solution. Il y a un peu plus de sympathie au Québec pour les droits des Palestiniens, mais la différence est de l’ordre de la nuance. La vision dominante israélienne de la situation a tellement été intériorisée par les élites politiques et intellectuelles, que même ceux qui compatissent avec les droits du peuple palestinien estiment qu’Israël ne fait que se défendre et que, au fond, c’est la faute des Palestiniens. Qu’il faudrait tempérer les réactions israéliennes qui sont quelquefois disproportionnées, mais que ces réactions sont justifiées sur le fond. Quelques rares voix sont conscientes de la situation réelle, mais encore plus rares sont les politiciens ou les éditorialistes qui vont prendre le risque politique de faire une critique de fond du système d’apartheid israélien, et de le nommer ainsi. Même quelqu’un de la stature de Jimmy Carter s’est fait traîner dans la boue pour avoir nommé cet apartheid israélien dans son dernier livre. Il est donc difficile de trouver des appuis forts au sein de cette élite. Le rapport de force n’est pas en faveur d’une solution juste ni équitable du conflit.

La situation est différente dans certains secteurs du milieu associatif, où l’appui aux droits des Palestiniens est plus fort. Mais cette question n’étant pas au haut des priorités (le Proche-Orient, c’est loin), il est difficile de traduire cet appui en mobilisation de masse. Côté optimisme, il faut prendre acte d’un facteur positif : l’émergence dans les communautés juives du Canada et du Québec de voix de plus en plus critiques de la politique israélienne, qui deviennent des partenaires à part entière dans le travail de solidarité.

Cette première contrainte a des conséquences importantes sur le travail de solidarité, que nous allons discuter plus bas. Mais avant, il y a une autre contrainte majeure qu’il faut souligner. C’est l’absence de projet politique consensuel pour une solution stable, juste et pacifique du conflit et, en conséquence, le désarroi des forces progressistes sur le terrain. Cela signifie qu’il est difficile de mobiliser en faveur d’un mouvement politique bien structuré. On peut faire de la mobilisation contre l’injustice, et pour les droits des Palestiniens, mais une telle mobilisation est handicapée par l’absence de partenaire politique représentatif sur le terrain. Il y a bien sûr de mulitples partenaires associatifs que l’on peut appuyer (groupes de défense des droits humains, cliniques, projets sociaux, etc.) mais pas de vaste mouvement politique crédible, avec une large base sociale et qui porte le projet national du peuple palestinien dans son ensemble et qui le représente. L’OLP n’existe plus, à toutes fins pratiques.

Dans ce contexte, que peut-on faire ?

Il est difficile de mobiliser pour une solution spécifique au conflit, car la question se pose alors : laquelle ? Un État ? Deux États ? Dans ce dernier cas, cette solution serait basée sur un retrait des territoires occupés selon quelles frontières ? Et à quelles conditions ? En solidarité avec quelles forces politiques ? L’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas ayant été corrompue et s’étant alignée entièrement sur les positions états-uniennes, il n’est plus possible d’appuyer toutes ses prises de position sur cette question. Le Hamas n’est pas une alternative non plus. Tout en dénonçant le boycott dont il fait l’objet alors qu’il a été élu démocratiquement (boycott dont la population civile subit les conséquences les plus graves), et en demandant d’ouvrir le dialogue avec lui, il faut reconnaître que ses orientations idéologiques n’ont rien de rassurant en ce qui concerne les droits de ceux et celles qui sont gouvernés par lui.

Dans ces conditions, il nous semble qu’une priorité raisonnable serait celle de viser à diminuer les effets dévastateurs des politiques canadiennes actuelles. Bien sûr, il serait souhaitable de pouvoir changer la politique canadienne de façon radicale pour qu’elle soit cohérente avec le droit international, mais cela ne semble pas être possible pour le moment. Nous pouvons argumenter (nous ne le ferons pas ici) que la position canadienne actuelle est une position coloniale classique.

