Quand les machines aiment la nature

Dossier : Hull, ville assiégée

Dossier : Hull, ville assiégée

Quand les machines aiment la nature

Le cas du boulevard des Alumettières

Dalie Giroux

Au cours de la dernière décennie, le gouvernement du Canada et le gouvernement du Québec ont conjointement financé la construction d’une infrastructure autoroutière traversant la partie sud du Parc de la Gatineau, une « zone naturelle » de 361 kilomètres carrés dont la pointe sud pénètre dans la ville québécoise de Gatineau. Le projet aura été conçu, discuté et planifié pendant 25 ans avant d’être complété en 2007. L’entreprise a coûté 96 millions de dollars. En valait-elle le coût et le coup ?

En reliant l’ancienne municipalité de Aylmer et sa petite constellation d’agglomérations périphériques au système urbain des quartiers commerciaux, industriels et gouvernementaux de Gatineau et de sa voisine ontarienne Ottawa par un tronçon d’autoroute de près de 14 kilomètres, le développement du Boulevard des Allumet­tières a indéniablement contribué à la croissance et à l’intensification du réseau de transport de la zone urbanisée de la région de l’Outaouais.

État d’exception et fierté nationale

L’initiative a évidemment fait l’objet de contestations citoyennes diverses et répétées au fil des années. Or, cette opposition politique et locale, sans les leviers juridiques qu’offrent les lois de préservation et de conservation provinciales et fédérales, est sans surprise restée lettre morte.

En effet, entre autres particularités, le Parc de la Gatineau est une réserve naturelle qui ne se trouve ni sous la juridiction de Parcs Québec, ni sous la juridiction de Parc Canada. Il est géré par la Commission de la capitale nationale, une société d’État fédérale créée par une loi de 1958 pour «  servir d’intendant des terrains et des édifices fédéraux de la région de la capitale nationale » (site de la CCN). Or, il faut savoir que la région de la «  capitale nationale  » englobe un territoire de près de 5 000 kilomètres carrés, situé sur les deux rives de la Rivière des Outaouais, qui sépare les villes d’Ottawa en Ontario et de Gatineau au Québec. C’est dire que le parc est géré à titre de parc urbain fédéral dans une perspective de promotion de la «  fierté et de l’unité de la population canadienne  » et, bien qu’il soit qualifié de «  zone naturelle  » dans la nomenclature de la CCN, le territoire du Parc de la Gatineau ne bénéficie pas à strictement parler d’un statut légal de protection ou de conservation.

Dénué de protection légale et au service du projet de paysagement identitaire de la CCN, pour ainsi dire en état d’exception, le Parc de la Gatineau a fait l’objet d’incursions, d’occupations et d’empiètements répétés au cours des dernières décennies. Ainsi, les cicatrices infligées au parc par la création de l’autoroute construite en 2007 ne constituent que le dernier assaut à l’intégrité de cette « zone naturelle ». Comme disait ce bon Monsieur Kant, c’est envers les êtres les plus fragiles que l’occasion nous est offerte de laisser voir notre humanité.

Je me motorise, donc je suis

Le boulevard des Allumettières joint maintenant deux zones de développement domiciliaire de Gatineau. Du côté est se trouve la plus ancienne de ces zones, le quartier Wrightville. Les maisons unifamiliales de bois, de bardeau d’asphalte et de clapboard s’alignent sur des rues portant des noms de famille canadiens  : Brodeur, Durocher, Labelle, Richelieu, Fon­taine, Caron, Dumas, Moussette. Hommage aux colons et à leur élite ? Avons-nous donc, aux origines, occupé une terra nullius  ?

Du côté ouest, un quartier appelé le Plateau présente l’archétype du paysage industriel d’habitation qui gagne implacablement chaque bataille menée aux frontières des forêts périurbaines : maisons unifamiliales en série bâties par des ensembles corporatifs privés, centres commerciaux reproduisant le modèle des entrepôts avec façade commerciale dont la disposition forme au centre une place rectangulaire couverte d’espaces de stationnements, boulevards rectilignes à quatre voies avec infrastructure de contrôle de circulation pour assurer la cohérence géographique et sociale de l’ensemble. Les maisons y sont alignées le long de rues résidentielles toutes en courbes et privées de végétation qui portent des noms aux échos désertiques : Équinoxe, Étoile, Comète, Atmosphère, Galaxie, Planète, Gravité, Météore, Solstice, Orbite, Méridien, Cosmos, Équateur, Constellation, Hémisphère. Hommage à l’astrophysique ? Est-ce que le monde industriel aurait quitté la Terre sans nous avertir ?

