Dossier : Fiscalité équitable (…)

Les taxes globales

Pour une fiscalité internationale

Claude Vaillancourt

Alors que les échanges commerciaux et les transactions financières se font dans un espace gigantesque et se jouent des frontières, la fiscalité reste étroitement coincée. Les gouvernements ne perçoivent presque rien des immenses mouvements de capitaux qui enrichissent une part très limitée de citoyens à travers le monde. Pendant ce temps, les écarts entre les riches et les pauvres s’accroissent à n’en plus finir, alors que la concurrence fiscale empêche les États de mettre en place des mécanismes audacieux de redistribution de la richesse. À l’ère d’une mondialisation impitoyable pour les pauvres, il devient plus important que jamais de mettre en place des taxes internationales.

Les taxes globales permettraient de résoudre certains problèmes reliés à la fiscalité causés par l’internationalisation massive des échanges commerciaux. Ces taxes toucheraient une part de l’économie qui échappe aux prélèvements et qui atteint des dimensions insoupçonnées. L’économie financière accapare en effet 85 % des marchés, alors que les capitaux circulent avec une aisance déconcertante dans un univers déréglementé. Percevoir par des taxes ne serait-ce qu’une proportion minime de ces flux d’argent permettrait de soutirer des revenus considérables.

De plus, la mise en place de taxes globales contribuerait à diminuer grandement la concurrence fiscale entre les États. Cette concurrence est particulièrement dommageable pour la majorité des travailleurs et des travailleuses qui paient une proportion toujours plus élevée d’impôts alors que la contribution des grandes entreprises à l’assiette fiscale diminue régulièrement. Dans un parcours en spirale vers le bas, certains États diminuent les impôts des entreprises pour les attirer sur leur territoire, mesure immédiatement fragilisée à partir du moment où d’autres États offriront des baisses d’impôts encore plus significatives. Si bien que, si cette logique se poursuit, on pourrait prévoir le jour où les entreprises ne paieront plus d’impôts, ainsi que le craignait la Confédération internationale des syndicats libres (CISL, devenue depuis la CSI), dans un document choc à ce sujet [1].

Les taxes globales pourraient permettre d’émanciper la fiscalité des frontières des nations, de percevoir l’argent là où il se trouve, se multipliant à qui mieux mieux dans des transactions financières comptabilisées grâce aux bienfaits de l’informatique, ou encore, caché dans les paradis fiscaux, mais exposé fièrement lorsqu’il s’agit de faire part des profits de l’entreprise aux actionnaires.

De nombreux modèles

Le premier modèle de taxe globale est celui de la célèbre taxe Tobin, conçue par l’économiste James Tobin en 1972. Le principe de cette taxe demeure simple : avec un taux de taxation homéopathique par exemple de 0,1 %, cette taxe rapporterait des fortunes qui pourraient régler en grande partie le problème de l’accès aux besoins essentiels (nourriture, éducation, santé). Elle permettrait aussi de ralentir la spéculation sur les devises, qui provoque épisodiquement la chute de certaines monnaies, avec des conséquences désastreuses pour l’ensemble des populations qui en sont victimes (comme nous l’avons vu au Mexique, en Asie du Sud-Est et en Russie), puisque les marges de profit sur ce marché sont très réduites. Elle réduirait aussi considérablement les réserves des banques centrales, puisque la spéculation serait nettement moindre ; cet argent pourrait donc être investi et fructifier plutôt que de dormir dans des coffres.

Relancée au G8 à Halifax en 1995, reprise par l’organisation internationale ATTAC qui s’est fondée en 1998 en s’appuyant sur le projet d’implanter cette mesure, la taxe Tobin reste toujours pertinente aujourd’hui. Le marché des changes rapportait la somme gigantesque de 3,200 milliards $ par jour en 2007, à la suite d’une progression marquée d’une année à l’autre. Cette taxe a donc gagné en pertinence et reçoit toujours de nombreux appuis.