Et là, une question de fond se pose : doit-on militer dans le système ou à l’extérieur du système ? Travailler dans le système, cela veut dire établir des canaux de communication permanents avec les politiciens et les faiseurs d’opinion. Ceci signifie qu’on ne peut pas les confronter tout le temps sur le fond : ceci mettrait fin à la communication. Il faut alors partir des prémisses qui sont acceptées par eux (le droit international, les grands principes de la politique étrangère canadienne qui reconnaissent que les colonies de peuplement sont illégales, etc.) et leur démontrer constamment que la politique canadienne actuelle contredit ces principes reconnus et acceptés par les gouvernements canadiens successifs. En d’autres termes, le rapport de force actuel ne permet pas de penser que le gouvernement du Canada (les Libéraux ne sont pas beaucoup meilleurs que les Conservateurs sur cette question) va changer sa politique de façon majeure. La seule chose à faire dans ce contexte est de travailler à amener le gouvernement du Canada à respecter ses propres principes, qui seraient tout à fait acceptables s’ils étaient respectés, plutôt qu’à les modifier. Cela nécessite beaucoup de patience, tellement les politiciens ne voient pas ce qui se passe sur le terrain [1]. Il faut donc mettre un peu d’eau dans son vin.

Travailler hors du système, cela veut dire ne pas tenir compte de ce qui est acceptable ou non pour les élites politiques, mais développer une vision autonome, fondée sur le droit international, sur les principes de justice et d’équité, critique du colonialisme. Sans compromis. Et dans le but de construire un réseau de solidarité bien informé, qui comprend les enjeux de fond. Même si ce réseau est réduit pour le moment, il faut qu’il existe de façon autonome, sans que les contraintes actuelles n’interfèrent avec son analyse. Ce réseau doit être en lien avec les mouvements progressistes tant en Israël que dans la société palestinienne. Les critères de succès de ce type d’action sont différents de l’action de lobbying ou de l’information grand public.

En réalité, les deux formes d’actions de solidarité sont nécessaires, mais elles ont des règles d’efficacité fort différentes et elles s’adressent à des publics très différents. Il faut savoir les articuler, et surtout savoir qu’est-ce qui s’adresse à qui. Il est inutile de développer certaines actions de solidarité qui sont adéquates à l’extérieur du système (par exemple, dénonciations tous azimuts, même accompagnées par une analyse solide, qui ne convainquent que ceux et celles qui sont déjà convaincus), et croire qu’on peut faire des gains avec ces actions à l’intérieur du système.

À l’opposé, on a quelquefois l’impression que certaines actions d’information, qui visent à faire connaître les données de base, faites à grands frais, ne finissent par toucher qu’un petit nombre de militants déjà acquis au lieu de toucher des personnalités-clés dans le système. Or, les militants déjà acquis connaissent déjà les données de base, et ce n’est pas à eux que le travail d’information devrait s’adresser en premier lieu.

En ce qui concerne la mobilisation, et au risque d’apparaître comme trop pessimiste, je dirais que certaines actions de protestation de masse supposent déjà que les masses sont en partie acquises à la cause, alors que ce n’est pas le cas. Une métaphore me vient à l’esprit : celle de vouloir surfer sur une vague qui n’existe pas, et qu’on souhaite créer en tapant très fort des pieds dans l’eau. On ne peut créer la vague ET surfer dessus en même temps.

Or, si on milite en dehors du système, comment établir des liens avec les gens qui militent dans le système ? Car un système ne change que s’il y a des pressions extérieures et des conditions internes pour que ces pressions extérieures puissent être transformées en changements réels. Et cette articulation n’est pas facile à réaliser.

Par exemple, le statut d’organisme de charité du Fonds National Juif, qui fait que des exemptions de taxes servent à financer la dépossession des Palestiniens, doit absolument être révoqué. Et ce n’est pas par une mobilisation de masse que cela peut être réalisé, mais par un travail technique, minutieux, auprès des fonctionnaires et des élus pour démontrer que la loi canadienne est violée. Pour amener des éditorialistes ou des chroniqueurs à en parler, il faut créer un événement public, en réalisant bien que le but véritable n’est pas ce qu’on appelle « le grand public », mais les médias qui ne le couvriront que s’il a l’air d’être un événement important…

Un tel travail d’information est donc un travail de longue haleine, puisque se situant à contre-courant. Une réflexion à suivre, donc, puisqu’il ne s’agit ici que de quelques balbutiements…


[1Un documentaire excellent, dans la série Grands Reportages, a été diffusé à Radio-Canada le 23 octobre 2008 pour montrer l’étendue de la distorsion des faits dans les médias américains. Il faudrait féliciter R-C pour la diffusion de ce documentaire, qui s’est bien gardé, par ailleurs, de traiter de la même question dans les médias canadiens …. Rapports de pouvoir obligent !

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