Dans cette histoire du prolongement de la route 148, la logique et la culture de l’automobilité ont donc prévalu, au grand soulagement des habitants du secteur Aylmer et des autres villages fusionnés de la zone ouest, qui ont désormais un accès direct et rapide aux centres-villes de Gatineau et d’Ottawa en voiture ; au grand bonheur des promoteurs immobiliers et des gens de la Municipalité de Gatineau, bénéficiant des revenus privés et publics générés par la mise en place et la régulation de ce paysage industriel ; et au plaisir des jeunes familles de la région de la capitale cherchant à optimiser et harmoniser les coûts financiers d’accès à la propriété et les coûts physiques d’accès aux lieux de production.

Avoir un accès automobile au centre, c’est, du point de vue de la machine, avoir accès à la citoyenneté. Et qui bazarderait l’actualisation de la citoyenneté, même si c’est une citoyenneté pétrolière, bancaire, hypothécaire et préfabriquée, pour une poignée d’orignaux ou quelque peuple d’oiseaux ? Pour toutes ces bonnes gens, et sans doute pour la gauche efficace aussi, faire passer une autoroute au milieu d’un parc, ça tombe sous le sens.

Cas de violence conjugale dans le dossier de l’amour automobile de la nature

Au moment de l’inauguration du nouveau tronçon d’autoroute, les journaux locaux ont rapporté les mots enthousiastes de la ministre québécoise des Transport de l’époque  :

«  Ce nouveau lien routier constitue un atout essentiel pour l’économie de la région de l’Outaouais. Il a été conçu dans le respect du joyau naturel qu’il traverse : le Parc de la Gatineau. Il contribuera à diminuer la congestion routière sur les boulevards adjacents et les émissions de gaz à effet de serre. Je suis heureuse de participer à l’ouverture d’un axe routier important, qui rend hommage aux allumettières, ces femmes courageuses qui ont marqué l’histoire de l’Outaouais.   »

Le développement durable du point de vue de la machine se conçoit fort aisément dans cette déclaration touchante par sa candeur. Relevons quelques ironies.

Premièrement, respecter nos «  joyaux naturels » peut impliquer de construire un couloir bétonné de 14 kilomètres au cœur du territoire qui définit le dit joyau. Deuxièmement, intensifier la circulation automobile par l’augmentation de la vitesse et de l’accès à ce type de transport sur le territoire constitue une contribution à la réduction des gaz à effet de serre, dans la mesure où la fluidité de la circulation atténuerait les occurrences de bouchons fort polluants !

Puis il y a l’histoire des allumettières. C’est en guise « d’hommage » aux travailleuses exploitées de l’industrie de la dévoration forestière qu’on a nommé Boulevard des Allumettières un segment d’autoroute dont la construction a exigé la destruction d’une partie de la surface forestière du Parc de la Gatineau. Financée par le biais des ponctions fiscales sur le salariat dans le but de faire circuler les travailleurs entre les centres de production et les zones périurbaines de reproduction, l’infrastructure autoroutière aura ainsi non seulement été construite aux frais des travailleurs, mais aussi aux dépens de la qualité des espaces qu’ils habitent. Hommage aux travailleuses, disions-nous.

Faire légalement aujourd’hui ce qui sera illégal demain

Dans un accès de cynisme finalement drôlatique, on nous dit que des mesures devraient bientôt entrer en vigueur qui offriraient au parc de la Gatineau une protection plus musclée. À cet égard, un plan de « déplacements durables » est en cours d’élaboration à la CCN. Pendant ce temps, le ministère des Transports finance le prolongement de l’autoroute 5 entre les zones périurbaines de Chelsea et Wakefield au nord de Gatineau et planifie l’élargissement du chemin Pink qui longe et donne accès au quartier du Plateau, transformant selon les mots du rapports du BAPE « la route rurale actuelle en un boulevard urbain ».

J’ai emprunté plusieurs fois depuis son inauguration le Boulevard des Allumettières, et je l’ai trouvé très utile. Il me mène directement à un de ces centres commerciaux où l’on circule en voiture, dans lequel se trouve un immense cinéma appartenant à une grande chaîne où je vais parfois visionner le dernier blockbuster américain. Une collègue qui habite tout près m’a dit qu’un soir d’été elle a surpris un orignal sur la piste cyclable qui borde l’autoroute. Comme le disent les panneaux publicitaires installés par les promoteurs immobiliers le long des routes secondaires de la région, c’est « le confort urbain en pleine nature » ou « la nature en pleine ville ».

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