Mais d’autres taxes seraient envisageables. Il serait possible de taxer les transactions en Bourse et les produits dérivés. Certains avancent l’idée d’une taxe sur le profit des entreprises qui serait imposée sur le profit consolidé du groupe, ce qui pourrait permettre de déjouer les savantes combines qui font que les profits se réalisent dans les paradis fiscaux, là où les impôts sont quasiment nuls. Plusieurs proposent une taxe sur les investissements directs à l’étranger, pénalisant lourdement les entreprises qui délocalisent leur production dans des pays où les salaires sont bas et les conditions de travail exécrables. D’autres taxes sont envisagées, sur la fortune, le carbone, la vente d’armes, la connexion à Internet. Bien que certaines de ces dernières taxes soient discutables et soulèvent chez plusieurs de sérieuses objections, elles prouvent qu’on peut concevoir de différentes façons une fiscalité internationale au service de la majorité.

Lors de la conférence de Poznan sur les changements climatiques, les pays occidentaux ont raté une belle occasion de créer une taxe qui aurait largement pu aider les pays en voie de développement à agir contre le réchauffement de la planète et ses effets. Ils ont bloqué une taxe de 2 % sur toutes les transactions des Bourses du carbone qui aurait pu rapporter des milliards par année, au lieu du rachitique 60 millions promis par les pays riches.

Au-delà des objections

Certes, ces taxes soulèvent de nombreuses objections. Il va de soi que le milieu financier rejette vigoureusement comme une dangereuse hérésie toute idée qui pourrait restreindre, ne serait-ce que de façon minimale, son appétit de profits illimités. Cette opposition systématique a découragé plus d’un défenseur de la taxe Tobin. Avec la présente crise économique, l’idée a cependant été relancée à plusieurs reprises, bien qu’aucune des solutions envisagées par les gouvernements pour résoudre la crise ne laisse entendre, de près ou de loin, qu’il y ait la moindre velléité d’entreprendre un semblant de mise en place d’une pareille taxe.

Cette taxe a aussi soulevé des réserves chez les militants de gauche. On reproche à ceux qui la défendent de soumettre un projet peu mobilisateur, de ramener la bataille pour la justice à une question de chiffres et de calculs ; le projet d’une taxe paraît un peu court et s’accorde mal avec les grands idéaux. D’autres craignent que le revenu des taxes globales s’intègre incognito aux autres revenus de l’État, et qu’elles servent à financer, par exemple, l’armée et les grandes entreprises. D’autres enfin prétendent que ces taxes pourront arriver à rendre le capitalisme plus acceptable alors que le but suprême est de le renverser.

Les taxes globales ne sont pas pour demain et leur application amènera de nombreux problèmes à résoudre : comment seront départagés les immenses revenus soutirés par ces taxes ? Comment s’assurer qu’elles resteront au service de la justice sociale ? Quel sera le pourcentage de chacune de ces taxes ? Qui les prélèvera ? Bien sûr, de nombreux experts se sont penchés sur ces questions, et il sera possible de s’entendre le jour où l’on trouvera une véritable volonté de les mettre en place. Mais la mise en place de ces taxes restera un important défi à relever, afin qu’elles soient efficaces et servent vraiment à la majorité.

Il serait toutefois absurde de renoncer à ces taxes par crainte d’un mauvais usage. Faut-il rejeter l’impôt parce qu’on le détourne parfois en faveur d’intérêts particuliers ? Qu’on le veuille on non, les taxes et les impôts permettent une indispensable distribution de la richesse. Contrairement aux taxes à la consommation, foncièrement régressives, les taxes globales ne désavantageraient pas les pauvres, mais permettraient d’aller chercher l’argent là où il s’accumule à l’infini, dans la sphère financière. Se priver de ces ressources immenses, continuer à permettre aux plus riches d’emmagasiner des fortunes sans le moindre mécanisme de redistribution ne permettra que de renforcer et dramatiser encore plus les inégalités.


[1Le beurre et l’argent du beurre, comment les multinationales échappent à la redistribution fiscale, CISL, juillet 2006.

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